Jeudi 11 avril 2019
- Présidence de M. Roger Karoutchi -
La réunion est ouverte à 8 h 30.
Audition de M. Guillaume Benoît, ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts, membre du Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux
M. Roger Karoutchi, président. - Cette audition intervient dans le cadre du travail engagé par Ronan Dantec et Jean-Yves Roux sur la question de l'impact du changement climatique sur la vie quotidienne à l'horizon 2050. Monsieur Benoît, vous êtes ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts et vous membre permanent du Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER), président du groupe « eau et sécurité alimentaire » du Partenariat français pour l'eau et membre du panel d'experts « agriculture durable » de la FAO.
M. Guillaume Benoît, ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts, membre du Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux. - Le sujet « eau et agriculture » a été classé comme un sujet central par 90 % des pays lors de la COP 21. Les deux thèmes sont liés dans la mesure où 90 % de l'eau est utilisée de manière vitale, dans le monde, pour l'agriculture ou l'alimentation. Ce sujet est très préoccupant pour de grandes régions du monde, comme la Méditerranée du Sud, mais également pour notre pays.
J'ai été coordinateur de mission sur ce sujet d'étude au CGAAER avec douze membres du conseil général qui ont été mobilisés pendant un an. Après un état des lieux international, nous avons observé six territoires de notre pays afin de rendre compte de la diversité des régions et d'observer comment la question des enjeux d'irrigations ou de stress hydrique se pose, avec un travail de rétrospective et de prospective. Deux membres du conseil général ont passé une semaine sur chaque territoire, puis nous avons rédigé une synthèse générale. Je ne vais pas vous présenter tout le rapport mais vais opérer un résumé en sept points.
Premièrement, au-delà des espèces emblématiques, la biodiversité qui compte le plus est celle des sols. Dans 20 grammes de sol agricole, il y a 10 000 espèces différentes. Or, les sols, cette mince pellicule vitale pour tous, ont besoin d'un certain taux d'humidité pour bien fonctionner. L'équation de la photosynthèse, qui est l'équation de la vie, rappelle que, pour produire des nénuphars ou du blé, vous avez besoin d'eau, de gaz carbonique et de lumière. Cette équation montre aussi le rôle potentiel de l'agriculture dans la capture du carbone. Le thème du « 4 pour 1000 », rappelé par Stéphane Le Foll lors de la COP 21, souligne que l'agriculture peut jouer un rôle décisif pour la lutte contre le réchauffement climatique. L'agriculture produit à la fois des services alimentaires et des services environnementaux, souvent sous-estimés. Des chercheurs suisses ont calculé que, pour le canton de Genève, avec l'agroécologie et des sols en bonne santé, on pouvait atteindre 35 % des objectifs du plan climat de ce canton ; ce qui est beaucoup plus important qu'on pensait.
Deuxièmement, en France, qui est pour partie méditerranéenne, des changements très rapides ont eu lieu au cours des trente dernières années. Aujourd'hui, la France est à 12 % méditerranéenne ; elle le sera à moitié d'ici la fin du siècle. À titre d'exemple, le climat de la région de Béziers et Montpellier est devenu aride et des villes comme Toulouse ou Millau sont devenues méditerranéennes. Cela pose un problème concernant l'irrigation. Dans la région du Languedoc, il y a quinze ans l'irrigation était interdite pour la vigne. Or, aujourd'hui, sans accès à l'eau, une grande partie de la vigne disparaitrait. Il y a une perte d'aptitude d'agriculture pluviale dans cette région y compris pour des cultures aussi résilientes à la sècheresse que la vigne. Cela altère les rendements mais aussi la qualité. Si les sols sont profonds, il est possible de créer des vins de qualité mais ce n'est pas le cas de tous les vignobles. Que va-t-il se passer du point de vue de la prospective ? Déjà, l'évolution de ces dernières années montre des pertes agricoles croissantes du fait de l'étalement urbain et de la fragilité de l'agriculture. Sur le département de l'Hérault, on constate une perte d'environ 30 000 hectares : une moitié va à la friche ; l'autre, à l'étalement urbain. Le changement climatique et l'absence de solutions d'adaptation vont accélérer ce problème de « désagricolisation », avec des conséquences très négatives d'un point de vue économique, social et environnemental. Il y a une menace de perte d'identité des paysages méditerranéens et un risque accru de feu, d'inondations et d'émissions de gaz à effet de serre supplémentaires, ainsi que de pertes d'emplois et de biodiversité. La solution irrigation/agroécologie est indissociable.
Souvent l'irrigation est très mal vue en France, mais il a été constaté qu'elle est l'occasion de créer de l'emploi, de la production, de la biodiversité et des paysages de qualité. Les plus performants du midi méditerranéen adoptent une fonction agroécologique de l'irrigation. Il y a des progrès à réaliser sur l'agriculture, notamment pour améliorer les sols très dégradés et réaliser des économies d'eau. Pour développer une culture de l'irrigation de la vigne de manière économe, il faut travailler sur la formation, sur des outils d'aide à la décision et progresser sur les pesticides.
Les pays concurrents de la France sur le vin, tels que le Chili ou l'Australie, irriguent la vigne à 90 % en moyenne quand ce taux atteint seulement 4 % en France. Ces pays ont des rendements considérables et arrivent à faire du vin de qualité. Nos voisins espagnols et italiens irriguent également leurs vignobles.
Le troisième point porte sur le problème de la sécheresse des sols. Depuis 20 à 30 ans, il y a une augmentation de l'évapotranspiration. La conséquence est la baisse des rendements. Le travail de recherche sur l'agriculture et le changement climatique fait par l'Agence nationale de la recherche et l'INRA prévoit, dans un rapport de référence, « Climator », l'aggravation des sécheresses des sols, qui s'étendront de l'été vers le printemps et l'automne en France. Leur extension sera aussi spatiale. L'an dernier, la sècheresse ne concernait pas seulement les régions méditerranéennes ou le Sud-Ouest, mais également le Grand-Est. Des prairies ont brûlé en Alsace et en Franche-Comté. Il s'agit d'un signal précurseur de ce que Météo France expose dans son travail « Climsec » : des sécheresses agricoles extrêmes sur tout le territoire national, sans retour en arrière, qui pourront durer plusieurs années. Je précise qu'il existe plusieurs type de sécheresses : météorologiques, hydrologiques, mais aussi, c'est ce qui importe le plus dans notre pays, édaphiques. Le 5e rapport du GIEC confirme que même le Nord de la France va connaitre ce dernier type de sécheresse.
Le quatrième point porte sur l'évolution de l'agriculture irriguée : on irrigue mieux qu'autrefois. En France, on consomme 1 700 mètres cubes par hectare contre 4 000 en moyenne en Europe. En Europe, nos voisins méditerranéens, comme l'Espagne ou la Grèce, irriguent davantage mais, de manière étonnante, les pays tels que les Pays-Bas ou le Danemark ont aussi un taux d'irrigation beaucoup plus élevé que la France, alors qu'il n'y a pas de nécessité. Il s'agit d'une question de compétitivité et d'enjeux économiques. Qu'est ce qui a fait progresser l'efficience de l'irrigation ? Tout d'abord le passage de l'irrigation gravitaire, majoritaire dans le Midi, à une irrigation sous pression. Il y a aussi eu de gros progrès en pilotage de l'irrigation par ordinateur, en génétique, et en gestion des pertes dans les réseaux. On est arrivé aujourd'hui presque au maximum de ce qui est possible. On peut cependant encore progresser sur le plan de la génétique. On pourrait également progresser sur l'agriculture de conservation des sols, qui représente seulement en France 3 à 4 % des sols. L'agriculture de conservation repose sur une grande diversité agronomique, beaucoup de travail du sol et jamais de sols à nu. On s'aperçoit, en observant les meilleurs agriculteurs français, que l'on peut repousser l'effet de sécheresse d'une à deux semaines grâce à cette approche nouvelle de l'agronomie, du fait d'une plus grande porosité et une plus grande résistance des sols à la sécheresse. Ces 3 à 4 % d'agriculteurs-chercheurs font de l'agronomie de pointe. Ils ne font pas du « 4 pour 1000 » mais du « 40 pour 1000 ». Si tout le monde faisait pareil, le problème du changement climatique serait réglé pour quelques décennies. Et pourtant ils ont quand même besoin d'irrigation !
L'exemple de ces agriculteurs montre que des progrès dans les usages agricoles de l'eau sont possibles. Leur démarche suppose qu'on modifie complétement la représentation de l'irrigation : elle était auparavant un facteur de production ; elle est aujourd'hui un facteur de durabilité. Je souligne par ailleurs que l'irrigation est aussi un outil d'assurance. Le secteur agricole perd chaque année 600 millions d'euros du fait des calamités agricoles, plus de 55 % de ces pertes étant dû à des problèmes de sécheresse. Ce coût augmente chaque année.
Malgré ces progrès il y aura cependant besoin de 25 % d'eau en plus pour les cultures. On s'oriente vers la perte d'aptitude en pluviale de certaines cultures et vers la nécessité de mettre en place une irrigation d'appoint à des moments clés des cultures, notamment au printemps. Par exemple le colza ne résistera pas s'il n'y a pas d'irrigation d'appoint.
Cinquième point : le problème de l'eau n'est pas qu'agricole. L'ensemble des services rendus par l'eau sont menacés. Avec la hausse de l'évapotranspiration des forêts, des prairies, des cultures, il y aura beaucoup moins d'eau dans les rivières en été. Un rapport prospectif du Ministère de la transition énergétique sur l'eau, « Explore 2070 », estime qu'on aura deux fois moins d'eau dans le Garonne et peut être 40 % de moins d'eau à Paris en étiage si l'on ne prend pas de mesures d'adaptation. Les milieux aquatiques, mais également l'économie liée à l'eau, comme l'accès à l'eau potable de qualité, peuvent être menacés. On a vu à la Rochelle, à Royan ou en Lozère, des maires obligés d'organiser des transports d'eau car des sources s'étaient taries. En prospective, les enjeux sont considérables et pourtant il y a un déni du problème. Sur le bassin Adour Garonne, on estime que le déficit entre la demande et la ressource est de 200 millions de mètres cubes. En 2050, avec l'augmentation de la population et le changement climatique, on va avoir un déficit, chiffré par l'agence de l'eau, le préfet coordinateur et les régions, d'un milliard de mètres cubes si on ne modifie pas la gestion des barrages et si on maintient les objectifs d'étiage à leur niveau actuel. Ainsi, les deux présidents de région, le président du comité de bassin et le préfet coordinateur de bassin ont signé ensemble une entente pour l'eau et appellent à un changement politique très important estimant qu'il faut mobiliser tous les leviers ensemble, y compris la création de nouvelles réserves. Il découle de ces échanges que ceux qui pensent que c'est en réduisant les consommations d'usage qu'on va régler le problème se trompent. C'est une erreur d'opposer les leviers, il faut faire de l'économie et également la mobilisation de la ressource et de la gouvernance territoriale.
Le sixième point témoigne d'un paradoxe : Météo France décrit la France comme un pays en abondance hydrique alors que 70 départements connaissent en été des arrêtés de restriction d'eau. La France est bien servie par la nature avec un climat tempéré, des montagnes et beaucoup d'eau. La France détient trois fois plus d'eau que la Belgique ou l'Allemagne par habitant. Pourtant, cette ressource est très peu mobilisée : l'irrigation ne prélève que 1,7 % de l'ensemble de l'eau qui coule en France et l'ensemble des usages ne représente que 3 % de la ressource potentielle. Ainsi, la France détient une ressource abondante en hiver et en été, y compris dans certains grands fleuves, et importe pourtant énormément d'eau « virtuelle ». La consommation des Français demande 5 milliards de mètres cubes d'eau, dont 3 milliards sont importés. De plus, nous importons de pays qui sont tous en stress hydrique : du coton de l'Ouzbékistan, des fruits et légumes de l'Espagne et du Maroc (or 30 % de l'eau au Maghreb est non durable car issue de l'exploitation de nappes fossiles), d'Israël, de Turquie et de Californie. On contribue par notre consommation à assécher des masses d'eau de pays qui en ont moins que nous. Aujourd'hui, le déficit de la balance commerciale de la France en fruits et légumes dépasse 6,5 milliards d'euros, soit plus que nos exportations de céréales. La France est devenue un importateur net alimentaire, si on enlève les vins et spiritueux, ce qui est quelque chose de nouveau et de très préoccupant, notamment pour les dizaines de milliers d'emplois perdus.
Mon dernier point concerne la comparaison internationale. Il est intéressant de souligner les différences de politiques au sein de l'Union Européenne. À titre d'exemple, l'Espagne, qui dispose de moins d'eau que la France, en prélève dix fois plus et en stocke beaucoup plus. De plus, contrairement à la France, en Espagne, ce sont des agences de l'eau qui gèrent l'aspect quantitatif des politiques de l'eau, tandis que les communes gèrent le qualitatif. Cette politique différente de la nôtre met l'accent sur le stockage, qui permet d'atteindre une triple durabilité agroalimentaire, énergétique et écologique. S'agissant du stockage, plus le climat est sec, plus on stocke l'eau. Ainsi, en Espagne, 50 % de ce qui coule est stocké. En France, la politique est essentiellement environnementale et très liée à la directive cadre sur l'eau dont l'objectif est le bon état des masses d'eau et non le développement agricole. Je ne dis pas que l'Espagne est le bon exemple dans la mesure où trop d'eau est tirée sur les fleuves, mais il est préoccupant qu'au sein de l'Union, malgré une directive cadre sur l'eau, on puisse voir une telle divergence de politiques, avec des problèmes de non durabilité par excès de prélèvement d'un côté et un excès inverse de l'autre.
En conclusion, la grande erreur est d'opposer les solutions pour faire face aux impacts sur la ressource hydrique. Il faut au contraire les mobiliser ensemble et viser un double gain, environnemental et socioéconomique. Les politiques environnementales sont conçues sur l'idée « pression-État-réponse » : il faut réduire les pressions pour protéger. Le développement durable repose lui sur le concept « besoin-ressource-services ». Il existe des besoins auxquels il faut répondre grâce aux ressources et par la création de services. Il faut passer à cette vision « besoin-ressource-service » en y intégrant la vision environnementale. Les milieux aquatiques ont besoin d'être protégés et préservés, mais pour être préservés il faut une approche de développement durable.
En terme financier, on a toujours mis l'accent sur le principe « pollueur-payeur », qui est la seule logique affichée dans la directive cadre sur l'eau. Il faut maintenant passer à une logique de production de services environnementaux qui peuvent justifier des rémunérations. La question des paiements pour services environnementaux invite à un changement de paradigme dans la vision de ce qu'est une politique de l'eau.
Il y a également des enjeux de projets de territoire. On peut prendre un exemple emblématique : celui des Deux-Sèvres. Une mission conjointe des conseils généraux de l'agriculture et de l'écologie a permis de constater que, avec de la communication et de la pédagogie, il était possible de trouver des consensus localement sur les usages de l'eau. Les enjeux de durabilité liée à l'irrigation ont été compris par les défenseurs de l'environnement et un accord a pu être trouvé pour sécuriser l'irrigation en la conditionnant à une évolution de l'agriculture vers plus d'agroécologie. Il est donc possible de trouver des solutions. Un des obstacles réside dans l'ingénierie et la capacité d'expertise : la suppression de l'ingénierie publique ne permet pas toujours de construire les solutions.
Ce n'est pas seulement de projets de territoire mais également d'aménagement du territoire dont on a besoin. Un bon exemple est l'ex-région Languedoc-Roussillon, qui a fait une étude pour évaluer le besoin en eau sur son territoire à l'horizon 2020 et qui a mis en place le « projet Aqua domitia » de prolongation du canal Philippe Lamour depuis l'eau du Rhône. Sans ce projet, les objectifs de la directive cadre sur l'eau n'auraient pas pu être atteints. De tels aménagements ont permis le soutien d'étiage et la sécurisation de l'eau potable. Grâce au projet Aqua domitia, on a aussi sauvegardé à long terme 10 000 hectares de vignes. Ce n'est pas négligeable, mais il y en a 100 000 hectares dans le Midi. À mon sens, ce projet a été sous-dimensionné. D'autres régions se sont engagées dans cette démarche, comme la région Sud Provence-Alpes-Côte d'Azur, qui a lancé une réflexion prospective, « ProHydra 2028 », et l'Occitanie.
Un autre enjeu particulier en France est celui du renouvellement des concessions des grandes réserves hydroélectriques. Il est important de garder une capacité de gestion cohérente et que, sur un même bassin, le même concessionnaire s'occupe des différents ouvrages. Cela ne peut pas fonctionner quand les concessionnaires sont différents.
Les six territoires étudiés ont fait l'objet d'un scénario « statu quo » (sans évolution dans l'agriculture et la gestion de l'eau) et un scénario « anticipation ». Dans les six territoires, il apparaît clairement que le « statu quo » serait une catastrophe environnementale, économique et sociale. Chaque région a ses spécificités.
Le Languedoc a une culture méditerranéenne, des barrages sous-utilisés, les gens ont une culture de l'eau, ce qui amène à des solutions.
La Drôme est également un cas très intéressant. Des fleuves et des nappes peuvent être mobilisés et il y a des possibilités pour trouver des solutions.
La Lozère est un cas difficile, car le département vit de l'élevage, qui fait l'identité du pays. Si l'élevage disparait, l'espace agricole sera remplacé par des forêts. Il y aura alors moins d'eau dans les rivières, car l'évapotranspiration sera plus importante. Il faut donc faire évoluer profondément la gestion pastorale et le stockage de l'eau.
La Boutonne est également un cas très intéressant. L'irrigation qui s'est développée a permis d'apporter une diversification des cultures et le maintien de petites exploitations. Le problème est que la région dispose de peu d'eau, du fait de petits bassins versants. L'irrigation et le manque de stockage conduisent à des assecs pendant l'été. Il existe bien un projet de territoire, le premier en France, qui vise à stocker 3 % de la lame d'eau, mais il intègre insuffisamment les changements climatiques à venir, de sorte qu'on risque de se retrouver de nouveau avec des assecs. Mes collègues ont démontré qu'en stockant 4 % de la lame, on pourrait résoudre durablement le problème.
La Beauce est la région la plus irriguée de France, avec une irrigation d'appoint très utile qui garantit la qualité du blé. Il s'agit d'une assurance récolte dans la période sèche. Cela permet également beaucoup de diversification des cultures. Dans cette région, il y a un véritable enjeu entre une irrigation agro écologique et le maintien d'une qualité des milieux aquatiques.
Les Hauts de France risquent des pertes d'emplois en l'absence de politiques d'adaptation de l'agriculture et des politiques de l'eau, car il s'agit d'une région de culture sous contrats avec l'agro-industrie.
La conclusion qui se dégage de ces différents cas de figure territoriaux est que la bonne solution est de conjuguer l'action sur l'offre et la demande. L'erreur fondamentale est de dire qu'il y a des solutions qui ne peuvent porter que sur la demande. Il ne faut pas raisonner « agriculture » ou « écologie », mais « usages multiples et développement durable » en se demandant quel projet de territoire on souhaite. Il faut une démarche qui permette de comprendre l'ensemble des enjeux, de les chiffrer, de mesurer les conséquences des actions et de l'inaction, afin de proposer des solutions.
M. Jean-Yves Roux, rapporteur. - On sait que dans les prochaines décennies, les débits moyens et les débits d'étiage des cours d'eau vont baisser dans tout le pays, notamment dans le Sud. On sait aussi que le niveau des nappes phréatiques va fortement diminuer. L'agriculture doit donc devenir beaucoup plus économe en eau. Les agriculteurs le savent. Les usages plus économes de l'eau passent par des changements multiples : progrès variétal, changement des itinéraires techniques, changements des assolements, optimisation de l'irrigation, travail agroécologique pour préserver ou restaurer la qualité des sols. Les voies de progrès sont désormais bien identifiées. Mais seront-elles suffisantes ? On sait qu'avec le réchauffement climatique, l'évapotranspiration va fortement augmenter et que les risques de sècheresse des sols vont se généraliser. Même si l'agriculture réalise toutes les transformations qu'on l'encourage à réaliser pour utiliser l'eau de manière plus économe, peut-on affirmer qu'elle pourra se passer d'un développement important des capacités de stockage hivernal de l'eau ? Ce n'est pas sûr. Et s'il faut développer le stockage de l'eau, comment faire en sorte que ce stockage ne soit pas la solution de facilité, qu'il ne se fasse pas au détriment des efforts d'économie de l'eau ?
Ma deuxième question porte sur l'accompagnement des agriculteurs dans la transition climatique, notamment sur l'accompagnement financier. Adapter l'agriculture aux nouvelles conditions climatiques sera long et coûteux. Cela demandera des investissements en formation, en conseil, en matériel. Cette adaptation de l'agriculture créera un avantage compétitif à moyen terme, mais pas forcément à court terme. Par ailleurs, le coût lié aux calamités agricoles risque aussi d'augmenter pour les agriculteurs. Enfin, si on développe le stockage hivernal de l'eau, il faudra financer les infrastructures et payer pour l'utilisation de l'eau stockée. Comment par conséquent financer l'adaptation de l'agriculture ? Sur quelles ressources s'appuyer ? Un des moyens pourrait être d'utiliser des fonds pris sur le pilier 2 de la Politique agricole commune (PAC) pour rémunérer à leur juste valeur les services environnementaux rendus à la société et à la nature, à savoir : le stockage du carbone dans les sols et les plantes, le maintien de surfaces non imperméabilisées qui contribuent à l'infiltration des eaux de pluies et, par suite, à l'alimentation des nappes phréatiques et à la lutte contre les inondations, le maintien de continuités écologiques ou encore l'entretien des paysages qui, sans l'agriculture, retourneraient à l'état de friches ou bien seraient artificialisés. Si tous ces services rendus gratuitement par l'agriculture étaient rémunérés, la transition climatique serait fortement encouragée !
M. Ronan Dantec, rapporteur. - Le travail que nous menons nous montre la grande fragilité de l'agriculture face au changement climatique à court terme. L'élevage du Limousin, sous sa forme actuelle, est à trois sècheresses de l'effondrement. Nos sociétés sont en retard sur l'anticipation. On en est au stade où on commence à échafauder des scénarios, mais on n'a pas encore de stratégie.
On manque notamment de données fiables. Concernant l'irrigation par exemple, l'audition de la Compagnie nationale du Rhône, dont je souligne au passage qu'elle est un opérateur de l'eau intégré dont le modèle devrait être généralisé à tous les grands bassins, nous a appris qu'elle n'était pas en mesure de mesurer les prélèvements opérés sur le fleuve à des fins d'irrigation. Il est clair pourtant qu'on va vers des conflits d'usages. Compte tenu des baisses de débits attendues, si on prélève davantage d'eau pour irriguer, il faudra réduire d'autres usages et notamment fermer certaines centrales nucléaires, car on ne pourra plus les refroidir. Nous devons donc décider où est la valeur : est-elle dans l'agriculture, dans l'énergie ? Il faut chercher à éviter un affrontement « lobby agricole contre lobby énergétique », avec les écologistes qui comptent les points et les gens qui se disent « je ne peux plus remplir ma piscine ». Mais quelle est la capacité de l'État, de manière transversale, à proposer des scénarios pour éviter ces situations ?
Mme Marie Mercier. - Je vous soumets une idée : pourquoi ne pas profiter de la présentation du bulletin météo, qui est le programme télévisé le plus regardé, pour projeter des cartes d'aléas climatiques avec leurs conséquences ? N'est-ce pas un bon moyen de faire progresser dans toute la population la connaissance des enjeux climatiques ?
M. Serge Babary. - On nous annonce une sécheresse naissante dans les Hauts de France dès le mois de février : faut-il y voir un accident climatique « normal », car lié à la forte variabilité naturelle du climat, ou bien un événement qui témoigne d'une modification du climat ? Je voudrais comprendre comment les extrêmes climatiques, qui font partie de la dynamique naturelle du climat, sont pris en compte par les outils de prévision.
M. Jean-François Mayet. - Comment savoir si on n'a pas juste affaire à des cycles naturels ? Je trouve que nous sommes trop sûrs de nos prévisions climatiques. Les agriculteurs, il y a cinquante ans, étaient beaucoup moins consommateurs d'eau. Ils avaient la sagesse, par exemple, de ne pas cultiver du maïs dans le Berry ; il y avait des semis d'automne beaucoup plus nombreux que maintenant.
Mme Maryse Carrère. - En tant que membre du comité de Bassin Adour-Garonne, je ne découvre pas entièrement ce qui nous a été présenté aujourd'hui. Le stockage fait partie des solutions, mais il soulève aussi des oppositions systématiques. Comment avancer sur ces dossiers complexes, sachant que le stockage devient incontournable ?
M. Jean-Pierre Moga. - La question du stockage se pose en effet. La question de la loi sur l'eau, qui ne permet pas le stockage, se pose aussi. Les retenues, c'est aussi de l'artificialisation et ce n'est pas la panacée. Il existe d'autres solutions que le stockage de surface, qui doivent être examinées. Dans mon département, il y a un cluster qui travaille sur le stockage souterrain de l'eau. Il faut encourager les recherches dans ce domaine.
M. Guillaume Benoît. - Le débat sur la mobilisation de l'offre ne se limite pas au stockage de surface. Le stockage souterrain peut être une bonne solution sur certains territoires, même si cela pose des tas de questions ; le pompage-transfert en est une autre, car certains fleuves ont des débits importants même en été, ainsi que la réutilisation des eaux usées traitées. Développer la ressource mobilisable dans le respect de l'environnement est d'intérêt général en France. C'est inscrit dans le code de l'environnement, même si cela ne correspond plus vraiment à la politique de l'eau en France aujourd'hui.
Sur la rémunération des services environnementaux, il faut évoquer, au-delà du stockage du carbone, l'enjeu de la substitution carbone. La bioéconomie permet par exemple de fabriquer des sacs plastiques ou du béton de chanvre, avec un impact très positif sur le climat, en même temps que sur l'emploi. Le dernier rapport du GIEC souligne l'intérêt de la bioéconomie.
Un mot pour dire qu'on ne peut pas opposer irrigation et alimentation des nappes. Sur la plaine de la Crau, c'est grâce à l'irrigation que la nappe est reconstituée, ce qui permet d'alimenter en eau potable cinq cent mille habitants.
Concernant les arbitrages entre les usages, je ne crois pas du tout que les prélèvements agricoles pour l'irrigation puissent menacer les centrales nucléaires du bord du Rhône. En revanche, si les prairies du Massif central disparaissaient, cela aurait un impact considérable sur le débit du Rhône. On dispose d'études sur certaines régions qui montrent que, lorsque l'agriculture disparaît d'un bassin versant et est remplacée par des forêts, les débits d'étiage sont diminués de moitié. Le maintien de l'élevage dans le Massif central est donc très important pour maintenir le multi usage des cours d'eau. C'est un autre exemple de service environnemental que rend l'agriculture.
M. Ronan Dantec, rapporteur. - À ce stade, nous avons besoin de chiffres précis pour pouvoir fixer la stratégie. L'abandon du maïs dans certaines zones de production en stress hydrique, c'est quel impact sur la ressource en eau ? La disparition des prairies du Massif central, c'est quel impact sur le débit du Rhône ? Sur le bassin Adour-Garonne, quels objectifs d'économies d'eau peut-on tenir ?
M. Guillaume Benoît. - On manque beaucoup de données sur l'irrigation. Il y a eu une période pendant laquelle l'agriculture a consommé beaucoup trop d'intrants, mais les choses ont évolué depuis trente ans. La demande en eau agricole en France a baissé. Mais je suis d'accord avec vous : on manque de chiffres. On n'a pas, par exemple, les bénéfices de l'irrigation. Les irrigants méditerranéens français se sont réunis en association interrégionale et ont réalisé une étude avec l'agence de l'eau et l''Institut national de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l'agriculture (IRSTEA) pour chiffrer le bénéfice de l'irrigation. Elle montre que l'irrigation de cent hectares crée vingt-sept emplois directs ou indirects.
M. Ronan Dantec, rapporteur. - L'agriculture française fera peut-être le choix demain de demander de l'eau en priorité pour les fruits et légumes, qui permettent de réaliser beaucoup de valeur ajoutée, et de réduire la production de maïs. Est-on capable d'aller sur ce type de mutation ?
M. Guillaume Benoît. - Ce n'est pas une question nouvelle. Quand on a construit le canal Philippe Lamour, c'était avec l'idée de faire du Languedoc la Californie française et de faire des fruits et légumes. Finalement les agriculteurs ont continué à faire de la vigne, mais le canal a néanmoins trouvé son utilité, puisque la vigne ne peut plus être cultivée dans cette région sans un appoint d'eau. Si on raisonne en système alimentaire territorialisé, la France pourrait avoir intérêt à produire plus de fruits et légumes. Donc on pourrait envisager une diversification de la vigne vers les fruits et légumes. Cela demanderait plus d'eau, mais la ressource est là pour y répondre si on mène une politique de mobilisation de cette ressource. 97 % de la pluie qui tombe sur notre pays finit à la mer. Il existe donc des marges de mobilisation. Il faut cependant avoir une vision claire et transversale d'aménagement du territoire et des enjeux de l'eau. Si on en reste à la directive cadre sur l'eau, qui ne dit pas un mot sur le changement climatique, ce sera difficile de s'adapter. Je crois que les responsables politiques sont conscients des aménagements à opérer, mais les blocages se situent au niveau de la technostructure. Les services du ministère de l'environnement ont une approche du sujet strictement centrée sur les questions écologiques. Quant aux autres ministères concernés, ils ont largement perdu leur capacité d'expertise. Autrefois, il y a avait dix ingénieurs généraux dans le ministère de l'agriculture sur le domaine de l'hydraulique ; aujourd'hui, il y a seulement un chargé de mission... Nous avons aussi perdu notre ingénierie sur le terrain. Il faut donc reconstruire une vraie capacité interministérielle sur l'eau.
Concernant le financement, on observe que dans les autres pays européens, il existe un financement de l'agriculture pour l'eau. Si on a pu maintenir une agriculture en Provence, c'est parce que le ministère de l'agriculture a payé une partie des infrastructures nécessaires à l'irrigation. Il faut donc réadapter les mécanismes de financement aux enjeux de la politique de l'eau.
Les blocages sociétaux existent sur la question de l'eau. Toutefois, je constate que des solutions sont possibles dans le cadre d'un projet de territoire. Le cas des Deux-Sèvres est intéressant. Avec un préfet et un député mobilisés, un travail de communication et d'explication, les blocages qui existaient sur le terrain ont pu être levés et des compromis trouvés.
M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie.