Jeudi 7 mars 2019
- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -
La réunion est ouverte à 8 h 30.
Audition de M. Bertrand Badie, professeur des Universités à l'Institut d'études politiques de Paris
M. Roger Karoutchi, président. - Nous avons le plaisir de recevoir ce matin, dans le cadre de l'actualisation du rapport de M. Pierre-Yves Collombat sur la crise financière - qui, en 2017, avait fait exploser les compteurs dans l'hémicycle et les milieux financiers... - M. Bertrand Badie, agrégé de sciences politiques, professeur à Sciences Po et enseignant-chercheur au centre d'étude des relations internationales. M. Badie est l'auteur de très nombreux ouvrages et le directeur de la collection « L'état du monde » aux éditions La Découverte, dont le dernier numéro, pour 2019, s'intitule « Le retour des populismes ».
Il se trouve que le populisme est un élément central de la réflexion en cours de Pierre-Yves Collombat sur la crise financière : les populismes sont-ils une conséquence ou une cause de la déstabilisation financière ? Votre analyse, monsieur le professeur, nous intéresse donc particulièrement. Je laisserai notre rapporteur réagir en premier à votre exposé introductif, puis je donnerai la parole à nos collègues présents.
M. Bertrand Badie, professeur des Universités à l'Institut d'études politiques de Paris. - Merci de m'avoir fait l'honneur de m'inviter pour évoquer ce sujet éminemment complexe. J'entrerai directement dans le vif du sujet. Chez les politologues, le terme de populisme a toujours fait peur à tout le monde. C'est typiquement le problème à soumettre à un étudiant que l'on a envie de coller à un examen ! C'est un mot indéfinissable, pour la raison classique qu'il mêle vocabulaire scientifique et vocabulaire polémique, et croiser les deux est toujours risqué. Il renvoie en outre à des séquences historiques diverses dont il est difficile de dégager des racines communes.
Écartons pour commencer certaines idées reçues : le populisme n'est ni une idéologie politique, ni une doctrine, ni un programme, ni une politique publique. Il ne désigne pas, contrairement à ce qu'on lit fréquemment dans la presse, un régime politique, non plus qu'un système politique. Que reste-t-il, dès lors ? Je suis un vieux durkheimien, et invoquerai volontiers mon maître pour parler de pathologie populiste. Mais attention : le mot pathologie n'est pas dans la bouche de notre grand sociologue une injure, et les populistes ne sont pas des malades ! Durkheim désigne par ce terme une dysfonction profonde de la société ou du système politique, suffisamment grave pour avoir des répercussions communes et durables sur l'ensemble de la société et du système politique. Derrière l'hypothèse populiste se cache donc une crise de confiance à l'égard des institutions. C'est une pathologie politique grave, ce moment où s'opère une coupure profonde entre les gouvernés et les gouvernants, ce dernier terme désignant aussi bien les personnes que les institutions.
Pour le politologue, cela implique d'orienter les recherches sur des situations. Il y a en effet des situations populistes, desquelles dérivent des techniques de mobilisation populistes. Ces techniques, au passage, peuvent être de gauche comme de droite : le FPÖ autrichien est un parti populiste ultralibéral sur le plan économique, alors que certains partis populistes scandinaves sont nettement interventionnistes.
Qu'est-ce qui peut provoquer cette crise de défiance des gouvernés à l'égard de leurs institutions, qui se transmettra ensuite au personnel politique ? Distinguons une crise de légitimité d'une crise de l'efficacité - l'une renvoyant souvent à l'autre. La crise de légitimité est une crise de décalage. Elle survient par exemple lorsque les institutions ne sont plus en prise avec les éléments culturels de la population. Les pays récemment décolonisés ont ainsi connu, juste après les indépendances, des mouvements populistes extrêmement forts incarnés par Gamal Abdel Nasser, Kwame NKrumah, Patrice Lumumba, Soekarno, ou encore Jawaharlal Nehru. La crise venait alors de l'incompréhension de la population face à des institutions importées. Le décalage entre la population et les institutions peut aussi être historique, lorsque ces dernières semblent dépassées. La crise d'efficacité renvoie à l'hypothèse d'une crise économique et sociale - songez aux années 1930 - ou d'une crise de l'environnement international. Celui-ci, en réalité, joue souvent le rôle le plus important : l'accusation de l'étranger est alors, en quelque sorte, le nerf de la crise.
Nous avons connu quatre vagues de populisme. La première, fondatrice, date de la fin du XIXe siècle et submerge simultanément les États-Unis, la Russie et la France. Lorsque le capitalisme bancaire restructure l'économie américaine, qui était jusqu'alors rurale, les paysans, du Middle-West en particulier, se sont sentis menacés. Cela s'est traduit par une très forte défiance à l'égard des institutions politiques et la création d'un parti populiste, le people's party, dont le candidat a failli remporter l'élection présidentielle - tout cela évoque la situation de M. Trump - ainsi que par le sentiment d'un environnement international hostile. La même chose se produit au même moment en Russie : la vieille paysannerie, base sociale de l'empire tsariste, s'est senti menacée par le développement d'un capitalisme préindustriel et le mouvement d'occidentalophilie défiant alors les slavophiles - là aussi, les facteurs internes et externes se mêlent. En France, le boulangisme procédait de facteurs analogues, internationaux surtout, car ce n'est pas tant la légitimité des institutions politiques qui était en cause - la IIIe République était encore jeune - que la difficulté à digérer l'humiliation de la défaite de 1870. Le boulangisme est d'abord affirmation patriotique et désir de revanche.
Une deuxième vague nous a touchés dans l'entre-deux-guerres. Les historiens débattent encore de l'impact de la crise économique des années 1930 sur la naissance du fascisme et du nazisme. Or cette crise est postérieure à l'apparition du fascisme italien, qui naît plutôt de la frustration de la victoire, souvent pire que la défaite - et que l'on observe aussi au Japon. Le nazisme, lui, ne résulte pas moins de l'effondrement économique que - je vais vous choquer - du refus de Clemenceau d'asseoir l'Allemagne à la table des négociations de paix, fait sans précédent dans la culture diplomatique européenne. Ce refus a alimenté en Allemagne la défiance à l'égard des institutions, jugées incapables de protection contre l'étranger.
La troisième vague de populisme, après la seconde guerre mondiale, n'a pas affecté l'Europe, sauf si l'on range dans cette catégorie le bref mouvement poujadiste - qui ressemble assez à l'antifiscalisme que nous voyons dans la rue actuellement en France. Pour l'essentiel, cette troisième vague se joue dans ce que l'on appelait alors de façon méprisante le tiers-monde, dans quasiment tous les pays qui ont alors accédé à l'indépendance. Elle prend de l'ampleur à partir de la dénonciation d'institutions inefficaces, illégitimes et incompréhensibles, et prend la forme de l'apologie d'un leader. L'Amérique latine est à cheval entre la deuxième et la troisième vague : le populisme qui y émerge dès les années 1930 se prolonge après la seconde guerre mondiale. Songez par exemple au gétulisme au Brésil ou au péronisme en Argentine, qui sont essentiellement des réactions à l'omniprésence américaine et au sentiment d'être dépossédé de sa souveraineté par les États-Unis. Le péronisme est d'abord un antiaméricanisme, le gétulisme est une résistance forte contre la tutelle américaine - sous ce rapport, la présidence de M. Bolsonaro est intéressante...
La quatrième vague, que nous observons actuellement, a plusieurs particularités. D'abord, elle est universelle. C'est la première fois que l'on peut identifier un dénominateur commun à toutes les expériences politiques dans le monde. Et non seulement le populisme parvient au pouvoir, ce qu'il n'était pas parvenu à faire à la fin du XIXe siècle, mais il inverse l'hégémon pour contester l'ordre du monde et la mondialisation. Voilà en effet le bouleversement du monde que nous ne savons pas regarder en face : depuis un an et demi, les États-Unis sont devenus la première puissance contestataire mondiale, et c'est une révolution absolument considérable, et le sera davantage encore si M. Trump est réélu en 2020 ! Outre les États-Unis, signalons le cas de la Russie, de la Turquie, ou encore des Philippines, dont le président Duterte a traité le Saint-Père de « fils de pute » - je me permets de le citer pour illustrer l'incroyable exceptionnalisme populiste, qui se permet tout : jamais Staline ni Hugo Chavez n'auraient parlé ainsi !
Deuxième caractéristique : ce phénomène accomplit profondément la geste populiste en cela qu'il se cristallise autour d'une même accusation, celle de la mondialisation. Et cela se comprend, car comment imaginer qu'un système politique puisse passer de l'ère interétatique à la mondialisation sans changer profondément ses institutions ? La question de la démocratie se pose dès lors avec acuité en Europe. Qu'il évoque les enjeux économiques, sociaux, politiques ou diplomatiques, le populisme, agent pathogène certes inconscient de ce qu'il fait, nous place face au grand enjeu de notre millénaire : l'inadéquation des institutions politiques existantes à la mondialisation. Luc Rouban a mené une enquête pour Sciences Po qui montre que 82 % des personnes déclarant soutenir les gilets jaunes - car sur les gilets jaunes eux-mêmes, on ne peut guère enquêter - ont une vision négative de la mondialisation. Or nos institutions ne nous défendent pas contre la mondialisation, en laquelle nous ne voyons donc que délocalisations, commerce international et vulnérabilité de notre appareil industriel.
On peut encore définir le populisme par un mode de mobilisation. Un homme politique populiste tentera de tirer avantage de la peur populiste. Les relais institutionnels étant cassés, il misera sur une mobilisation autoritaire et anti-institutionnelle, c'est-à-dire dirigée contre les parlementaires ou les partis politiques. Cela se traduit par une prime au chef - je ne les énumérerai pas pour ne pas mettre dans le même panier Adolf Hitler, Donald Trump ou Marine Le Pen. Quoi qu'il en soit, le charisme du chef est opposé aux logiques institutionnelles. Le populisme se traduit encore par un renouvellement des modes de communication, faisant plus de place à la mobilisation de masse.
À partir du moment où les fils institutionnels sont mis à nu, où tout se cristallise sur la dénonciation des médiations, c'est l'identité qui sert de point de ralliement, et sur un mode radical puisqu'elle est elle-même désinstitutionnalisée. Comptant douze nationalités dans ma famille, je suis fier d'appartenir à une nation dont l'identité est institutionnelle - droit du sol, principe de nationalité... - et pourvu que ça dure, mesdames et messieurs les législateurs ! En situation populiste, cette conception politique, noble, contractuelle, du politique, se trouve défiée par les anticorps ethnico-religieux. Cela prend des formes extrêmement diverses, celle de la revendication de particularismes régionaux par exemple. Je suis ainsi frappé de voir des drapeaux régionalistes dans les cortèges de gilets jaunes. Tout ceci aboutit à reconstruire, en guise de substitut à des institutions méprisées et délaissées, une nation identitaire fondée sur le repli, qui est la négation de la nation d'origine, émancipée de l'absolutisme, des empires ou des puissances coloniales par la conquête de droits pour le peuple. C'est ainsi que le migrant devient le bouc-émissaire commode, alors que migration et mondialisation sont l'avenir du monde - et c'est ainsi fort bien ! Bref, le populisme reconstitue le mythe identitaire fondateur en base positive, productrice d'une nouvelle utopie - régressive en l'espèce : Europe chrétienne ou quête des racines françaises.
Ainsi, la mobilisation populiste, issue d'une pathologie originaire, bouleverse complètement les paramètres de notre système international.
M. Roger Karoutchi, président. - Merci pour cette présentation. La vague actuelle de populisme n'est-elle pas davantage que les précédentes liée à la mondialisation, en raison de l'accélération des déplacements, de la financiarisation et de la mondialisation de l'économie ? Autrement dit, le refus de la mondialisation n'est-il pas lié à la vitesse excessive de cette mondialisation ? Ne se nourrit-il pas de notre incapacité à freiner ou réguler la mondialisation des échanges et de l'information ? En période de crise, les gens veulent des coupables mais n'en trouvent pas ; par conséquent, c'est la Terre entière qui prend ! Voyez-vous, les gens ne refusent pas la mondialisation de Coca-Cola ou de Walt Disney, mais celle de l'entreprise qui ferme leur usine. Dans les années 1970, on se réjouissait de la mondialisation, prometteuse pour les débouchés de notre agriculture et l'ouverture de notre jeunesse étudiante. Aujourd'hui, la mondialisation est largement perçue comme négative. On peut certes réguler les marchés financiers, mais on ne peut décemment fermer les réseaux ou interdire les échanges. Je résume ma question : que peut réellement faire le législateur ? Baisser la tête et laisser passer la vague ?
M. Bertrand Badie. - Toutes les vagues de populisme ont une cause internationale : la première mondialisation, la première guerre mondiale, la décolonisation, la mondialisation actuelle. Or le citoyen est rarement en prise directe sur l'international ; c'est donc aux institutions de servir de filtre, et il est des périodes dans lesquelles ce filtre ne fonctionne pas. Pourquoi n'y a-t-il pas eu de crise en Europe entre 1945 et la période actuelle ? Parce que pendant la guerre froide, ce filtre fonctionnait. Ce n'est plus le cas.
En quoi consiste ce filtre ? Conduire le changement, mais l'adaptation à la mondialisation n'a pas été conduite. Deux autres éléments jouent à très court terme. En premier lieu, l'éducation politique et la socialisation à la mondialisation. La mondialisation a été considérée comme un épouvantail ! Je dis toujours à mes étudiants que la mondialisation, c'est aussi l'éradication de la variole en Afrique par l'Organisation mondiale de la santé (OMS). La mondialisation, c'est comme le cholestérol : il y en a une bonne et une mauvaise, et on ne parle que de la seconde. En second lieu, le déni du réel. Nous faisons comme si nous en étions encore à l'époque de la bataille de la Marne, ce qui aboutit à des échecs, forcément mal digérés par nos compatriotes. Je reconnais à cet égard au président de la République un certain courage : voilà l'unique candidat à la présidentielle de l'histoire politique française à s'être présenté sous une banderole favorable à la mondialisation, et à l'avoir défendue à la tribune de l'assemblée générale des Nations unies en septembre 2017 et en septembre 2018. Le problème, c'est qu'un océan de discours allait alors en sens contraire...
En matière de gouvernance globale, il y a beaucoup de choses à faire, et d'ailleurs plein de choses ont été faites. On ne parle jamais des trains qui arrivent à l'heure, mais dans la mondialisation, de nombreux trains arrivent à l'heure : l'OMS a fait un travail formidable, de même que l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation (FAO). Songez que le nombre de personnes qui ne mangent pas à leur faim est resté stable ces cinquante dernières années, à 850 millions, quand la population mondiale doublait. Et je ne dis rien des communications et des transports. Le bilan de la mondialisation est ultra-favorable ! Mais la grande erreur - déni du réel - a été de confondre mondialisation et ultralibéralisme, comme s'il fallait passer par la punition ultralibérale pour s'insérer dans la mondialisation. Or non, une autre mondialisation est possible, qui passe par la régulation, la solidarité - je retrouve mon maître Durkheim -, l'approfondissement du multilatéralisme, la réduction mondiale des inégalités ou encore la sécurité humaine, ce concept créé par le PNUD en 1994 pour regrouper les sécurités alimentaire, sanitaire, environnementale, économique, individuelle, culturelle et politique. Hélas, personne ne connaît cette notion, pourtant beaucoup plus importante que la dénonciation du traité Intermediate nuclear forces (INF), qui n'a plus aucune importance sur le plan géopolitique.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Vous connaissez la première phrase du Manifeste du parti communiste de Marx : « Un spectre hante l'Europe : le spectre du communisme ». Aujourd'hui, c'est du populisme qu'il s'agit. Et pour éloigner les fantômes, les injures ont remplacé les fumigations d'encens : xénophobes, antisémites, leur lance-t-on ! Hitler viendra chercher ceux qui ne votent pas bien, ajoute-t-on parfois ! J'ai apprécié que vous dépassiez ces procédés, dans votre livre, pour tenter de trouver des éléments communs aux phénomènes populistes.
Mais vous semblez hésiter entre deux explications fondamentales : d'une part, la convergence fortuite de causes occasionnelles et locales, d'autre part, l'absence d'institutions adaptées à la mondialisation, nouveauté inéluctable, irrésistible et orientée dans le sens de l'Histoire... Or ce n'est pas la première mondialisation, Karl Polanyi l'a montré en long, en large et en travers. Et il faudrait, dites-vous, trouver les institutions correspondant à la mondialisation, mais comment ? Avec quelle souveraineté ? Peut-on seulement agir sur les institutions sans restaurer les souverainetés nationales, les seules que nous connaissions ? Au fond, si nous ne sommes pas adaptés à la mondialisation, c'est que nous serions arriérés, ou opposés à l'avenir... Les choses, je crois, sont plus compliquées que cela, et ce qui se passe est peut-être l'inverse de ce que vous décrivez.
M. Yannick Vaugrenard. - Je commencerai pour ma part en citant Jaurès : « Le courage est de chercher la vérité et de la dire ». C'est, d'une certaine manière, ce que vous avez commencé à faire. La mondialisation n'est pas un point de vue mais un constat. La seule question qui se pose est celle de savoir que faire avec. Or voilà des années que nos responsables politiques ont refusé de dire la vérité à nos concitoyens : nous n'avons plus les mêmes pouvoirs politiques et économiques qu'il y a quarante ou cinquante ans. La mondialisation a bien sûr parfois des aspects positifs, et vous les avez évoqués, mais ne devons-nous pas dire à nos concitoyens que nous devons intervenir aux niveaux européen et mondial - à l'ONU, à l'OMC ou à l'OIT - pour être plus fort ? Nous serions inspirés de rabattre un peu notre fierté, celle du coq qui nous sert d'emblème, qui chante haut mais a les pieds où vous savez...
Il est cependant faux de dire que nous ne pouvons plus rien faire au niveau national. Dans un même pays, les inégalités et injustices sociales et territoriales subsisteront toujours, indépendamment de la mondialisation. Or ces inégalités-là, le politique peut les réguler - limiter les écarts de revenus par exemple. Il ne cesse donc pas d'être efficace.
M. Bertrand Badie. - Mon métier consiste précisément à chercher à identifier les causes des phénomènes, globales ou individuelles. C'est donc un compliment que vous m'adressez, monsieur le rapporteur, car la rigueur scientifique exige d'hésiter entre cause locale et cause globale !
Je vous rejoins sur le fait que la première vague populiste était liée à la première mondialisation : je l'ai précisé. Discutons à présent du remède, mais soyons modestes car, même en médecine, toutes les pathologies ne se guérissent pas. Or je crains que la pharmacie politique ne contienne pas encore le remède contre le populisme. Je prendrai toutefois votre balle au bond à propos de la souveraineté nationale : je crois que la notion de souveraineté a changé de sens depuis le XIXe siècle, et j'ai très peur des discours souverainistes qui considèrent la souveraineté actuelle comme au temps de Louis-Philippe.
S'il est vrai que la souveraineté nationale reste une matrice, tout l'art politique consiste à lui faire tirer les conséquences des transformations du contexte international, et ce n'est pas nouveau. Et cela n'a hélas pas été fait au moment opportun, dans les années 1960 ou 1970. Je pense qu'en France, l'homme qui a le mieux compris ce nouveau contexte est le général de Gaulle, qui avait en effet vu dès son arrivée au pouvoir que l'avenir du système international ne se jouait pas sur la pérennisation du clivage est-ouest, mais dans le rapport nord-sud. D'où sa politique arabe, son voyage en Amérique latine ou la reconnaissance de la Chine. Or ce travail n'a pas été poursuivi ! Il est tout de même extraordinaire que, pour résoudre les crises mondiales, nous ne soyons pas capables de construire un partenariat avec la Chine, qui est tout de même la puissance déterminante de l'avenir. J'ai souvenir d'une réception à l'ambassade de Chine en octobre 2017 au cours de laquelle l'ambassadeur de Chine avait salué le caractère exemplaire des relations franco-chinoises, car le président Macron, depuis son élection, s'était entretenu cinq minutes au téléphone avec le président Xi Jinping... Manière très diplomatique de dire que quelque chose ne va pas ! Bref, il aurait fallu mettre la souveraineté nationale davantage en marche - sans jeu de mots, bien sûr.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Mais la souveraineté n'a aucun sens dans un système libéral !
M. Bertrand Badie. - Ne confondons pas la souveraineté comme positionnement d'un système politique donné dans le système mondial, et la souveraineté nationale comme expression et moteur de la volonté politique d'une nation.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Si le régulateur de la société est le marché, ce ne peut être une nation !
M. Bertrand Badie. - Nous ne sommes pas dans un monde ultralibéral à ce point. Ce n'est pas le marché qui a aboli la peine de mort...
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Mais c'est l'objectif !
M. Bertrand Badie. - Le poison est ce concept de démondialisation, qui ne veut rien dire. Cela me fait penser à la débrouettisation, qu'auraient revendiquée les gens craignant l'arrivée de la brouette... La mondialisation est un processus qui échappe à tout le monde, et qui est d'ailleurs plus technologique qu'économique. Il faut savoir non seulement s'y adapter, mais la façonner, car elle est façonnable. Certes pas par un seul État, ni même par l'Europe seule, mais l'Europe peut bien davantage que la France. L'intégration régionale observable partout dans le monde, en Europe comme en Asie et en Amérique latine, résulte de la conscience que le cran intermédiaire permettant d'avoir un début de prise sur la mondialisation est l'échelon régional. Le problème, c'est qu'il est gravement mis en péril par la fièvre populiste. Je défends également le multilatéralisme, capable, fort et qui a fait beaucoup de choses : pourquoi le laisse-t-on de côté ? Je vous invite à relire la formidable déclaration du millénaire de Kofi Annan, qui contient absolument tout sur le bon usage du multilatéralisme dans la mondialisation.
Je vous rejoins sur les inégalités. L'indice de Gini des inégalités mondiales est de 0,65, ce qui est extraordinairement dangereux. Pour mémoire, au pic de l'inégalité dans les nations européennes à la fin du XIXe siècle, l'indice de Gini s'élevait à 0,45 ou 0,5... Autrement dit, entre un Burundais, qui gagne 330 dollars par an, et un Luxembourgeois qui en gagne 110 000, il y a un fossé explosif, d'autant que ces inégalités sont connues de tous. Le traitement des inégalités nationales est certes à notre portée, à condition de les insérer dans une politique cohérente, car il ne peut y avoir une politique nationale et une politique sociale globale. Or pour l'instant, on ne sait pas tricoter les deux. C'est comme un cancer, qu'on ne peut traiter indépendamment des autres parties du corps. Dans son formidable livre sur les inégalités mondiales, Branco Milanovic, ancien chef économiste de la Banque mondiale, explique magistralement que la mondialisation a profité au centile de la population mondiale la plus riche et aux classes moyennes asiatiques, et conduit à l'appauvrissement des classes moyennes occidentales. Pire encore est la perception qu'en ont ces dernières, qui se voient totalement ruinées.
M. Jean-Luc Fichet. - Merci pour la qualité de votre intervention. Vous avez dit que les plus favorables aux gilets jaunes étaient à 82 % réticents à la mondialisation. J'ai eu le sentiment, pour en avoir rencontré, qu'une minorité sachante manipulait une majorité utilisatrice des réseaux sociaux mais relativement ignorante et que la précarité économique conduisait à tenir un discours antiparlementariste et, pour ainsi dire, anti-tout. Leur expliquer notre fonctionnement politique permet cependant parfois de dissoudre quelque peu les oppositions. J'en ai conclu que les réseaux sociaux trompaient les gens, et que nous avions de la pédagogie à faire.
Je crois aussi que le populisme s'alimente de petites choses, notamment des petites phrases de dirigeants. Dire que certaines personnes ne sont rien ou que les gens n'ont qu'à traverser la rue pour trouver un emploi crée une humiliation terrible. Un ministre de l'économie a même dit aux gens habitant à dix kilomètres de chez moi qu'ils étaient des illettrés ! Voilà ce qui alimente le populisme.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Je mesure la chance que nous avons de participer à une heure si matinale à des échanges aussi intéressants. Vous avez mis le doigt, Monsieur Badie, sur un point important : le rôle de la pédagogie. Notre peuple en a plus que jamais besoin, et vous avez tordu le cou à des idées reçues avec un grand talent.
Vous avez employé l'expression délicieuse d'utopie régressive. Dans l'Essonne, nous en avons un éminent pourvoyeur : Nicolas Dupont-Aignan, qui est un homme fin et intelligent, capable de dire ce qu'il faut pour capter sa clientèle. Comment analysez-vous l'évolution de ces utopies régressives ? Madame Le Pen, par exemple, ne parle plus de la sortie de l'euro, car qui peut désormais contester que l'euro ait été un bien pour nous, Français ?
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Moi !
M. Bertrand Badie. - Vous posez le problème de la communication politique, qui est, dans notre pays, profondément malade. Lassé de me faire traiter de « cosmopolite circoncis » sur les réseaux sociaux, je pense d'ailleurs qu'il y a lieu de légiférer sur la question. L'anonymat, qui permet de dire tout et n'importe quoi, est très dangereux. Nous sommes hélas entrés dans un monde de fake news, ce qui est absolument destructeur. L'ennui est que celui qui l'a le plus dénoncé en est le plus grand producteur, mais c'est un autre problème... Autre chose sont les petites phrases, qui font partie de la communication moderne. La une de presse qui montre Poincaré visitant un cimetière de poilus et qui pose la question de savoir s'il rit ou est aveuglé par le soleil n'a pas créé de mouvement d'opinion. Aujourd'hui, la moindre petite phrase est répétée, disséquée et amplifiée. Il y aurait un livre à écrire - en deux volumes, donc, pour ne pas les confondre - sur les effets désastreux des fake news, et des petites phrases... Les comportements politiques et sociaux se forment désormais davantage sur la superficialité que sur la délibération. Or la démocratie, c'est la délibération, qui suppose d'entrer dans la profondeur des sujets, soit le contraire des petites phrases !
Un autre élément me frappe : le rôle des imaginaires sociaux, qui ont été absolument bouleversés en quelques années. Quand j'étais jeune, l'imaginaire était national, local aussi, mais à peine européen. L'imaginaire est désormais mondial, ce qui permet d'expliquer le djihadisme, par exemple. C'est ainsi que le monde se structure. Mireille Delmas-Marty, cherchant à concevoir un système normatif adapté à la mondialisation, a identifié des imaginaires contemporains : l'utopie du marché, le tout-numérique, l'utopie de la terre mère, de l'empire-monde, ou ce qu'elle appelle encore l'imaginaire des poètes. Le grand problème, c'est que nous n'en délibérons pas, et n'essayons pas de fixer notre imaginaire pour les décennies à venir. Les utopies régressives gagnent lorsque nous ne réussissons pas à construire des utopies projectives. Le grand succès de l'Europe au XIXe siècle est dû au fourmillement d'utopies : communiste, socialiste, anarchiste, libérale... Le XXe siècle, lui, a été utopicide. Le panarabisme, le panafricanisme ont été tués dans l'oeuf, ce qui a conduit à la faillite du tiers-monde. Au monde islamique comme ailleurs, le monde occidental arrogant a expliqué que le choix n'était pas permis. Résultat : n'a subsisté que l'utopie du retour à l'islam de l'âge d'or, du VIIe siècle, portée par les Dupont-Aignan du monde musulman.
La responsabilité du personnel politique est de passer un tiers de son temps à proposer des utopies projectives, c'est-à-dire susceptibles d'accompagner les mutations. L'asphyxie par la pensée unique a désormais atteint un niveau inquiétant. Ce n'est pas Éric Zemmour qui fournira les utopies du XXIe ou du XXIIe siècle ! Nous sommes figés dans le déni du réel, c'est notre maladie principale. L'idée que l'Europe n'est plus l'étoile du berger et que le sud est désormais plus riche et plus peuplé que le nord nous est insupportable ; alors, nous allons chercher de nouvelles batailles de la Marne au Tchad ou en Mésopotamie. Ainsi que me le disait un ami au club des vingt hier soir, nous avons une très belle diplomatie mais nous n'avons plus de politique étrangère. Comme disait le général de Gaulle : « Eh bien, monsieur le président, nous mourrons ensemble ».
M. Roger Karoutchi, président. - Sur cet élan d'optimisme, nous vous remercions.
La réunion est close à 9 h 45.