Lundi 11 juin 2018
- Présidence de M. Vincent Delahaye, président -
La réunion est ouverte à 10 h 35.
Audition de M. Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre
M. Vincent Delahaye, président. - Monsieur le ministre, nous vous avons sollicité dans le cadre de cette commission d'enquête, car vous avez co-écrit en 1967, à votre sortie de l'ENA, un pamphlet intitulé L'Énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise. Vous y dénonciez l'influence des grands corps et du pantouflage, tout en proposant des solutions. Quelle est votre vision de la situation actuelle, qu'il s'agisse du Conseil d'État ou de l'Inspection générale des finances, entre autres ? Votre éclairage nous permettra de proposer des pistes d'orientation.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Pierre Chevènement prête serment.
M. Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre. - Entre le moment où l'on a publié ce petit pamphlet d'humeur, écrit en quelques semaines par trois jeunes anciens élèves de l'ENA - on ne parlait pas encore d'énarques - et aujourd'hui, il s'est écoulé presque 50 ans. Quand on se retourne sur le temps passé, on est frappé de voir que l'idée de service public se portait encore très bien, à cette époque-là. Nous discernions les effluves d'une société libérale à venir, où le pantouflage ne serait plus l'exception mais deviendrait presque la règle. Nous contestions l'idée que l'avenir de très jeunes gens puisse être fixé dès le concours de sortie de l'école, alors qu'ils n'avaient pour la plupart d'entre eux que 22, 23 ou 24 ans, sauf pour ceux qui avaient fait un long service militaire - en 1965, date de sortie de la promotion Stendhal, j'avais 26 ans.
L'inégalité des corps de débouchés retentissait sur l'atmosphère de l'école, et en particulier ce fameux concours dont les épreuves étaient affichées au fil de la scolarité. Cela créait une ambiance peu propice à la camaraderie, même si celle-ci savait reprendre ses droits, quand il le fallait.
Ce qui était tout à fait choquant, c'est que l'on puisse sélectionner une très mince élite représentant peut-être une dizaine d'élèves sur une promotion de cinquante. Ceux qui sortaient à l'Inspection des finances, au Conseil d'État, corps très disputé, ou bien encore à la Cour des comptes étaient évidemment parmi les élèves les mieux classés à la suite d'épreuves écrites et orales sur lesquelles je n'épiloguerai pas.
Aucune des nombreuses réformes de l'ENA n'a modifié cette situation, et les grands corps sont restés le haut du panier, sans que l'on touche à cette inégalité fondamentale qui a pour conséquence que l'on trouve, dès la sortie de l'ENA, des administrateurs civils de dignités inégales selon leur corps d'affectation et des élèves appelés très vite à des postes de responsabilité en cabinet ministériel ou dans l'administration.
D'où ce petit livre, intitulé L'Énarchie, titre un peu dérisoire, qui fait référence au grec archein, alors que ceux qui sortent de cette école ne commandent qu'au nom de trois initiales. Nous y critiquions aussi la formation de l'ENA, car entre le concours d'entrée et le concours de sortie, on n'y apprend finalement pas grand-chose de plus qu'à Sciences Po. Tous les élèves finissent par sortir administrateurs civils, et qu'ils soient affectés au ministère des Affaires sociales, de l'Équipement, ou des Anciens combattants, ces jeunes gens se trouvent affublés de ce sobriquet de dérision, devenu un titre de révérence : « énarque ».
Le livre comporte trois chapitres : il y a l'énarchisant qui prépare l'ENA, l'énarchiste qui subit la scolarité, puis l'énarque, c'est-à-dire l'ancien élève, qui fait l'objet d'un dernier chapitre aux descriptions croustillantes. L'exercice, amusant, avait une portée sociale, car il secouait un organisme qui s'était enkysté contrairement à l'intention de ses fondateurs, Maurice Thorez, alors ministre de la Fonction publique, et Michel Debré, père spirituel de l'ENA, qui souhaitaient un concours égalitaire mutualisant les concours de recrutement d'avant-guerre qu'on accusait de favoriser les familles installées, ce qui était sans doute vrai en ce qui concerne l'Inspection des finances ou le Conseil d'État, mais pas forcément le Quai d'Orsay.
Nous proposions de supprimer les grands corps pour revenir à l'unicité et à l'égalité de recrutement des futurs hauts fonctionnaires. L'idée avait été caressée sous la Seconde République, puis sous la Troisième, à l'époque du Front populaire, par Jean Zay, sans que l'on évolue depuis. L'accumulation des promotions, la stabilité de nos institutions et le poids des cabinets ministériels ont contribué à créer une petite élite administrative qui occupe tous les grands postes de l'État, en ne concernant que 10 % des élèves. Ce travers n'a fait que s'aggraver avec la sédimentation des promotions, car nous en sommes à la soixantième, la première, nommée France combattante, datant de 1945.
M. Vincent Delahaye, président. - Combien y a-t-il d'élèves par promotion, désormais ?
M. Jean-Pierre Chevènement. - Nous étions une cinquantaine, initialement. Il y a désormais trois concours. Le corps principal est constitué par des étudiants, recrutés jeunes. Les fonctionnaires recrutés par concours interne représentent le quart des effectifs. Enfin, la troisième voie est ouverte à des candidats qui ont fait leurs preuves dans le domaine social, conçu très largement.
Beaucoup de responsables politiques ont été élus après avoir emprunté la voie de l'ENA. Le suffrage universel est maître et je n'ai pas de critique à formuler. Sur les huit derniers présidents de la République, pas moins de quatre sont sortis de l'ENA, à savoir MM. Giscard d'Estaing, Chirac, Hollande et Macron. C'est beaucoup. Le suffrage universel est libre de considérer que nous avons une élite de hauts fonctionnaires brillants, doués de clarté d'expression et de vivacité d'esprit, tout en possédant des qualités humaines, même si l'on peut parfois regretter une formation trop généraliste.
La structure du capitalisme français avec de grandes entreprises privées encourage un phénomène de porosité grave entre les élites administratives et les élites économiques. Est- ce pour le bien du service public ? Si j'en juge par le nombre de grands groupes qui ont été délocalisés et dont le siège social se trouve à l'étranger, rien n'est moins sûr.
Il faudrait aussi orienter les travaux de votre commission vers Polytechnique.
M. Vincent Delahaye, président. - Je vous rassure, nous ne nous arrêtons pas à l'ENA.
M. Jean-Pierre Chevènement. - Chaque grande école mériterait une analyse particulière. Quoi qu'il en soit, cette concentration des responsabilités dans une mince élite pose problème, dès lors que le recrutement se fait sur des bases sociologiques étroites, car même si le concours est ouvert aux fonctionnaires et si la troisième voie existe, il n'en reste pas moins que pour réussir dans la première voie, mieux vaut avoir fait Sciences Po Paris. D'autant que l'idée du service public en souffre. La différence des rémunérations est considérable, allant de un à dix, voire de un à vingt entre ce que gagnent un haut fonctionnaire et le patron d'une grande entreprise. D'où l'attraction du privé et ce risque du pantouflage, pleinement confirmé.
Par conséquent je propose de supprimer l'accès aux grands corps, à la sortie de l'ENA pour concentrer le recrutement sur les administrateurs civils. Le recrutement dans les grands corps - Conseil d'État, Cour des comptes et Inspection des finances - se ferait par la voie de la formation interne continue, avec la création d'un Centre des hautes études administratives qui recruterait après sept à dix ans d'exercice, soit en fonction d'aptitudes vérifiées par une pratique professionnelle réelle. J'ai proposé cette réforme dès 1967, avec les co-auteurs du livre.
Une deuxième réforme consisterait à interdire purement et simplement le pantouflage. Quand on choisit le service public, on s'interdit de pantoufler dans les entreprises, sur lesquelles on a exercé un contrôle soit dans des postes administratifs, soit dans les cabinets ministériels. La France a besoin d'élites patriotes qui servent l'intérêt national plutôt que de penser qu'elles sont les mieux qualifiées parce qu'elles sont les mieux payées.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Monsieur le ministre, merci d'avoir conservé ce souffle qui vous est propre. Nous ne pouvions manquer d'entendre celui qui a inventé le terme « énarchie ». Les formes nouvelles de migrations qui se développent dans la haute administration ont des conséquences sur le fonctionnement de notre pays. On nous objecte que le pantouflage n'a rien de nouveau et que le mot est ancien. Cependant, ne trouvez-vous pas que les allers-retours entre le privé et le public constituent une nouveauté dans le paysage politique et administratif de notre pays ?
M. Jean-Pierre Chevènement. - Les contrôles de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique restent faibles. La commission de déontologie en charge d'examiner les demandes de pantouflage est assez laxiste. D'où ma proposition d'interdire purement et simplement le pantouflage.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Certains nous ont dit qu'il serait dommage de se priver des compétences acquises lors d'un passage dans le privé.
M. Jean-Pierre Chevènement. - Le président de la République a démissionné du corps de l'Inspection des finances. C'est exemplaire. Bien d'autres devraient en faire autant.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Les allers-retours entre le privé et le public ne sont-ils pas un enrichissement dans la formation de la haute administration ?
M. Benoît Huré. - Il s'agirait d'une formation complémentaire.
M. Jean-Pierre Chevènement. - Nous ne sommes pas aux États-Unis. Le modèle français sépare la fonction publique et ceux qui travaillent à l'enrichissement des entreprises. Je me prononce pour le modèle français traditionnel.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Des gens qui ont pratiqué ces allers-retours nous ont dit y avoir gagné en ouverture et en sens de la responsabilité. Qu'en pensez-vous ?
M. Jean-Pierre Chevènement. - Les fonctionnaires peuvent avoir ces qualités sans forcément avoir été PDG d'une entreprise. Le terme « ouverture » est beaucoup trop imprécis. Nul besoin de diriger un grand groupe privé pour exercer efficacement une compétence attribuée par l'État dans la haute administration.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - N'y a-t-il pas une mutation de la fonction de l'État, devenu de plus en plus régulateur et organisateur d'une concurrence libre et non faussée, ce qui a contribué à multiplier les autorités administratives soit disant indépendantes ?
M. Jean-Pierre Chevènement. - C'est effectivement une autre conception, selon laquelle l'État n'aurait plus à intervenir directement dans la vie économique et pourrait s'en remettre aux autorités administratives. Il y a eu un excellent rapport de M. Mézard à ce sujet.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Nous en fûmes.
M. Jean-Pierre Chevènement. - Je crois qu'il faut lutter contre cette tendance qui consiste à déléguer à des autorités administratives sur lesquelles l'État n'exerce plus aucun contrôle des secteurs comme l'énergie, le gaz ou les matières premières. Autrefois, il y avait une direction générale de l'énergie au ministère de l'Industrie. Désormais, les instances administratives se multiplient. Le sujet avait donné lieu à une communication de M. Strauss-Kahn dans un séminaire gouvernemental, en septembre 1999. Je revois encore la scène.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - N'y a-t-il pas aussi une évolution du rôle des institutions qui sont les gardiens du temple ? Le Conseil d'État n'a-t-il pas révisé sa conception du service public ? Désormais, le premier devoir d'une entreprise en charge d'un service public est de bien se rappeler qu'elle travaille dans un univers concurrentiel et qu'elle doit respecter le marché. Le Conseil constitutionnel a récemment rendu plusieurs décisions en s'appuyant sur des arguments fournis par la porte étroite. La Cour des comptes ne se contente plus de vérifier la régularité des comptes, mais elle est devenue le prescripteur des politiques publiques. Comment interprétez-vous ces changements ?
M. Jean-Pierre Chevènement. - Je partage votre sentiment. Le Conseil d'État était le conseilleur de l'État et prenait d'abord en compte les intérêts de l'État républicain. Il se voulait aussi, par coquetterie, protecteur des libertés individuelles, tout en tenant un équilibre sur des sujets difficiles, comme les flux migratoires. Il est devenu de plus en plus protecteur des libertés individuelles, perdant peu à peu son rôle historique de conseilleur de l'État.
Quant à la Cour des comptes, le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l'Union européenne, a introduit en 2012 une instance composée de magistrats issus de ce corps pour vérifier que le projet de budget national respectait la trajectoire négociée avec la Commission européenne. D'où le rôle de gendarme qui échoit désormais à la Cour.
Tout cela procède d'une évolution où le suffrage universel, autrefois au coeur de la République, est relégué dans la panoplie des outils sulfureux qui favorisent le populisme. La souveraineté populaire figure pourtant au titre premier de la Constitution. Le suffrage universel, qui reste l'arbitre suprême, a laissé la place à d'autres manières de décider que l'on regroupe sous des noms divers, comme celui de « gouvernance » qui abrite le pouvoir des juges et le rôle du marché. Le marché, les juges et les médias sont devenus les régulateurs du système, comme l'avait bien montré Jean-Marie Colombani dans un ouvrage qui date d'il y a une dizaine d'années. Dans cette conception, on quitte la démocratie républicaine pour s'orienter vers une démocratie des droits individuels, défendus par différentes instances, qu'il s'agisse du défenseur des droits, du défenseur des enfants, etc. Si l'on ajoute les juridictions européennes, ou encore la place dévolue au Conseil constitutionnel avec les QPC, il est clair que la place du Parlement ne va plus de soi. Ces évolutions retentissent sur l'idée que l'on se fait de l'État et de son service.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Doit-on se contenter de prendre conscience de ces évolutions ? L'ENA n'est qu'un aspect de la question. Des réformes de bon sens pourraient moduler ces évolutions : sont-elles possibles ?
M. Jean-Pierre Chevènement. - La plupart du temps, cette dérive n'est pas consciente. La dépossession des prérogatives du Parlement s'est faite à grands pas. Qu'il s'agisse des institutions de la Ve République, des institutions européennes, du rôle du Conseil constitutionnel ou de la prolifération des AAI, tout cela réduit le champ des prérogatives parlementaires. Si l'on ajoute les obligations de non-cumul qui privent les parlementaires de leur représentativité, il est certain que le Parlement souffre.
Mme Christine Lavarde. - Vos propos, très intéressants, sont à rebours de ceux des autres intervenants que nous avons auditionnés. Certains nous ont présenté le pantouflage comme une respiration qui permettrait à la fonction publique de survivre. Les postes de directeur manquent pour satisfaire tous les candidats qui ont passé un concours difficile. Votre interdiction de pantouflage s'appliquerait-elle à l'ensemble de la fonction publique ou seulement aux fonctionnaires de catégorie A + ? Vaut-elle dès la sortie de l'école ? Dans les promotions les plus récentes de l'Inspection générale des finances, nombreux sont ceux qui quittent la fonction publique. Ne vaudrait-il pas mieux interdire le pantouflage dans les 20 premières années d'exercice, par une mesure qui renforcerait l'engagement décennal ?
M. Jean-Pierre Chevènement. - Il y a place pour la réflexion. Pourquoi l'État consacrerait-il beaucoup de moyens à former le gratin de l'élite pour que quelques années plus tard ces personnes soient happées par les entreprises, grâce à un niveau de rémunération supérieur à celui de la fonction publique ? Allonger l'engagement décennal pourrait être une solution. Interdire le pantouflage pour tous les fonctionnaires de catégorie A me paraît plus simple. Les gens auront toujours la possibilité de démissionner. Le service public est une vocation qu'on ne doit pas brouiller par des conflits d'intérêts ou par des perspectives de promotion qui fausseraient le jugement des hauts fonctionnaires.
M. Benoît Huré. - Votre témoignage est important. Avancer dans ce dossier ne va pas sans difficultés. La migration du pouvoir vers le marché, les juges et les médias restreint effectivement la démocratie républicaine. Certains nous ont dit lors des auditions que le pantouflage permettait à la haute administration de mieux connaître le monde qui l'entoure. La formation dispensée à l'ENA pourrait prévoir cette ouverture au monde. Je suis d'accord avec vous sur la nécessité de ne pas prendre le risque de brouiller le service public par d'éventuels conflits d'intérêts.
Ceux qui considèrent le pantouflage comme un phénomène naturel ne confondent-ils pas les conceptions française et américaine de l'administration ? Aux États-Unis, lorsqu'une majorité politique part, son administration la suit ; en France, l'administration assure la continuité de l'action publique, dans une sorte d'attelage avec les élus, représentants du suffrage universel.
Que pensez-vous du fait que la baisse annoncée du nombre des parlementaires ne soit pas corrélée à due proportion à la baisse du nombre des hauts fonctionnaires ? Cela répondrait pourtant au souci d'équilibre qui habitait Michel Debré.
On nous dit que les étudiants qui sortent de nos belles écoles font valoir leurs compétences dans le privé, faute d'activités intéressantes dans les services de l'État. Peut-être en formons-nous trop ? L'État finance ces formations pour avoir des hauts fonctionnaires qui seront les garants de l'impartialité et de la continuité de l'action publique.
M. Jean-Pierre Chevènement. - L'État doit former les gens dont il a besoin. Peut-être en forme-t-il trop si l'on considère que les concours ont en réalité pour but de former les élites en général. Il faudrait réduire l'empâtement. Nous ne manquons pas de grandes écoles en France, où l'on peut former des dirigeants d'entreprise sans forcément qu'ils passent par l'ENA, dont ce n'est pas la vocation. Faisons confiance à l'intelligence spontanée de ses anciens élèves pour s'adapter à des fonctions pour lesquelles ils n'ont pas été vraiment préparés, en faisant par exemple davantage de comptabilité.
Je ne crois pas qu'il faille établir un rapport entre le nombre de parlementaires et le nombre de hauts fonctionnaires. Le nombre des parlementaires a toujours fluctué. Quand j'ai été élu, les députés étaient bien moins que 577. Le nombre de sénateurs a augmenté ces dernières années avec les représentants des Français de l'étranger. Chaque département doit pouvoir être représenté par un parlementaire. Comment concilier cela avec l'introduction d'une dose de proportionnelle ? C'est un casse-tête.
Je ne désapprouve pas la baisse du nombre des parlementaires, dès lors que la représentation des territoires continue d'être assurée. En revanche, l'impossibilité de se représenter au-delà de trois mandats est contraire aux principes républicains. Je reste de la vieille école : le suffrage universel a des prérogatives sur lesquelles il ne faut pas empiéter.
M. Benoît Huré. - Et le cumul des fonctions ?
M. Jean-Pierre Chevènement. - J'avais porté en 2001, comme ministre de l'Intérieur, un projet de loi qui réduisait la possibilité de cumul des mandats pour un parlementaire à un exécutif local. Rien n'est plus instructif que d'être maire. J'ai été maire pendant vingt ans. Je sais que c'est une fonction où l'on apprend tout. Je n'étais pas hostile à un cumul limité et je regrette que le parlementaire ne puisse plus avoir cette épaisseur, cette chair que lui donnait l'exercice d'un mandat local. Ceux qui ont pris cette décision n'ont à mon sens pas assez étudié le concept de représentativité. Nous faisons face à une crise de la représentation. Évitons de la creuser.
Mme Sophie Taillé-Polian. - L'ENA prépare très bien aux postes de relations publiques, où il s'agit de faire fructifier ses réseaux, précieux dans le pantouflage. Dans certaines auditions, on nous a dit qu'il y avait plus qu'auparavant une pensée unique de la haute administration. Considérez-vous qu'il y avait davantage de débat et d'échange de points de vue, auparavant ?
Mmes Lebranchu et Girardin ont souhaité l'une et l'autre supprimer le classement à la sortie de l'ENA pour reporter à plus tard la promotion dans les grands corps. Les membres de ces grands corps s'y sont opposés. Ces réformes sont-elles plus difficiles à mener qu'auparavant ? Le pouvoir politique a-t-il perdu de son autorité par rapport à ces grands corps, voire l'administration en général ?
M. Jean-Pierre Chevènement. - Incontestablement, le néo-libéralisme a pignon sur rue depuis une trentaine d'années. Des pensées jusque-là bien établies, comme la pensée keynésienne en économie, apparaissent désormais hétérodoxes ou dépassées. Les économistes marxistes se sont essoufflés. La pensée contestataire s'est affaiblie, y compris l'école gaulliste, à droite. Désormais, l'idéologie de la concurrence est largement répandue. Les jeunes générations d'étudiants sont formatées, depuis trente ans, à une manière de penser qui n'est pas la mienne. Je suis moi-même le produit d'un autre système : l'école que j'ai connue ne ressemble pas beaucoup à l'école actuelle.
Une réforme hardie se heurtera forcément à la sédimentation des promotions et aux intérêts installés. Pour développer une pensée systémique, pensée d'ensemble qui permettrait de comprendre ce que peut être un État républicain dans une société démocratique, il faudrait une telle somme d'analyses convergentes et partagées dans une société engagée que je doute qu'on y arrive de sitôt.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - À première vue, le recrutement de l'ENA n'est pas moins démocratique que celui de la plupart des grandes écoles. Cependant, au cours de la scolarité, le nombre d'étudiants d'origine modeste descend dans le classement. Le mode de sélection à l'intérieur même de l'ENA est-il en cause ? Ne faudrait-il pas changer la manière dont on sélectionne les meilleurs ? Comment faire pour que l'ENA gomme les différences plutôt que de les accentuer ? Ne faudrait-il pas calquer la réforme de l'ENA sur le modèle de l'École de guerre ?
M. Jean-Pierre Chevènement. - Les concours ont toujours favorisé les jeunes gens d'origine bourgeoise, dotés d'un certain habitus. C'était déjà vrai à l'époque où j'ai publié L'Énarchie, même s'il subsistait « quelques rois nés du peuple qui donnaient un air de justice à l'inégalité » pour reprendre les mots d'Alain. J'en ai côtoyé ; ils se sont raréfiés.
Les inégalités se sont creusées, notamment entre les instituts d'études politiques qui préparent plus ou moins bien au concours de l'ENA. Peut-être faudrait-il créer une plus grande égalité des chances en rendant le concours plus juste, grâce à des préparations plus accessibles ? Je ne suis pas contre les concours ; on doit pouvoir agir pour démocratiser le recrutement.
Le resserrement des élites sur elles-mêmes, l'absence de mobilité sociale, le fait que les élites dirigeantes sont de moins en moins représentatives de la population expliquent sans doute la crise de la démocratie.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Les épreuves de sélection du concours ne favorisent-elles pas l'écrémage de la crème ?
M. Jean-Pierre Chevènement. - Je ne suis pas favorable aux épreuves orales, car il s'agit d'épreuves de maintien qui favorisent les candidats qui ont un certain habitus. On m'a répondu qu'il fallait au contraire valoriser l'oral : c'est une question d'école. La manière dont les concours sont organisés ne laisse peut-être pas leurs chances à des candidats issus de milieux modestes. La promotion de l'ascenseur social va de pair avec le refus de ce que Bourdieu appelait la « noblesse d'État ». Il faut aérer le système en favorisant la promotion sociale, tout en marquant bien la vocation de chaque corps.
M. Vincent Delahaye, président. - Monsieur le ministre, nous vous remercions pour votre franchise. Vous avez su partager avec nous votre expérience et votre connaissance de la haute fonction publique et de l'administration de l'État. Cela nous sera très utile dans l'avancée de nos travaux.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11h40.
Jeudi 14 juin 2018
- Présidence de M. Vincent Delahaye, président -
La réunion est ouverte à 11 h 35.
Audition de M. Jérôme Goldenberg, chef de service adjoint à la directrice des affaires juridiques du ministère de l'économie et des finances
M. Vincent Delahaye, président. - Mes chers collègues, nous reprenons nos auditions en entendant M. Jérôme Goldenberg, chef de service adjoint à la directrice des affaires juridiques du ministère de l'économie et des finances.
Monsieur, vous avez été, me semble-t-il, intégré dans le corps des administrateurs civils après avoir été nommé dans celui des conseillers des tribunaux administratifs et cours administratives d'appel. Vous faites donc partie de ces profils juridiques que recherchent les ministères, et vous avez exercé des fonctions de sous-directeur, puis de chef de service au sein du ministère de l'écologie. En janvier 2016, vous avez été nommé directeur juridique de la Lyonnaise des Eaux, qui allait devenir Suez Eau. Depuis quelques semaines, vous êtes le numéro deux de la direction des affaires juridiques de Bercy. Vous comprendrez donc que vos motivations pour ce passage par le privé et le retour aujourd'hui au sein d'un ministère important nous intéressent. Il en est de même pour les discussions que vous avez pu avoir avec la Commission de déontologie de la fonction publique lors de votre départ et les conditions dans lesquelles vous avez été recruté pour votre poste actuel.
Avant de vous laisser la parole, je dois vous demander de prêter serment en vous rappelant que tout faux témoignage devant la commission d'enquête et toute subornation de témoin serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ? Levez la main droite et dites : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jérôme Goldenberg prête serment.
Après votre propos liminaire, je passerai la parole à M. le rapporteur, puis aux membres de la commission pour vous poser des questions.
M. Jérôme Goldenberg, chef de service adjoint à la directrice des affaires juridiques du ministère de l'économie et des finances. - Je suis très honoré d'être auditionné aujourd'hui par votre commission. Il me semble que les départs des hauts fonctionnaires vers le privé sont autant de trajectoires personnelles. En les prenant dans leur globalité, il est certainement possible d'en tirer des enseignements. Pour ma part, je ne me sens pas particulièrement légitime pour avoir un avis autorisé sur ces questions.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Vous pouvez avoir un avis personnel.
M. Jérôme Goldenberg. - Permettez-moi de formuler quelques considérations d'ordre général.
Premièrement, j'évoquerai la question des valeurs et celle de l'ancrage de l'État dans la société. J'ai toujours été très attaché à la notion de service public : l'État n'est pas autocentré, mais il est au service de la société. J'en déduis - peut-être ai-je tort ? - qu'il n'est pas besoin - cela peut même être contreproductif - de chercher à assurer une parfaite étanchéité entre ceux qui le servent et le reste de la société. Après avoir passé près de vingt ans au sein de l'État, après une parenthèse de deux ans et demi dans le privé, je n'ai pas le sentiment que les valeurs qui animent les agents s'étiolent. À titre personnel, j'ai vécu mes mouvements successifs non pas comme un désintérêt du service public, mais plutôt comme l'expression d'une légitime curiosité dans l'exercice de mon métier de juriste. Mon parcours s'inscrit dans une continuité.
Deuxièmement, j'aborderai la problématique des conflits d'intérêts. Il est évidemment indispensable de prévenir ces conflits et de les traiter correctement. Je ne sais si la situation peut être perfectible, mais j'observe que les choses ont évolué favorablement au cours des dernières décennies et a fortiori dans la période actuelle. En témoignent la création de la Commission de déontologie de la fonction publique, puis le renforcement de ses pouvoirs, la création de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), ainsi que l'attention que porte le corps social à ces questions. De surcroît, cette question ne se borne pas à celle des allers-retours entre le public et le privé. Le renforcement des dispositifs de prévention et de traitement des conflits d'intérêts au sein même de la sphère publique démontre cette prise de conscience. La loi de 2016 a inscrit la définition des conflits d'intérêts dans le statut général de la fonction publique. De plus, cette évolution ne me paraît pas limitée à la sphère publique. Pour avoir été déontologue dans l'entreprise dans laquelle je travaillais, je puis vous assurer que les politiques d'éthique et de compliance occupent une place de plus en plus importante au sein des entreprises, et une étape tout à fait significative a été franchie avec la loi Sapin 2.
En revanche, il me semble nécessaire d'éviter que quelques cas médiatisés - malheureux - ne nourrissent une culture généralisée de soupçon, qui serait très préjudiciable tant à la fonction publique qu'à notre démocratie.
Troisièmement, le questionnement de votre commission touche aussi des questions plus larges concernant le déroulement de carrière des hauts fonctionnaires, la constitution des viviers, ainsi que la diversité des parcours et des expériences souhaitée pour ceux-ci. J'ai la conviction que le fait d'évoluer dans différents univers et de s'éprouver dans des contextes variés est une excellente opportunité. Je suis intimement convaincu que mon passage dans le privé, au même titre que mes précédentes expériences dans le public, me permettra d'être plus efficace dans l'exercice de mes nouvelles fonctions au sein de l'État.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Merci, monsieur Goldenberg. Vous vous demandez peut-être pourquoi vous êtes là, parce que vous n'êtes pas un grand pantouflard. En fait, vous n'avez fait qu'une incursion dans le privé. Votre parcours est atypique eu égard au parcours de ceux que j'appelle « les grands praticiens de l'exercice des portes tournantes ». À quelques nuances près, je partage vos propos sur le battage médiatique autour de certains cas, mais cela devient tout de même régulier.
Vous dites qu'il ne peut y avoir de cloison étanche entre le public et le privé. Mais n'avez-vous pas l'impression que l'on est passé d'une étanchéité qui n'a d'ailleurs jamais été totale à un État poreux. Il y a de plus en plus une espèce de porosité entre l'exercice des fonctions d'État et les intérêts privés. Il n'est qu'à voir le nombre de conseillers d'État qui se retrouvent dans des cabinets d'avocats d'affaires...
M. Jérôme Goldenberg. - Le phénomène n'est effectivement pas nouveau. Est-ce parce que l'on y attache aujourd'hui plus d'importance ou est-ce la réalité ? Je n'ai pas les chiffres.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Il semblerait que ce soit le cas.
M. Jérôme Goldenberg. - Je ne saurais le dire. Le fait que des fonctionnaires partent dans le privé renvoie plutôt à la question de savoir s'il convient d'y faire obstacle.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Et à quel degré.
M. Jérôme Goldenberg. - En effet. Et quels garde-fous sont mis en place ? La première question est d'ordre quasi philosophique en ce qu'elle a trait à un système de valeur. La seconde concerne les dispositifs en vigueur, lesquels ont été considérablement renforcés au cours de la période récente, qu'il s'agisse au moment du départ dans le privé ou du retour dans le public. Lors de mon départ, j'ai naturellement saisi la commission de déontologie afin de recueillir son avis, en lui communiquant tous les documents nécessaires pour que celle-ci puisse se prononcer en toute connaissance de cause. La saisine de la commission est devenue obligatoire pour tous les départs dans le privé. Concernant le retour dans le public, pour un certain nombre de postes à responsabilités, les intéressés sont soumis à une obligation de déclaration d'intérêts préalable à la nomination dans le poste, voire une déclaration de patrimoine ou des mises sous mandat des instruments financiers qui peuvent être détenus à titre personnel.
M. Vincent Delahaye, président. - Que vous a-t-on demandé à votre retour ?
M. Jérôme Goldenberg. - Préalablement à ma nomination, dans le cadre de la procédure de recrutement, qui se fait maintenant de façon collégiale par le biais d'un comité d'audition, j'ai eu l'obligation de remplir une déclaration d'intérêts, où sont listés l'ensemble des intérêts soit en raison des relations personnelles, soit en raison des fonctions précédentes. Au demeurant, il ne s'agit plus uniquement maintenant d'intérêts entre le privé et le public. Aux termes du statut général de la fonction publique, le conflit d'intérêts englobe les conflits entre le public et le public. Comme je l'ai souligné, cette préoccupation transcende très largement la seule question des rapports entre la sphère publique et la sphère privée et des allers-retours entre le public et le privé.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - À regarder les statistiques, nous avons l'impression que la commission de déontologie est bonne mère : le nombre de refus se compte sur la moitié des doigts d'une main. C'est assez étonnant. Des refus de l'administration se transforment en acceptation ; en témoigne la célèbre affaire en cours. Des réserves sont souvent émises, mais qu'adviennent-elles ? À votre retour, on ne vous a demandé que des déclarations ; personne ne vérifie. Je sais que la confiance doit prévaloir, mais tout cela est un petit peu curieux. Nous ne sommes pas totalement convaincus - nous ne sommes pas les seuls ! - de l'efficacité de ces dispositifs. Vous pensez qu'ils sont très efficaces ?
Mme Maryvonne Blondin. - Comment se présente cette déclaration ? Vous remplissez des cases sur un formulaire, que vous transmettez à l'institution concernée ?
M. Jérôme Goldenberg. - Le nombre de saisines de la commission de déontologie est ce qu'il est. Il est possible - c'est l'une des explications qui en est parfois donnée - que les contraintes pesant sur tout fonctionnaire souhaitant partir dans le privé aient été très largement intégrées par celui-ci. Un phénomène d'autocensure le conduirait tout simplement à ne pas se mettre dans une situation où la fonction visée l'exposerait à un avis négatif. Pour ma part, eu égard aux fonctions qui avaient été les miennes, j'ai automatiquement exclu certains secteurs.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Quel secteur avez-vous évité ?
M. Jérôme Goldenberg. - L'énergie en particulier. Il me paraissait malvenu d'envisager de travailler dans ce secteur.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Ne serez-vous pas conduit à traiter ce type de questions à Bercy ?
M. Jérôme Goldenberg. - Votre question rejoint celle du contrôle au retour dans la fonction publique.
De façon très pragmatique, nous remplissons un formulaire élaboré par la Direction générale de la fonction publique (DGFP), me semble-t-il, qui comporte un ensemble de rubriques à remplir concernant nos dernières fonctions, nos derniers émoluments, les participations financières détenues en général, les éventuels intérêts à titre purement personnel à raison du milieu familial ou autre. Ce formulaire, qui doit être rempli avant la nomination, est adressé au chef de service concerné pour que celui-ci soit en mesure d'apprécier l'éventuel conflit d'intérêts. Si des aménagements qui permettent de le prévenir ne sont pas possibles, notamment en vous déportant sur les dossiers concernés, la conséquence logique est que vous n'occupiez pas ces fonctions.
Mme Maryvonne Blondin. - Vous avez une audition ?
M. Jérôme Goldenberg. - Dans le processus de recrutement, s'agissant des fonctions de directeur, secrétaire général et de chef de service dans l'administration centrale, un comité d'audition est prévu : il réunit différents représentants du ministère, de la direction ou du service d'emploi concerné et, de mémoire, une personnalité nommée par le représentant du Premier ministre et une personnalité qualifiée.
Monsieur le rapporteur, peut-être aurais-je à connaître de nouveau des dossiers relatifs à l'énergie, mais ce sont là des dossiers que j'ai traités alors que j'étais dans l'administration. À l'inverse, il ira de soi que je m'interdirais pendant une période de viduité évidente de connaître les dossiers touchant à l'entreprise et plus largement au groupe d'où je viens et au secteur dans lequel il évolue. Pour être parfaitement complet, cela fait partie du dispositif générique de prévention des conflits d'intérêts prévu dans le statut général de la fonction publique : lorsqu'il en est informé, le chef de service doit prendre les dispositions nécessaires pour prévenir les conflits d'intérêts qui pourraient se manifester.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Pour prendre un exemple purement théorique : dans vos fonctions, vous êtes amené, dans un autre domaine que celui de l'énergie ou aux confins de celui-ci, à devoir prendre des décisions qui ne sont pas défavorables à ce secteur. Certains pourront estimer que vous avez une fine compréhension des besoins de ce secteur et vous pourriez les rejoindre. Admettons que vous repartiez, que se passera-t-il ?
La définition du conflit d'intérêts m'a toujours semblé bizarre et j'ai un peu l'impression qu'elle existe pour masquer le trafic d'influence. Qui plus est, cette notion est insaisissable. Dès lors que vous avez une sensibilité pour un secteur particulier, vous aurez peut-être tendance, dans vos prises de décisions, à infléchir vos jugements. Même si vous pensez prendre les bonnes décisions, votre conception de l'intérêt général ne sera pas forcément partagée par tout le monde.
M. Charles Revet. - Vous avez souligné que les deux ans passés dans une entreprise vous ont apporté un certain nombre de choses. Pouvez-vous nous donner des précisions ?
M. Pierre Cuypers. - Vous avez abordé la question des valeurs, en relevant que l'État était au service de la société. Cela signifie que les fonctionnaires, qui plus est les hauts fonctionnaires, sont au service de l'État et donc de la société. Pensez-vous que ces valeurs soient partagées autour de vous ? Comme on l'entend, les politiques passent, mais les hauts fonctionnaires restent, ce qui peut dériver vers un intérêt personnel plutôt que l'intérêt de la Nation.
M. Jérôme Goldenberg. - Avant d'intégrer la fonction publique, j'ai travaillé plusieurs années dans le secteur privé et je n'ai pas le sentiment d'avoir, pour ce motif, moins bien servi l'État. Mes valeurs ne se sont pas trouvées affaiblies par mon expérience initiale ou postérieure en entreprise. Quant à la différence qu'il conviendrait d'établir entre prise illégale d'intérêts et trafic d'influence, elle varie selon les circonstances. Je n'y ai, pour ma part, jamais été confronté, ayant été en relation avec les collectivités territoriales plus qu'avec l'État lorsque j'oeuvrais dans le secteur privé. Dans un rapport du Conseil d'État était évoqué un trop-plein de déontologie faisant suite à une réglementation lacunaire : il me semble qu'un équilibre doit être recherché. Alors que la définition du conflit d'intérêts se fonde désormais sur des apparences, je crois nécessaire d'éviter qu'un simple écho médiatique ne devienne autoréalisateur. L'émoi de l'opinion publique ne doit pas créer l'apparence d'un conflit d'intérêts. Qui devrait alors être gardien des apparences ?
Monsieur Revet, mon expérience dans le secteur privé m'a fait découvrir de nouveaux modes de management et pratiquer d'autres branches du droit. J'ai également observé comment une norme pouvait être reçue par les acteurs économiques et compris combien pouvait être pénalisante la multiplication des réformes.
M. Charles Revet. - C'est également intéressant pour nous !
M. Jérôme Goldenberg. - J'ai réintégré la fonction publique depuis seulement trois semaines ; il m'est donc difficile d'évoquer l'état d'esprit de mes collègues. Néanmoins, je n'ai pas le sentiment que les valeurs des agents se sont affadies pendant mon absence...
M. Vincent Delahaye, président. - Dans la déclaration d'intérêts que vous devez remplir pour réintégrer la fonction publique, lesdits intérêts sont-ils mentionnés en détail ?
M. Jérôme Goldenberg. - Le formulaire ne prévoit pas un tel niveau de précision. En revanche, à mon retour, j'ai indiqué à ma directrice les dossiers qu'il convenait d'éviter de me confier.
M. Vincent Delahaye, président. - Mais vous auriez aussi bien pu ne rien dire ?
M. Jérôme Goldenberg. - L'éthique personnelle doit heureusement pouvoir compléter le cadre réglementaire ! L'installation de déontologues comme l'établissement de chartes ont pour objet de diffuser une culture éthique au sein de l'administration en abordant des cas pratiques.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Je crois utile d'étudier plus avant la porosité entre l'intérêt privé et l'intérêt général. Le Conseil d'État a révisé la définition du service public en précisant qu'il s'exerce dans le cadre du droit de la concurrence. Pourtant, les règles de libre concurrence peuvent se trouver fort éloignées de l'intérêt général en matière de service public ! Si la porosité précitée existe et que le service public n'a plus la même définition, n'installons-nous pas involontairement un système contraire à l'intérêt général, notamment quand les allers-retours de fonctionnaires se multiplient entre le secteur privé et l'administration ? Pourriez-vous nous préciser, par ailleurs, quelles étaient vos missions comme déontologue chez Suez ?
M. Jérôme Goldenberg. - J'animais le réseau des déontologues en poste dans les filiales et les implantations régionales du groupe et organisais des formations.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Quel en était le contenu ?
M. Jérôme Goldenberg. - Quelques semaines après mon arrivée chez Suez, j'ai réalisé un tour de France pour rencontrer les salariés les plus exposés à un risque déontologique. Les formations dispensées traitaient notamment du risque d'atteinte au devoir de probité et des règles en matière de contact avec le secteur public.
S'agissant de la première partie de votre question, il me semble que le sens de l'action publique est avant tout donné par l'autorité politique. L'évolution que vous évoquez ressort d'une tendance sociale lourde que ne contredit pas le politique. L'adhésion à cette évolution ou son rejet concerne davantage le citoyen que le fonctionnaire, qui se doit de s'acquitter loyalement de sa tâche.
M. André Vallini. - Vous interdisez-vous de repartir un jour dans le secteur privé ? Pensez-vous, par ailleurs, qu'il faille prévoir un délai d'un an ou de cinq ans au-delà duquel il ne serait plus possible de réintégrer la fonction publique ?
M. Jérôme Goldenberg. - S'agissant de ma carrière personnelle, je suis très heureux de mes nouvelles fonctions et espère y prospérer. Le fait de permettre d'exercer dans le secteur privé pendant dix ans, soit le quart d'une carrière de quarante ans, est-il trop généreux ou insuffisant ? Je n'ai pas de réponse préconçue à vous livrer. À titre personnel, je me serais trouvé frustré s'il m'avait été interdit de réintégrer la fonction publique. En substance, une étanchéité absolue entre le public et le privé ne m'apparaît pas souhaitable.
M. Pierre Cuypers. - Les salariés du secteur privé sont-ils nombreux à intégrer, pour un temps, la fonction publique ? Je ne le crois pas.
M. Jérôme Goldenberg. - Juridiquement, rien ne le leur interdit. Toutefois, la culture de l'État, voire de chaque ministère, a ses particularités, auxquelles le salarié du privé doit accepter de s'adapter.
Mme Maryvonne Blondin. - Vous avez précédemment évoqué vos missions chez Suez, notamment les formations que vous organisiez sur les relations entre salariés et secteur public. Nombre de grands groupes disposent d'un département de lobbying, dont nous nous plaignons parfois. Avez-vous réalisé des formations déontologiques auprès des lobbyistes de Suez ?
M. Jérôme Goldenberg. - Compte tenu de l'organisation du groupe Suez, je n'étais pas chargé du département des relations institutionnelles. Mon action s'est concentrée sur les salariés chargés des marchés publics. Je vous rappelle toutefois que, en matière de lobbying, des règles strictes s'imposent aux entreprises depuis la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite Sapin 2, et l'instauration d'une déclaration pour les représentants d'intérêts.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Je suis toujours surpris que l'on puisse réduire le phénomène du pantouflage et des allers-retours entre le secteur privé et l'administration à un sujet de morale personnelle ! Sommes-nous alors corrompus par inadvertance ? Avez-vous appris aux salariés de Suez à éviter les pièges de la déontologie ?
M. Jérôme Goldenberg. - Le rôle du déontologue que j'étais consistait à leur rappeler la réglementation et la définition des infractions susceptibles de les concerner dans le cadre de leur exercice professionnel. En réalité, le risque de corruption, interne parfois au secteur privé, est rare et, à titre personnel, je ne l'ai jamais rencontré.
M. André Vallini. - Les sensibilisiez-vous aux cadeaux, repas et autres voyages ?
M. Jérôme Goldenberg. - Absolument ! Il existait d'ailleurs un dispositif de suivi des cadeaux et des invitations encadré par des règles strictes, notamment budgétaires.
M. Vincent Delahaye, président. - Nous vous remercions.
La réunion est close à 12 h 25.
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Audition de Mme Marie-Christine Lepetit, chef du service de l'Inspection générale des finances
M. Vincent Delahaye, président. - Nous reprenons nos auditions en entendant Mme Marie-Christine Lepetit, cheffe du service de l'Inspection générale des finances.
Notre commission d'enquête porte sur les mutations dans la haute fonction publique et leurs incidences sur le fonctionnement des institutions. L'Inspection générale des finances suscite beaucoup d'interrogations, comme d'autres grands corps, par exemple le Conseil d'État, ou de grandes écoles, par exemple l'École nationale d'administration.
Quel regard portez-vous sur le départ vers le privé de certains membres de l'Inspection générale des finances ? On a avancé le chiffre de 60 % : est-il juste ? Pourquoi est-il préférable à vos yeux de pourvoir des postes à l'Inspection des finances à la sortie de l'ENA plutôt que de faire de l'Inspection exclusivement un corps de nomination après quelques années d'expérience dans le secteur public ?
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marie-Christine Lepetit prête serment.
Mme Marie-Christine Lepetit, cheffe du service de l'Inspection générale des finances. - Mon propos liminaire n'aura d'autre but que de planter le décor pour éviter toute ambiguïté.
L'Inspection des finances, ce sont en réalité deux choses assez différentes : un service, placé sous la tutelle du ministre chargé de l'économie et des finances (en l'occurrence de deux ministres dans la configuration gouvernementale présente), et un corps au sens du droit de la fonction publique, c'est-à-dire un ensemble de personnes régies par un statut particulier qui crée des droits et des devoirs. Il existe parfois une certaine confusion entre ces deux aspects.
L'Inspection en tant que service compte environ une centaine de personnes, fonctionnaires appartenant à toute une série de corps. Elle a pour fonction de procéder à des missions de vérification, d'audit, de contrôle, d'évaluation, de conseil etc. Je vous renvoie à notre site internet pour une description des missions et des méthodes et pour la composition de notre service.
Concernant le corps, qui fait couler tant d'encre et auquel vous faisiez plus spécifiquement référence, une partie de ses membres travaillent dans le service de l'Inspection générale des finances avec d'autres fonctionnaires, tandis que d'autres travaillent ailleurs, dans la fonction publique ou dans le secteur privé.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Actuellement, combien le service compte-t-il de personnes appartenant au corps ? Quelle est la proportion ?
Mme Marie-Christine Lepetit. - Au sein du service, nous sommes environ une centaine, dont environ 75 inspecteurs et inspecteurs généraux. Parmi eux, il faut distinguer deux catégories de personnes : d'une part, les personnes de la « Tournée », plutôt les jeunes, inspecteurs qui ne sont pas forcément membres du corps, mais nommés inspecteurs, car ils font « fonction de », et, d'autre part, les inspecteurs généraux. Les uns et les autres sont régis par des mécaniques de recrutement différentes.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Le corps, ce sont uniquement des inspecteurs généraux ?
Mme Marie-Christine Lepetit. - Non. Les dénominations « inspecteur » et « inspecteur général » sont trompeuses : l'une et l'autre peuvent désigner des fonctions (quand on parle du service) ou bien des personnes titulaires d'un grade (quand on parle du corps).
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Parmi ces 100 personnes, combien appartiennent au corps ?
Mme Marie-Christine Lepetit. - La « Tournée » compte 43 personnes. Sur cet ensemble, 42 % sont issues de l'ENA, 40 % sont ce qu'on appelle des mobiles, c'est-à-dire des administrateurs civils, des ingénieurs, des administrateurs de l'Insee, parfois des magistrats et, de temps à autre, des personnes issues du privé, 14 % sont issues du tour extérieur (statutairement, un fonctionnaire sur trois), 4 % sont des militaires, puisqu'il existe un tour extérieur qui leur est spécifique.
M. Pierre Cuypers. - Et parmi ceux qui sortent de l'ENA, combien intègrent l'inspection des finances chaque année ?
Mme Marie-Christine Lepetit. - Quatre ou cinq.
Chez les inspecteurs généraux, la situation n'est pas plus simple. Contrairement à une idée répandue, les voies d'accès sont assez variées. Parmi les inspecteurs généraux qui travaillent dans mon service, certains sont issus de l'ENA et y achèvent leur carrière. Mais il y a aussi des inspecteurs généraux issus du tour extérieur, qui ne sont pas énarques. D'autres inspecteurs généraux ont été nommés directement au tour extérieur. En outre, il m'arrive de recruter des « faisant fonction », issus d'horizons divers soit en tant que de besoin, soit sous un statut commun avec d'autres grandes entités (les inspecteurs généraux en service extraordinaire). Dans cette catégorie on compte des préfets, des ambassadeurs, des administrateurs civils, etc. Parmi eux, certains ont fait l'ENA, mais sans avoir intégré l'Inspection à l'issue de leur scolarité, tandis que les autres ont fait autre chose. Cette variété des parcours se retrouve aussi parmi les inspecteurs généraux des finances.
Bref, tant parmi les inspecteurs que parmi les inspecteurs généraux qui effectuent les missions, les évaluations, les audits, on retrouve une certaine forme de diversité, comme c'est le cas dans d'autres administrations ou établissements publics. Nous ne sommes pas figés autour de l'énarchie triomphante. L'intégration à la sortie de l'ENA joue plutôt le rôle de locomotive.
Globalement, les sorties d'ENA sont minoritaires dans le service. Il existe d'assez nombreuses opportunités, en proportion, pour venir travailler en tant que conseil ou évaluateur au sein de l'Inspection générale sans avoir intégré celle-ci à la sortie de l'ENA.
Dans la pratique, la souplesse est plus importante qu'on pourrait le penser, ce qui est une bonne chose. Cela crée de la plasticité, ouvre des opportunités à différents âges, permet de varier la composition des équipes, d'accueillir des talents différents. Pour le responsable d'un service lui-même responsable de la fabrication de rapports, cette possibilité d'ajuster la composition de ses équipes est très précieuse. Je ne suis pas condamnée à puiser dans un vivier unique.
On trouve les membres du corps, à savoir l'ensemble des personnes qui possèdent le grade d'inspecteur ou d'inspecteur général, un peu dans le service (plutôt parmi les jeunes), un peu dans les administrations centrales, dans les établissements publics, les entreprises publiques, et un peu dans le privé. L'effectif global du corps est d'environ 205 personnes.
À ce jour, 38 % de ces 205 personnes sont dites « dans les cadres » (c'est-à-dire exerçant au sein du service de l'inspection ou mis à disposition d'une administration). Les autres sont en service détaché et hors cadre, ou en disponibilité. Les ordres de grandeur sont de trois tiers.
Dans les administrations centrales, quand vous êtes chef de bureau, vous êtes membre de l'inspection mis à disposition ; c'est seulement parvenu à un emploi fonctionnel (sous-directeur, chef de service, directeur) que vous êtes détaché.
M. Vincent Delahaye, président. - Ceux qui sont dans le privé sont placés en disponibilité ?
Mme Marie-Christine Lepetit. - Oui. Ensuite, il est possible d'être détaché dans une entreprise selon la part de capital détenue par l'État. Par exemple, il est certainement possible d'être détaché chez EDF ou à La Poste, non auprès d'Air France. Mais, la plupart du temps, ceux qui partent travailler dans les entreprises du secteur concurrentiel, y compris celles dont l'État détient une part du capital, sont placés en disponibilité.
Nous vous ferons parvenir des chiffres. Je précise néanmoins qu'il restera des « trous » dans le questionnaire puisque nous ne disposons pas des moyens informatiques pour reconstituer automatiquement les carrières. Ainsi, je ne peux vous indiquer le temps passé par telle personne dans telle entreprise au cours de sa carrière. En tendance, on note une très grande permanence au cours des dix dernières années et la répartition en trois tiers que j'ai mentionnée reste à peu près constante.
M. Vincent Delahaye, président. - Vous n'avez pas noté une accélération des départs vers le privé ?
Mme Marie-Christine Lepetit. - Il y a de moins en moins d'endroits où être placé en situation de détachement, le secteur concurrentiel relevant beaucoup plus qu'autrefois du privé.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Ces migrations ne sont pas tellement nouvelles. Ces pratiques sont un peu constitutives de ce corps. C'est ce qui peut expliquer cette permanence.
Mme Marie-Christine Lepetit. - Le Dictionnaire historique des inspecteurs des finances, qui retrace la carrière des inspecteurs des finances depuis l'origine du corps jusqu'en 2009, contient une série d'articles sur des sujets connexes : le pantouflage, la guerre, les finances, les banques, les femmes, les polytechniciens. Parmi les thèmes étudiés, l'un porte sur la relation avec la sphère privée. En effet, dès le XIXe siècle, les inspecteurs des finances ont déployé leur carrière dans d'autres univers. Ce n'est pas très surprenant : compte tenu du rôle de l'Inspection des finances en tant que service, de son positionnement, de son organisation, il n'existe pas de possibilité de carrière à proprement parler pour les inspecteurs au sein du service, puisque le modèle des missions est très pyramidal (des jeunes et un petit nombre de seniors, dont très peu sont issus de l'ENA, un peu sur le modèle des grandes entreprises de conseil dans la sphère privée). Il n'existe pas de carrière naturelle ; il existe uniquement une série d'opportunités. Une fois les quatre premières années accomplies, on essaime. Comme vous le savez, les carrières de fonctionnaire au sein du ministère des finances sont assez courtes. Les inspecteurs n'y ayant pas une place liée aux métiers qui sont les leurs historiquement, ils partent en assez grande proportion. C'est une conséquence mécanique de la manière dont les hauts fonctionnaires sont gérés globalement.
Il y a trois ou quatre ans, l'Inspection générale de l'administration, le Conseil général de l'environnement et du développement durable et le Contrôle général économique et financier ont produit un rapport sur la démographie de la haute fonction publique et sur la façon dont sont gérés ces hauts fonctionnaires. Celui-ci montrait très clairement ce problème de pyramide d'effectifs : on a beaucoup recruté au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, sans qu'on sache très bien employer ces fonctionnaires dans la troisième partie de leur carrière. Cela vaut pour les ingénieurs des Ponts, mais aussi chez les administrateurs civils.
Quel est le bon étiage en matière de recrutement aujourd'hui des énarques et des ingénieurs ? Il est très difficile d'y répondre. Cela renvoie à plusieurs questions : à quoi sert l'ENA ? Quelle est la vocation de ces fonctionnaires ? Comment gère-t-on un parcours assez long ?
M. Pierre-Yves Collombat, président. - Alors pourquoi recruter systématiquement des inspecteurs des finances ? L'État a-t-il pour fonction d'organiser la formation de cadres d'entreprise ?
Mme Marie-Christine Lepetit. - Selon les statistiques publiées par la Direction générale de l'administration et de la fonction publique, l'Inspection des finances et le corps des mines sont confrontés à cette situation. S'agissant des administrateurs civils, corps interministériel, certaines directions essaiment beaucoup elles aussi, en particulier les administrateurs civils de Bercy.
Pourquoi recruter ? Pour faire le job ! Cette fonction est originale dans le paysage administratif français comme elle l'est assez largement dans le paysage international. Le service de l'IGF est le seul, ayant comme profession d'auditer, de conseiller, etc., dont la proportion respective des jeunes et des moins jeunes est celle que j'évoquais tout à l'heure. Et il est très jalousé pour cette raison. Même à l'Inspection générale des affaires sociales, la proportion de seniors est plus importante. C'est donc notre pyramide des âges qui est la plus semblable à celle qu'on retrouve parmi les consultants du privé. Pourquoi est-ce très utile ? C'est parce qu'ils sont bien plus doués pour faire ce pour quoi l'on compte sur eux ! La touche particulière de l'Inspection, c'est sa capacité à faire du neuf avec du vieux, à sortir des sentiers battus, à porter un regard différent, disruptif, dérangeant, sans se laisser enfermer par le préexistant, en remettant constamment l'ouvrage sur le métier. Les jeunes ont davantage cette capacité à porter un regard neuf. En outre, ils ne sont pas gênés par leurs ratages ni par leurs réussites, ce qui est très important pour renouveler notre logiciel de pensée. Accessoirement, les jeunes sont un peu plus à l'aise avec les outils du moment.
M. Pierre-Yves Collombat, président. - Pourriez-vous donner quelques exemples ? Par ailleurs, pourquoi ne pas recruter différemment ? Par exemple sur le modèle de l'École de guerre, qui s'intéresse à des personnes disposant d'expériences diverses. Il est tout de même curieux de recruter des gens en sachant qu'ils ne pourront pas faire carrière !
Mme Marie-Christine Lepetit. - Nous avons justement développé une politique de recrutement complémentaire à l'ENA. La proportion d'énarques au sein de l'IGF s'établit de fait seulement à 42 %. Désormais, chaque année, pour cinq énarques, l'IGF accueille six fonctionnaires pour une mobilité de deux ans.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Pourquoi, dès lors, ne pas cesser de recruter à la sortie de l'ENA ?
Mme Marie-Christine Lepetit. - Les énarques demeurent efficacement sélectionnés et formés. En outre, le concours garantit l'équité - l'objectivation diraient les consultants du secteur privé - du recrutement.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Quel en est l'intérêt si la moitié de vos recrues quittent l'IGF pour le secteur privé ?
Mme Marie-Christine Lepetit. - Ils ne sont pas pour autant perdus...
M. Vincent Delahaye, président. - Une mobilité dans le secteur privé peut parfaitement se comprendre dans le cadre d'un parcours professionnel. Constatez-vous néanmoins une plus grande impatience des jeunes générations d'inspecteurs à vouloir travailler en entreprise ? Font-ils plus rapidement qu'autrefois le tour de la fonction publique ? L'IGF représente-t-elle toujours la voie royale vers les meilleurs postes de l'administration ? Accompagnez-vous les inspecteurs au long de leur carrière ?
Mme Maryvonne Blondin. - Vous avez évoqué la difficulté, pour les jeunes fonctionnaires, à progresser professionnellement. Dans nos départements existent des directions des finances publiques. Constitueraient-elles, pour les inspecteurs, un débouché possible, voire intéressant, après avoir oeuvré auprès de l'administration centrale ?
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Imaginez que nous recrutions des généraux chargés de diriger une armée étrangère ! Absurde ! L'IGF engage de jeunes énarques, dont les carrières se déroulent plus rapidement que celles d'autres fonctionnaires et nous nous étonnons ensuite que l'accès aux postes à responsabilité soit encombré... Peut-être conviendrait-il de réfléchir à une telle curiosité...
Mme Marie-Christine Lepetit. - Mon objectif est de disposer de jeunes parfaitement formés pour livrer au Gouvernement des rapports de qualité ; ma mission consiste à déployer leurs talents, qu'ils essaiment dans le secteur privé ou qu'ils demeurent au sein de la fonction publique. En ce sens, l'IGF représente, pour les jeunes qui y entrent, une opportunité autant qu'un privilège. Les changements fréquents de missions les font entrer dans une logique apprenante, proche de celle des cabinets de consultants, et de développement de leur intelligence situationnelle. L'expérience personnelle s'en trouve bien entendu enrichie, que l'inspecteur soit ou non issu des rangs de l'ENA. Les jeunes fonctionnaires ne s'y trompent pas ! Je reçois ainsi désormais chaque année davantage de demandes de mobilité au sein de l'IGF qu'il n'y a d'élèves dans une promotion de l'ENA.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - L'IGF est en réalité une école d'application !
Mme Marie-Christine Lepetit. - Je m'évertue à dialoguer avec chaque inspecteur. La quasi-totalité de l'effectif fait montre d'un goût incroyable pour l'intérêt général, d'un appétit de réforme et d'un engagement personnel sans faille. Je suis chaque fois étonnée de constater combien les jeunes inspecteurs ont le goût du service public ! Ils portent à la fois une exigence professionnelle et une volonté d'engagement. Certains, rarement, peuvent être déçus par la réalité de leur métier. Les employeurs publics manquent - il est vrai - parfois d'agilité par rapport au secteur privé. Au sein de l'administration, les processus de recrutement apparaissent lents, peu organisés et trop rigides, alors que rôdent autour des inspecteurs des finances des chasseurs de tête d'une effroyable efficacité. Nous vivons - et j'en suis heureuse - dans un monde ouvert, qui n'enferme pas ses talents. N'oublions pas toutefois que le privé peut également servir l'intérêt général...
M. Pierre Cuypers. - Vous avez, madame, un grand courage et portez un bel engagement ! En réalité, à leur arrivée à l'IGF, les jeunes fonctionnaires ne savent pas travailler. Vous représentez le prolongement de l'ENA pour peaufiner leur formation. Quelle est la durée minimum d'une carrière au sein de l'IGF ?
Mme Sophie Taillé-Polian. - Vous estimez que le recrutement via l'ENA garantie la qualité de la formation. Nous nous interrogeons toutefois sur l'opportunité du concours de sortie. En l'absence de classement de fin de scolarité, vous pourriez recruter des éléments de qualité sur la base d'une vocation, d'un talent, d'une envie. Le fait de figurer dans la « botte » apparaît, certes, prestigieux mais il attire également les recruteurs extérieurs. Enfin, la difficulté à bénéficier d'une carrière ascendante concerne malheureusement l'ensemble de la fonction publique. Voyez les enseignants...
Mme Marie-Christine Lepetit. - La tournée, soit le temps dû à l'IGF en y entrant, dure quatre ans. Toutefois, désormais, elle va être réduite pour que les jeunes fonctionnaires des grands corps aillent servir prioritairement dans les ministères en tension.
C'est une question d'allocation des moyens. Le temps des tournées à l'IGF sera de facto réduit mais il sera complété par une expérience professionnelle à l'extérieur. Le délai minimum aujourd'hui est de quatre ans mais cela peut changer.
S'agissant des mobiles, j'ai reçu 90 dossiers de candidatures excellents, de profils variés, pour pourvoir six postes. Il est très difficile de choisir. Comment être sûre de faire le bon choix ? Je ne suis pas à l'aise avec ces systèmes de recrutement laissés à l'appréciation subjective : c'est la porte ouverte au népotisme, aux relations de copinages, etc. Je préfère les systèmes qui objectivent les choses. Le concours a beaucoup de défauts, mais les autres solutions sont pires ! J'ai cherché des profils permettant d'assurer la complémentarité de nos équipes avec des énarques, des ingénieurs, des personnes issues des collectivités territoriales, etc. Encore une fois je ne suis pas à l'aise avec un système aussi subjectif. Le classement de sortie est la locomotive qui permet d'attirer les meilleurs. C'est la pierre angulaire de notre système.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - L'origine sociale des énarques est similaire à celle des autres grandes écoles ; en revanche, si l'on regarde l'origine sociale de ceux qui intègrent les grands corps, on constate que les jeunes d'origine populaires, déjà peu nombreux, y sont encore moins représentés. Il y a donc une sélection sociale qui s'opère à l'intérieur de l'ENA.
À vous écouter, je constate que l'IGF joue le rôle d'une école pratique. Ne serait-ce pas à l'ENA, pourtant, de jouer ce rôle ? N'est-il pas paradoxal de recruter peu de gens, pour leur dire au bout de quelques années qu'ils n'ont pas de perspectives de carrière et qu'ils doivent partir ?
Mme Marie-Christine Lepetit. - Il en va de même dans toute la haute fonction publique. L'État n'est pas organisé pour gérer les carrières de ses cadres supérieurs.
M. Vincent Delahaye, président. - Que lui manque-t-il à cet égard pour organiser des perspectives de carrières en conservant la motivation des personnes ?
Mme Marie-Christine Lepetit. - De la souplesse peut-être. On a empilé les règles pour protéger, encadrer, réguler, garantir l'égalité...Finalement, plus personne ne s'y retrouve. Lorsque l'on veut faire différemment pour mener un projet ou confier une mission à une personne disponible, il faut parfois modifier des règles nécessitant de consulter le conseil supérieur de la fonction publique. Il faut des mois de procédures pour changer les règles d'intégration dans les corps. Il faut aussi s'assurer de pouvoir payer l'agent, etc. Le processus de décision est long et complexe. Ce fatras de règles empêche les directeurs d'administration ou d'établissements publics de trouver les bons profils, de gérer les situations particulières, parce que les parcours sont variés. Cela empêche les dirigeants de s'adapter, d'utiliser leurs cadres au mieux. Il conviendrait de desserrer les contraintes.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Cela revient à introduire plus de subjectivité ! Les règles ont été instaurées pour garantir l'égalité de traitement, lutter contre le favoritisme, au risque finalement de brider les initiatives... Le choix est simple : soit on donne de la liberté aux responsables, soit on les enferme dans des règles étroites.
Mme Maryvonne Blondin. - Les postes de directeur départemental des finances publics constituent-ils un débouché intéressant pour les inspecteurs des finances ? Certains inspecteurs des finances occupent ces postes.
Mme Marie-Christine Lepetit. - Il peut y avoir des arbitrages métier-rémunération. J'ai vu des inspecteurs, arrivés dans le dernier tiers de leur carrière, qui préfèrent rester à l'IGF car ils privilégient leur liberté de pensée, en contrepartie d'une rémunération un peu moins élevée. Ils apprécient de travailler avec des jeunes, sur des sujets sans cesse renouvelés, de transmettre leur expérience, dans un cadre où la liberté de pensée est garantie et même valorisée car elle fait la spécificité de l'IGF, appelée à intervenir sur des missions de consultants. D'autres fonctionnaires, au contraire, préfèrent rejoindre la Direction générale des Finances publiques (DGFiP), pour un salaire supérieur, mais avec une diversité de missions moindre, dans des postes où la chaîne hiérarchique est plus forte. Chacun fait ses arbitrages en fonction de sa vocation ou de ses intérêts personnels. C'est aussi une question d'opportunité. La Direction générale des Finances publiques a aussi la particularité de proposer des postes en province.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Un tiers des membres du corps de l'IGF ont fait un ou plusieurs passages dans la banque. Vous nous dites que servir l'intérêt privé peut aussi contribuer à servir l'intérêt général. Mais lors de la dernière crise financière, lorsqu' il a été envisagé de séparer les banques de dépôt des banques d'affaires, on a bien vu que les points de vue divergeaient ! Les banques voulaient conserver le système de banque universelle. Le régulateur, et notamment M. Barnier, voulait assurer la stabilité du système et le retour d'une crise. Finalement le projet a été enterré... Les intérêts peuvent donc diverger de manière substantielle entre le privé et le public. Le fait qu'autant d'inspecteurs des finances passent dans le secteur bancaire ne constitue-t-il pas un problème ? Cela favorise-t-il vraiment l'intérêt général ?
M. Vincent Delahaye, président. - Je prolonge la question : faut-il limiter les allers-retours entre le public et le privé ? En particulier, si un fonctionnaire a déjà fait une mobilité dans le privé, doit-on l'autoriser à y repartir de nouveau ? Enfin, faut-il réduire le temps cumulé qu'il est possible de passer dans le cadre des mises en disponibilité ?
Mme Marie-Christine Lepetit. - Plutôt que de conflit d'intérêts, je préfère parler de conflit d'influences. La question est importante. Il s'agit d'apprécier le degré de liberté que l'on a pour décider lorsque l'on intervient dans différents univers. Je répondrai de manière indirecte. Ce que l'on recherche et cultive à l'IGF, c'est l'indépendance d'esprit. Pour l'obtenir - car il n'est pas toujours facile de se détacher de son milieu social d'origine, de son appartenance à l' association des anciens élèves de telle ou telle son école, de son ancien patron parfois, etc. -, on demande aux jeunes inspecteurs de commencer par faire des vérifications, qui consistent à arriver à l'impromptu dans un service pour en auditer tous les rouages. Cela contraint à s'en remettre aux faits, sans a priori, sans fioritures. Les inspecteurs doivent savoir appréhender le réel et le restituer dans des présentations robustes, de manière contradictoire. Nous leur apprenons aussi à se comporter, à l'égard de leurs interlocuteurs et des personnes auditées, de manière neutre, attentive, respectueuse et en même temps rigoureuse et scrupuleuse. Les conclusions doivent résister à la contradiction, être objectives, solides. Tout cela concourt à forger l'indépendance d'esprit. Ainsi, contrairement à ce que l'on entend souvent dans les médias, la pensée unique, à l'IGF, cela n'existe pas ! D'ailleurs, il y a des querelles vives entre inspecteurs des finances. On le voit par exemple dans le monde des affaires, par exemple lors d'OPA, ou sous la forme d'échanges d'éditoriaux dans la presse !
Ensuite on trouve des inspecteurs des finances des deux côtés, aussi bien dans les banques que chez le régulateur, qui s'efforcent de trouver les meilleures solutions de manière argumentée et indépendante. Je connais les interprétations que les sociologues ou les journalistes peuvent faire de cette situation. Pour ma part, en tant que directrice de l'Inspection, je vois des individus qui ont chacun leurs particularités, leur personnalité, et qui tous jouent leur partition individuelle, chacun dans son registre.
Il est vrai aussi que le risque de conflits d'influences existe. Il convient à cet égard de trouver le bon équilibre. Deux écueils sont à éviter : celui lié à l'incompétence technique, l'ignorance, la méconnaissance d'informations essentielles à la prise de la décision, qui naîtrait de l'érection de murailles de Chine étanches entre les secteurs - et qui n'existent d'ailleurs nulle part dans le monde ; et inversement, celui lié à un laxisme excessif dans le processus de décision, qui rendrait possibles des décisions biaisées en raison des intérêts ou des relations des décisionnaires. Il est bon que le législateur se soit emparé du sujet, édictant des règles qui permettent de continuer de dialoguer, d'échanger, de préserver la symétrie d'information entre le régulateur public et le secteur régulé, tout en veillant à ce que l'intérêt privé ne l'emporte pas sur l'intérêt général et qu'aucune influence extérieure n'interfère avec le processus de décision. C'est l'objet des règles de déport, de transparence, des déclarations d'intérêts, des procédures de décision collectives, etc. Nous avions un peu de retard en la matière par rapport aux anglo-saxons. Ces matières sont plus difficiles à traiter que la corruption. En tout cas, tout est affaire d'équilibre entre l'exigence de connaissance du secteur sur lequel on intervient et l'exigence d'équité et d'indépendance. Lorsque j'étais à la tête de la direction de la législation fiscale à Bercy, le pouvoir politique a envisagé de taxer le trading à haute fréquence. C'était très difficile. Personne n'était capable ou désireux de nous montrer comment les choses fonctionnaient... Évitons ces situations ! De ce point de vue il est judicieux d'organiser le dialogue entre le privé et le public, de donner la possibilité aux uns et aux autres de se parler et de se comprendre. C'est ainsi que l'on peut trouver les meilleurs équilibres possibles pour tous.
M. Vincent Delahaye, président. - Je vous remercie.
La réunion est close à 17h40.
Vendredi 15 juin 2018
- Présidence de M. Vincent Delahaye, président -
La réunion est ouverte à 10 h 35.
Audition de M. Bernard Spitz, président de la Fédération française des sociétés d'assurance (FFSA)
M. Vincent Delahaye, président. - Nous accueillons ce matin M. Bernard Spitz, président de la Fédération française des sociétés d'assurance (FFSA). Acteur éminent du secteur privé et du Medef, vous avez commencé votre carrière dans la haute fonction publique, plus particulièrement au Conseil d'État. Vous nous direz quelle est votre situation au regard de l'administration aujourd'hui. Vous n'avez en tout cas pas perdu votre intérêt pour l'État et pour le rôle des hauts fonctionnaires. En 2000, vous avez publié avec Roger Fauroux un livre intitulé Notre État : le livre vérité de la fonction publique, et vous êtes membre des Gracques. Nous sommes donc intéressés par votre vision des mutations de la haute fonction publique et leur impact sur le fonctionnement des institutions. Nous vous écouterons également sur vos aller-retour entre le secteur public et le secteur privé et sur le pantouflage, qui n'est pas nouveau, mais semble avoir pris de l'ampleur au fil du temps.
Je vous rappelle que tout faux témoignage devant la commission d'enquête et toute subornation de témoin seraient passibles des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bernard Spitz prête serment.
M. Bernard Spitz, président de la Fédération française des sociétés d'assurance (FFSA). - Pour ce qui est de ma situation personnelle, j'ai été obligé de démissionner de la fonction publique. Je ne l'aurais pas fait si je n'y avais pas été contraint. Mon choix personnel de carrière aurait pu être de revenir dans la fonction publique pour lui faire profiter de mon expérience.
Attention aux mots, en particulier « pantouflage » ; ils ne sont jamais neutres et celui-là a une connotation péjorative.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Le terme vient de l'École polytechnique. Soit on restait dans l'armée, soit on pantouflait.
M. Bernard Spitz. - On passait des bottes aux pantoufles... Ce serait alors une désertion. Juridiquement, c'est totalement inexact. Dans la fonction publique, une série de règles prévoient une compensation pour l'État si l'on quitte la fonction publique après avoir reçu un enseignement tel que celui de l'École nationale d'administration (ENA) ou de Polytechnique.
Y a-t-il une accélération du nombre des départs ? Je n'en sais rien. En revanche, la conception du rôle des fonctionnaires et la capacité de l'État à leur offrir des débouchés et des carrières pour les associer plus durablement ont évolué.
Soulignons que le nombre de hauts fonctionnaires formés baisse. J'appartiens à la promotion la plus grande de l'histoire de l'ENA, qui compte plus de 150 membres. Plus tard, certaines promotions n'en ont compté qu'une soixantaine. Ces effectifs sont théoriquement liés aux besoins de la haute fonction publique. On s'est probablement rendu compte qu'on ne parvenait pas à procurer une carrière à chacun.
Beaucoup de fonctionnaires auraient souhaité le rester, mais ont été contraints au départ. L'une des raisons a été le spoil system : après des postes en cabinet ministériel, des fonctionnaires n'étaient plus les bienvenus dans la fonction publique, y compris dans l'administration centrale. Certains ont dû la quitter, car on leur refusait un poste de leur qualité - ils ont parfois eu la chance de faire fortune ensuite. Une autre raison est que la société française a évolué ; l'État est moins présent dans l'économie. Autrefois, il offrait de nombreux débouchés dans les entreprises publiques, mais la privatisation les a restreints. Si quelqu'un n'a pas d'opportunités dans la fonction publique, il doit aller en chercher ailleurs.
Personnellement, j'ai toujours pensé que le passage par le secteur privé était un enrichissement de l'expérience. C'est ce qui fait la qualité d'un parcours. Rien n'est pire qu'une personne du privé qui ne connaît rien à l'administration et profère des « y a qu'à, faut qu'on » irréalistes, et symétriquement, rien n'est pire qu'un haut fonctionnaire qui raisonne en décalage par rapport au monde réel. Il est important d'avoir une juste appréciation, sans renoncer en rien à l'intérêt général, mais en toute connaissance du monde extérieur. Cela profite in fine au citoyen. J'ai toujours été favorable aux aller-retour à condition qu'ils s'effectuent dans un cadre adapté : il ne faut ni conflit d'intérêts ni suspicion générale qui aboutirait à ce que l'on s'interdise des compétences. Si l'on généralise sans mesure l'impossibilité pour quelqu'un de compétent dans un domaine d'y exercer une activité parce que l'on estime qu'il y a un risque de conflit d'intérêts, on interdit au public de bénéficier de cette compétence.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Merci. Monsieur Spitz, vous avez insisté sur l'idée selon laquelle l'expérience du secteur privé est enrichissante pour le secteur public et regretté de ne pas avoir pu poursuivre vos allers-retours. Quelles compétences avez-vous apportées au public, ou auriez-vous pu apporter ?
M. Bernard Spitz. - J'ai travaillé chez Canal Plus au milieu des années quatre-vingt-dix, à l'époque de l'apparition du numérique. C'était encore méconnu et l'Union européenne a décidé de mettre en place une norme intermédiaire, le D2-Mac, qu'elle a mis cinq à six ans à définir. En attendant, on était passé au numérique total - c'est cela le décalage avec le monde réel. À mon retour au Conseil d'État, on m'a confié le premier rapport sur la télévision numérique terrestre. Le fait d'avoir travaillé dans le privé, où l'on mettait en place les services effectifs et non une norme intermédiaire, m'a permis d'écrire un rapport pertinent. Il n'aurait pas été évident d'acquérir cette expertise en restant dans la fonction publique.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Tous les pays européens ont décidé de cette norme intermédiaire, pourtant tous n'ont pas une fonction publique à la française. Certains systèmes sont beaucoup plus poreux. L'erreur n'était donc pas due à une spécificité de la France.
M. Bernard Spitz. - J'évoquais la norme D2-Mac pour donner le contexte. Mon propos, c'est que mon rapport, rédigé avec un ingénieur, a été pertinent grâce aux éléments d'appréciation que j'avais tirés du privé.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Pourquoi a-t-on confié ce rapport à un conseiller d'État ? On aurait pu demander à un polytechnicien ou autre, qui n'aurait pas eu une vision monolithique.
M. Bernard Spitz. - Peu de gens avaient la juste vision. Dans le même état d'esprit, à la même époque, il n'y avait personne dans l'administration du ministère des finances pour gérer la transition numérique. Or il fallait créer des normes de droit, par exemple, pour assurer la reconnaissance de la signature électronique ou assurer la gestion des noms de domaine. Le ministre a demandé la création d'une équipe ad hoc, que j'ai dirigée.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Nous sommes tous d'accord qu'il vaut mieux connaître la réalité pour prendre des décisions. Mais que, pour acquérir cette connaissance, les fonctionnaires doivent passer la moitié de leur carrière dans le privé...
M. Vincent Delahaye, président. - Il n'est pas possible, pour un fonctionnaire, de passer la moitié de sa carrière dans le privé.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - C'est ce qui est déploré par certains. Il y a des élus, des concertations... Le passage dans le privé n'est pas la seule solution pour acquérir des connaissances.
Monsieur Spitz, pouvez-vous nous donner d'autres exemples tirés de votre longue carrière ? On nous avance souvent, comme motivation du passage au privé, l'acquisition de compétences, mais nous avons du mal à recueillir des exemples précis.
M. Bernard Spitz. - Chaque cas est particulier. Quand des innovations importantes apparaissent dans la société, notamment par accélération de la technologie, toute la difficulté pour la sphère publique est de prendre des décisions adaptées. Il n'est pas bon de ne pas avoir de règles, mais il est encore pire d'en avoir de mauvaises. Il faut faire en sorte de partager l'information de façon suffisamment fluide, sincère et rapide pour éviter tout décalage.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Sur le principe, nous sommes tous d'accord.
Quelles compétences supplémentaires avez-vous acquises chez Vivendi dont l'État aurait pu bénéficier ?
M. Bernard Spitz. - L'État est concerné au premier chef par la révolution numérique et ses conséquences dans tous les domaines.
Autre exemple : l'État est actionnaire. L'expérience concrète du fonctionnement des marchés, du comportement des agents économiques, n'est pas inutile si vous êtes amené à gérer le portefeuille de l'État.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Mais n'y a-t-il pas une différence d'objectifs entre l'État et une entreprise dont le but est de dégager des bénéfices ?
M. Bernard Spitz. - Bien sûr ! Néanmoins, l'Agence des participations de l'État a pour but de faire fructifier au mieux les participations de l'État.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Quand EADS a pâti du retard de l'A380, l'action d'EADS a baissé. L'Agence des participations de l'État a conseillé à M. Thierry Breton, qui était ministre de l'économie, de vendre les actions de l'État. Il ne l'a pas suivie, afin de ne pas affaiblir EADS, et il a bien fait.
M. Bernard Spitz. - Le ministre lui-même avait une expérience du secteur privé dont il avait pu tirer des compétences.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Un État peut aussi investir temporairement à perte s'il a un objectif supérieur.
M. Bernard Spitz. - Je ne dis pas qu'un fonctionnaire doit se comporter comme un trader. Je dis simplement qu'il faut savoir comment un environnement donné fonctionne pour être capable de prendre les décisions adaptées à la volonté de l'État.
M. Vincent Delahaye, président. - Prônez-vous des évolutions, des garde-fous, ou jugez-vous que le système actuel de passage entre public et privé est bon ?
M. Bernard Spitz. - Le système actuel est perfectible. J'ai travaillé sur ces questions dans deux ouvrages, Notre État : le livre vérité de la fonction publique et La Morale à zéro. Pour une reconquête civique. Mais ce dernier a vingt-cinq ans et le droit a évolué.
Certaines règles sont trop rigides. On se prive de compétences en raison de précautions trop générales. D'un côté, il existe une forme de laxisme excessif et, de l'autre, il y a un excès de protection. L'équilibre est toujours difficile à trouver.
M. Vincent Delahaye, président. - Vous n'avez pas de propositions précises sur la commission de déontologie, le délai de disponibilité ?
M. Bernard Spitz. - Le délai de cinq ans me semble excessif. C'est une éternité eu égard à l'évolution rapide des technologies. En cinq ans, on se retrouve vite disqualifié et déconnecté. Je conçois ce principe de précaution, mais deux ans suffiraient.
- Présidence de Mme Christine Lavarde, vice-présidente -
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Vous avez écrit qu'il y avait une perte de sens des grands corps. Votre position a-t-elle évolué ?
M. Bernard Spitz. - J'assume ce que j'ai écrit. Je ne sais pas si la réflexion centrale porte sur les grands corps, mais il est certain que leur rôle a considérablement évolué. J'aurais tendance à penser que le classement de l'ENA était une mauvaise chose. Mais il n'y a pas de système totalement satisfaisant. Ce système a permis une véritable démocratisation en évitant que des filières soient réservées à certains, mais il présente l'inconvénient de ne pas permettre à des personnes ayant une vocation particulière d'exercer faute d'avoir échoué à un oral, par exemple. Comment parvenir à concilier les équilibres ? C'est la suite de la carrière qui doit le permettre. La notation est la moins mauvaise des solutions, mais il faut, ensuite, permettre une certaine fluidité des parcours. Votre carrière ne peut être réglée sur les notes que vous avez eues il y a vingt-cinq ans ! Il faut tenir compte des compétences, des mérites et de l'expérience dans la carrière administrative. L'État n'a jamais été un employeur modèle dans sa gestion des hommes et des compétences, et cela conduit au départ d'un certain nombre de fonctionnaires.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - L'une des raisons de l'absence de fluidité tient aussi à l'existence des grands corps. Il n'est qu'à regarder la carte des postes occupés au Secrétariat général du Gouvernement (SGG) ou du Conseil constitutionnel par exemple.
M. Bernard Spitz. - Cela montre que les choses ne fonctionnent pas si mal. C'est plutôt bien que ce soit des juristes qui occupent ces postes.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Le SGG prend aussi des décisions politiques.
M. Bernard Spitz. - Le secrétaire général du Gouvernement est non pas un élu, mais un fonctionnaire, qui applique le droit, le définit et conseille le Gouvernement sur le droit.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Le droit évolue.
M. Bernard Spitz. -Le droit, c'est le droit. La sécurité juridique des décisions est un élément absolument fondamental, avec le garde-fou qu'est le Conseil constitutionnel. Il y a des improvisations juridiques qui nécessitent une parade in extremis du Conseil constitutionnel. C'est nécessaire si l'on veut que l'État de droit soit respecté. Le fondement d'une démocratie, c'est le droit. C'est le socle fondateur, qui est in fine protecteur des libertés et du bon fonctionnement démocratique. Je suis très attaché à la qualité juridique de ces instances.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Comme tout le monde. Mais il y a des évolutions tout à fait sensibles du droit, des jurisprudences évolutives ; ce n'est pas le lieu pour en parler.
M. Pierre Cuypers. - L'État n'est pas un employeur modèle, avez-vous dit. Je le comprends, mais qui est l'État ? L'État est construit par les hauts fonctionnaires. Le monde politique passe, les hauts fonctionnaires restent, qu'ils soient bons, moins bons ou mauvais. Par ailleurs, avez-vous été confronté au cours de votre carrière professionnelle aux conflits d'intérêts ou avez-vous décelé des conflits d'intérêts autour de vous ?
M. Bernard Spitz. - J'ai parlé de l'État par facilité de langage. Dans un cabinet ministériel, le ministre est l'employeur ; dans une administration centrale, c'est le directeur. Quid de la récompense, du mérite, de la progression de la carrière, de la capacité à donner des responsabilités importantes en dépassant les contraintes hiérarchiques ?
M. Pierre Cuypers. - Si l'État n'est pas un modèle, c'est qu'il est mal construit par les hauts fonctionnaires. Nos écoles sont-elles les meilleures pour avoir un État idéal ?
M. Bernard Spitz. - C'est un bien grand mot. L'État n'est pas une entreprise. Mais on peut néanmoins retirer des choses intéressantes du fonctionnement, de la gestion et de l'évolution des entreprises même si la finalité n'est pas la même. L'État pourrait s'inspirer de certaines techniques, de certaines méthodes de gestion des hommes en vue d'une meilleure efficacité.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Le mouvement est en cours avec la révision générale des politiques publiques (RGPP).
M. Bernard Spitz. -Vous parlez là d'économies sur le plan budgétaire.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Elle est censée conduire à une meilleure gestion.
M. Bernard Spitz. - Au-delà de la finalité financière, il n'en demeure pas moins que certains modèles en termes d'organisation, de promotion et de formation sont meilleurs que d'autres. L'administration et le privé vivent dans un monde où la compétence acquise en début de carrière ne peut plus servir toute la carrière. C'est un axe de réflexion important pour les entreprises du secteur privé. Or je ne suis pas sûr que le public fasse preuve de la même réactivité. Voyez l'impact de la révolution numérique : des entreprises confient à des jeunes de vingt-cinq ans qui maîtrisent parfaitement les nouvelles technologies des responsabilités qui ne leur auraient jamais été confiées par le passé. C'est une évolution extrêmement perturbante dans le privé pour les personnes plus âgées qui ont une ancienneté de vingt ans dans l'entreprise. Expliquez-moi comment on fait dans le public ! Voilà l'une des problématiques qui se pose aujourd'hui.
Concernant les conflits d'intérêts, lorsque l'on peut potentiellement se trouver en situation de conflit d'intérêts, on se déporte. Il y a là une grande sagesse. En réalité, il y a deux sortes de conflits d'intérêts : le conflit d'intérêts structurel et le conflit d'intérêts conjoncturel. Si vous avez des responsabilités publiques dans un domaine spécifique qui influent sur tel ou tel acteur, vous pouvez vous retrouver en situation de conflit d'intérêts structurel si vous travaillez ensuite dans cette entreprise. Si vous avez pris des décisions dans un secteur, vous vous déportez si l'on vous confie un dossier dans ce même secteur. Or la complexité de la vie publique fait que vous pouvez à tout moment, et sans l'avoir prévu, être confronté à une situation de conflit d'intérêts. Cette situation se produit aussi dans le privé. C'est un sujet très sensible : il faut être très rigoureux pour éviter les conflits d'intérêts structurels et assez souple pour gérer les conflits d'intérêts conjoncturels, qui se multiplieront. Évitons de confondre les deux dans l'intérêt général.
M. Pierre Cuypers. - Il y a le conflit d'intérêt financier !
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - C'est le trafic d'influence !
M. Bernard Spitz. - Évidemment, mais on entre là dans le cadre des fraudes ou des vols. Je parlais de la zone grise.
Mme Christine Lavarde, présidente. - Pourquoi avoir choisi de faire carrière dans le privé, alors que vous étiez prédestiné à exercer de hautes fonctions dans l'appareil de l'État ? Par ailleurs, vous avez créé un cabinet de conseil. Est-ce pour répondre à un manque que vous avez constaté ?
Vous avez indiqué que le pantouflage venait du fait que l'État était de moins en moins présent dans l'économie. Or les personnes que nous avons auditionnées jusqu'à présent ont parlé de l'imprégnation de plus en plus forte de l'État dans la régulation de l'économie. D'où la nécessité d'avoir des personnes qui viennent du coeur de l'État pour pouvoir expliquer le fonctionnement au privé. Qu'en pensez-vous ?
M. Bernard Spitz. - En fait, les choses ne sont pas contradictoires. Vous expliquez les choses sous deux angles différents.
Mme Christine Lavarde, présidente. - D'un côté, il y aurait moins d'État dans l'économie.
M. Bernard Spitz. - Tout dépend de ce que l'on entend par « l'État ». Voyez les participations de l'État dans les entreprises il y a vingt-cinq ans et ce qu'elles sont aujourd'hui. Qui dirigeait les banques ? Des secteurs entiers de l'économie étaient des débouchés naturels pour les hauts fonctionnaires. Un grand nombre de postes dans ces entreprises publiques constituaient des débouchés en fin de carrière. Parlait-on alors de pantouflage ? Non, ils étaient détachés, mais, de fait, ils quittaient la fonction publique.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Le contexte était complètement différent. La France avait alors la maîtrise de sa politique monétaire.
M. Bernard Spitz. - Je ne porte pas de jugement de valeur. Je raisonne au niveau de l'individu. Pourquoi faisait-il, à un moment donné, tel ou tel choix ? Une fois qu'il avait fait ce qu'il avait à faire dans l'administration, il choisissait le côté opérationnel de l'entreprise, mais en restant dans le giron public.
Vous dites qu'il y a aujourd'hui un appel d'air des entreprises privées en direction des hauts fonctionnaires en raison du poids administratif ; c'est parfaitement exact. La complexité de la réglementation nationale, européenne, parfois internationale est telle que les entreprises ont besoin de techniciens capables de la gérer. De plus, le marché du travail évolue : les entreprises perçoivent aujourd'hui différemment les hauts fonctionnaires. Ceux-ci doivent faire leurs preuves d'une façon beaucoup plus compétitive et concurrentielle que par le passé. Les hauts fonctionnaires ne peuvent acquérir leur légitimité au sein d'une entreprise que s'ils y entrent jeunes.
Il est parfaitement exact que la complexité juridico-réglementaire crée cette situation et le créera de plus en plus. Aux fonctions traditionnelles que sont le marketing, la bonne gestion financière, la recherche et le développement s'ajoute celle de la gestion de la réglementation.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Et de son évolution. J'observe que la FFA est inscrite au registre de la transparence des représentants d'intérêts auprès de la Commission européenne. Quelle est la fonction de votre délégation ?
M. Bernard Spitz. - Peu de gens le savent, la FFA a une caractéristique unique : c'est la seule fédération ayant une délégation de service public.
C'est la FFA qui a mis au point, avec l'ensemble des assureurs, la convention dite AERAS, plus connue sous le nom de « droit à l'oubli », qui n'existe nulle part ailleurs : des personnes ayant souffert d'une maladie grave, sous un certain nombre de conditions fixées par la convention, n'ont pas à le déclarer en cas de demande de prêt et d'assurance, avec des conditions tarifaires particulières. En langage technique, cela s'appelle une entente.
M. Pierre Cuypers. - Vous parlez de conditions tarifaires particulières. Cela veut donc dire que vous êtes au courant de la situation du demandeur ?
M. Bernard Spitz. - Non.
Cela signifie que j'ai organisé le marché pour l'intérêt général. Pour prendre un autre exemple, c'est la FFA qui produit à l'administration tous les chiffres du secteur.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - La garantie catastrophes naturelles.
M. Bernard Spitz. - Absolument. Je vous en informe, nous allons solliciter le législateur parce que ce régime, qui fait référence en Europe, ...
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - La France est l'un des seuls pays à proposer cette garantie.
M. Bernard Spitz. - Oui à ce point de développement.
Nous allons solliciter le Parlement, disais-je, parce que cette garantie est encore perfectible. Nous avons récemment constaté à Saint-Martin, dans le Var ou dans la région parisienne une inégalité de traitement entre les assurés : telle personne a été relogée par son assureur, alors que son voisin ne l'est pas. J'ai eu l'occasion de le vérifier en accompagnant le Président de la République en région parisienne. Cette possibilité ne figurant pas dans la loi relative aux catastrophes naturelles, certaines compagnies la proposent à leurs assurés et pas d'autres. Je vais donc demander à ce que le dispositif de relogement figure dans cette garantie pour que tous les assurés en bénéficient automatiquement. Là encore, on pourrait dire que c'est une forme d'entente.
Notre délégation à Bruxelles défend effectivement les intérêts de l'assurance. La réglementation de l'assurance vient de Bruxelles.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Bruxelles n'aime pas les ententes !
M. Bernard Spitz. - Je serais très favorable à la création d'un dispositif européen de reconnaissance de l'état de catastrophe naturelle. Mais ce n'est pas pour demain ! Sur le plan européen, les réglementations qui se mettent en place ont une importance essentielle pour les entreprises de notre pays et les assurés.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Que faites-vous concrètement ?
M. Bernard Spitz. - Depuis plusieurs années, je me bats pour faire évoluer la réglementation Solvabilité II, une réglementation prudentielle qui vise à protéger le consommateur. Toutefois, les mesures prévues ont des effets contraires à l'objectif recherché dans certains secteurs. Par exemple, la réglementation pénalise l'investissement dans les infrastructures. Pourtant, le niveau des taux d'intérêt permettrait de financer la construction d'infrastructures, ce qui serait de nature à créer de l'emploi ; c'est d'ailleurs ce que prévoit le plan Juncker.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Le plan Juncker n'est pas mis en oeuvre !
M. Bernard Spitz. - Parce qu'il a prévu dans le même temps une réglementation qui pénalise les investissements dans l'infrastructure. Nous expliquons la situation, nous faisons de la pédagogie, nous suscitons le débat, nous répondons aux auditions, en vue de faire évoluer les choses au niveau de la Commission européenne et du Parlement européen.
Je prendrai un second exemple, la libre prestation de services, un régime qui couvre la garantie décennale dans le bâtiment. Nous alertons la Commission sur les abus en la matière et sur le danger que cela représente.
Par ailleurs, il s'agit pour nous de comprendre toute la réglementation européenne pour l'expliquer chez nous. Avoir des personnes sur place permet d'informer correctement les instances européennes et nous permet aussi de comprendre ce qui s'y passe.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Ne croyez-vous pas que l'État pourrait faire ce travail ?
M. Bernard Spitz. - Au-delà de notre représentation permanente à Bruxelles, le Secrétariat général des affaires européennes est chargé de cette coordination.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Vu le travail, je ne sais pas s'ils peuvent faire face à tout.
M. Bernard Spitz. - Il y a aussi des sujets très techniques, comme l'assurance.
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - L'assurance, ce n'est pas anodin ; ce n'est pas vous qui me direz le contraire.
M. Bernard Spitz. - Tout à fait !
Concernant la réglementation Solvabilité II, nous travaillons en étroite collaboration avec le Trésor.
Mme Christine Lavarde, présidente. - Estimez-vous que le corps des actuaires, qui sort de l'École polytechnique, ne soit pas assez pas nombreux pour faire l'interface et défendre les intérêts publics ? Est-il utile de maintenir ce corps ? Si oui, faut-il l'étoffer, sachant qu'il compte quatre actuaires par an ?
M. Bernard Spitz. - Ils ne sont effectivement pas nombreux et exercent des fonctions au sein des autorités de régulation, telles que l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution. Je ne connais pas le fonctionnement de l'intérieur. Vous le savez, il n'y a plus de direction de l'assurance au sein du ministère des finances, ce qui a désespéré le secteur. L'actuariat est une compétence demandée dans le privé et nécessaire dans le public. Cette formation sera de plus en plus importante, car la dimension assurantielle couvre l'ensemble du champ des activités.
M. Pierre Cuypers. - Le modèle français de la haute fonction publique s'inscrit-il dans un modèle européen ?
M. Bernard Spitz. - Quand on se regarde, on se désole ; quand on se compare, on se console !
La France a fait le choix d'avoir un système de formation global, alors que plusieurs pays ont fait des sélections par catégorie d'activité.
M. Pierre Cuypers. - Il y a des spécialistes.
M. Bernard Spitz. - Les personnes sont a priori motivées dans les filières, mais ce système présente l'inconvénient de créer une forme de caste. La haute fonction publique française fait souvent figure de modèle. La véritable question, c'est la proportionnalité. Je ne suis pas certain que le ratio de quelque 180 000 fonctionnaires au ministère des finances soit très raisonnable... Contre 300 en Suède, ministre compris, même si je reconnais que le pays compte six fois moins d'habitants !
M. Pierre-Yves Collombat, rapporteur. - Ils paient peut-être plus facilement leurs impôts !
M. Bernard Spitz. - Ce n'est pas faux, mais ils sont aussi plus nombreux à les payer. L'explication tient au fait que ce sont non pas des fonctionnaires qui perçoivent l'impôt, mais des contractuels. Mais la retenue à la source va certainement nous permettre de réaliser des économies considérables...
J'ai une suggestion sur la mobilité géographique. Nous avons des administrations centrales hypertrophiées, à Paris, et des administrations locales sous-dimensionnées. Par exemple, le ministère de la justice manque cruellement de personnel, notamment de catégorie B. En parallèle, les membres de la haute fonction publique et des catégories intermédiaires, à Paris, ne sont pas satisfaits, car ils ont le sentiment de ne pas être assez utiles lorsqu'ils obéissent à un fonctionnement bureaucratique. Or les compétences de gestion pléthoriques à Paris pourraient être extraordinairement utiles à l'échelon local. Cela rendrait service aux citoyens et redonnerait aux fonctionnaires un sentiment d'utilité.
Pourquoi n'est-ce pas le cas ? Parce qu'il y a des obstacles statutaires et pratiques. Certains fonctionnaires ne veulent pas de mobilité parce qu'ils ne veulent pas renoncer à leurs avantages ou à leur meilleure paye. En outre, des questions d'avancement se posent. Arrêtons ces blocages inutiles. Proposons, sur la base du volontariat, une mobilité. Donnons à tous le même traitement, ce qui offrira un gain de pouvoir d'achat à ceux qui déménagent en province où la vie est moins chère, et assurons les questions matérielles, qu'il s'agisse de payer le déménagement ou d'inscrire les enfants à l'école. Si les fonctionnaires n'étaient perdants ni en avancement de carrière, ni en pouvoir d'achat, ni en gestion pratique, il y aurait un engouement et un rééquilibrage territorial et administratif ainsi qu'un gain d'efficacité.
Une réflexion doit également être menée sur l'impact du numérique sur le fonctionnement de l'administration, en matière de besoins de compétences, mais aussi de gestion. Cette réflexion est menée dans toutes les entreprises. L'État, en tant qu'employeur, devrait aussi s'en préoccuper.
Mme Christine Lavarde, présidente. - Merci.
La réunion est close à 11 h 45.