- Mardi 27 mars 2018
- Audition de M. Romain Sèze, chargé de recherches à l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ)
- Audition de Mme Madeleine Mathieu, directrice de la protection judiciaire et de la jeunesse au ministère de la justice, Mme Delphine Bergère-Ducote, chargée de la mission nationale de veille et d'information et M. Jean Menjon, adjoint au directeur inter-régional Ile de France et Outre-Mer (ne sera pas publié)
Mardi 27 mars 2018
- Présidence de M. Bernard Cazeau, président -
La réunion est ouverte à 14 h 15.
Audition de M. Romain Sèze, chargé de recherches à l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ)
M. Bernard Cazeau, président. - Notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition de M. Romain Sèze, docteur en sociologie et chargé de recherche à l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice.
Vos recherches portent sur la sociologie politique et religieuse du fait religieux, et plus spécifiquement sur les questions de normes et d'autorité dans l'islam contemporain. À l'INHESJ, vous avez notamment dirigé un rapport pour la mission de recherche Droit et justice, intitulé Saisir les mécanismes de la radicalisation violente, en avril 2017.
C'est précisément pour votre expertise en la matière que notre commission d'enquête a souhaité vous entendre.
Alors que l'organisation État islamique a subi d'importants revers militaires sur le terrain, quel regard portez-vous sur la menace djihadiste aujourd'hui ? Les djihadistes et Daech continuent-ils de représenter une menace importante, pour notre pays en particulier ? Quel rôle jouent Internet et les réseaux sociaux dans la menace terroriste aujourd'hui ? Doit-on continuer de craindre l'action de « loups solitaires » radicalisés ? Comment percevez-vous la menace que constitue le retour de djihadistes français ? Que pensez-vous du plan de lutte contre la radicalisation que le Gouvernement a récemment présenté ? Voilà quelques questions qui intéressent notre commission d'enquête.
Nous vous avons adressé un questionnaire qui peut constituer le « fil conducteur » de votre intervention. Je vous propose de vous donner la parole pour un propos liminaire d'une dizaine de minutes, puis j'inviterai mes collègues, en commençant par notre rapporteure, Sylvie Goy-Chavent, à vous poser des questions.
Cette audition fera l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Romain Sèze prête serment.
M. Romain Sèze, chargé de recherches à l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ). - Je vous remercie de votre invitation qui m'honore.
Votre première préoccupation est la suivante : comment expliquer la radicalisation ? Afin que vous puissiez mieux apprécier les limites de mes éclairages, je souhaiterais faire trois remarques préliminaires.
Il est déjà important de garder à l'esprit que la « radicalisation » n'est pas initialement une catégorie du discours scientifique, mais de l'action publique. Lorsque l'on parle de terrorisme, on désigne une infraction qu'on réprime. Mais dès qu'on décide de s'investir dans la prévention, on s'interroge forcément sur ce qui se joue avant le passage à l'acte. C'est à ce moment qu'émerge le discours sur la « radicalisation » qui ne renvoie donc en aucun cas à un phénomène homogène. Dire qu'une personne est « radicalisée » est très commode dans le langage courant, mais c'est aussi trompeur - il ne s'agit pas d'une maladie - de même que parler d'une « population radicalisée » ne veut pas dire grand-chose.
En dépit de cela, on peut s'efforcer de cerner ce qui, dans le parcours d'un individu ou au sein d'un groupe ou bien encore dans la conjoncture nationale ou internationale, favorise la violence d'inspiration politico-religieuse. Chacun s'y emploie au moyen de sa propre discipline - sociologie, science politique, philosophie, histoire, psychologie... - avec ses propres enquêtes, son « objet », son cadre théorique, etc. Autrement dit, on ne peut jamais apporter que des éclairages ponctuels et discutables. Je ne pourrai faire davantage.
En sciences sociales, il n'existe pas de définition consensuelle de la religion ni de la culture. Il n'y a aucune raison qu'il en soit autrement de la radicalité ou de la radicalisation. Ce peut être frustrant pour les professionnels et les décideurs publics qui ont besoin de repères stables, mais le débat est inévitable. Il est aussi le signe que les recherches sur le sujet vivent.
Que peut-on dire des processus de radicalisation ? Les recherches que j'ai conduites, à partir de campagnes d'entretiens biographiques avec des personnes incarcérées pour faits de terrorisme, de sources juridiques et policières, en favorisant une focale microsociologique, pour m'intéresser avant tout à des trajectoires de vie, font apparaître des faits récurrents. Parmi les faits récurrents, il s'agit par exemple de personnes (re)venues tardivement à l'islam - ce sont des born again ou des convertis - dans un mouvement à la fois de rupture générationnelle et de « responsabilisation », c'est-à-dire de quête d'un cadre de vie normé à l'entrée dans l'âge adulte. Si leur apprentissage religieux est souvent solitaire et autodidacte dans un premier temps, il se poursuit toujours au contact de pairs, plus rarement par la fréquentation de mosquées.
Mme Sylvie Goy-Chavent, rapporteure. - Où dans ce cas ?
M. Romain Sèze. - Ce peut être par le biais des copains du quartier, d'associations sportives - on remarque une forte tendance viriliste chez les djihadistes, qui se traduit par un goût pour les sports de combat, la musculation, ce que l'Unité de coordination de la lutte antiterroriste, l'UCLAT, identifie comme des sports à risque - mais aussi, très souvent, par un séjour à l'étranger où beaucoup de choses se jouent. Ces jeunes peuvent partir pour faire leur hijrah, un séjour humanitaire ou par escapisme, et sur place ils font des rencontres souvent décisives dans leur progression vers la radicalité. Si cela passe peu par la mosquée, c'est que ces groupes de jeunes, quand ils la fréquentent, s'y comportent souvent en marginaux, critiquant la parole de l'imam et se retrouvant pour partager des idéaux qui n'ont pas leur place dans les mosquées - et d'autant moins que celles-ci sont étroitement surveillées depuis l'expérience des années 1990, lors du conflit en Algérie.
Mme Sylvie Goy-Chavent, rapporteure. - Et les mosquées salafistes ?
M. Romain Sèze. - On trouve toujours des mosquées avec des prêcheurs de haine ou des discours qui, sans légitimer la violence, favorisent l'adhésion à une idéologie violente. Les jeunes que j'ai rencontrés sont passés par le salafisme et sont vite devenus homophobes et antisémites, mais l'appétence pour le djihad reste en revanche mal vue dans les mosquées salafistes, majoritairement à tendance piétiste, c'est-à-dire non violentes, même s'il s'y déploie un discours victimaire. Les jeunes tentés par le djihad y sont très vite qualifiés de takfiris, de khariji et mis au ban.
Très souvent, l'entrée dans la radicalité est précédée d'un moment de conscientisation politique qui advient par le biais de deux media concourants : la découverte de contenus Internet pro-djihad ainsi que l'intégration de groupes restreints où s'exercent des influences fortes, notamment via des personnes clés qu'on appelle des « personnes ressources ». Car, dans ces petits groupes, une personne se dégage toujours, par son autorité, son charisme, et elle joue un rôle clé en encourageant moralement au djihad et en apportant un soutien logistique pour le départ vers les zones de conflit. Sur treize personnes interrogées lors d'une première enquête, onze personnes avaient fait ce type de rencontres et une personne avait ce profil.
Je parle de « conscientisation politique » dans la mesure où il s'agit d'une phase au cours de laquelle ces personnes s'identifient à une minorité opprimée, et plus particulièrement à l'un de ses héros. L'un des jeunes avec lequel j'ai conduit un entretien s'était donné un prénom arabe renvoyant à l'idée de fierté, au moment même où le groupe Forsane Alizza, « les cavaliers de la fierté », faisait parler de lui : ils s'inscrivaient dans le même imaginaire. C'est après cette phase que la plupart de ces jeunes - et je ne parle toujours que de ceux que j'ai rencontrés - se sont impliqués dans des activités qui ont pu après-coup être incriminées pour relever de l'association de malfaiteurs, de l'apologie du terrorisme, etc., et cela passe souvent par un premier départ, pas forcément dans une zone de conflit. C'est ainsi que beaucoup commencent par se rendre en Égypte par exemple, avec l'idée de faire leur hijrah. Cependant, aucun ne s'intègre, n'apprend l'arabe. Il s'agit plutôt d'une forme d'escapisme, via des réseaux fluides mais où ils rencontrent des partisans du djihad et leurs convictions évoluent au contact de leurs membres, c'est à ce moment aussi qu'ils peuvent entrer dans la clandestinité et qu'ils finissent par chercher et trouver des opportunités pour atteindre des théâtres de combat. C'est le contexte qui se dégage de ces trajectoires de vie.
Si je devais maintenant insister sur certains des éléments qui me semblent tout particulièrement contribuer au cheminement dans la radicalité, je pourrais évoquer les suivants.
En premier lieu, L'effet de la propagande djihadiste, tout particulièrement des vidéos qui mettent en scène des massacres de civils, qui sensibilisent à une cause, activent des émotions comme la colère, la haine, la honte ou la culpabilité de ne rien faire, c'est-à-dire des émotions réactives qui poussent au passage à l'acte. C'est en ce sens que nous avons indiqué avec plusieurs collègues que la propagande djihadiste était productrice de chocs moraux.
Deuxième facteur décisif, les séjours à l'étranger. Cette expérience est souvent décisive alors même que certains sont juste partis pour la hijra, l'aventure, non pas pour mourir mais avec le projet de revenir. Sur place, ils se « sur-radicalisent ». Il est frappant de voir que beaucoup partent pour faire leur hijra et/ou apprendre l'arabe, mais que finalement aucun ne se sédentarise et n'apprend réellement l'arabe. Sur place, ils intègrent des réseaux terroristes internationaux. C'est aussi souvent à cette période qu'ils entrent dans la clandestinité, alors qu'en France ils étaient prosélytes et appelaient ouvertement à la violence. À partir de là, ils sont pris dans une spirale, dans des dynamiques de groupes restreints, s'abreuvent de contenus pro-djihad, s'entraînent au combat, etc. Ils se mettent alors à rechercher des opportunités de djihad, peu importe où et avec qui. Ils veulent d'abord agir. Cette dimension viriliste (sports de combats, musculation, mépris des « mauviettes », etc.) est d'ailleurs très marquée dans les parcours de ceux ayant été impliqués dans des violences.
La peur de la répression, à l'étranger souvent, et l'expérience pour certains d'entre eux de la torture, qui fonctionne comme un point de non-retour : ils narrent ces expériences comme l'épreuve des mujâhid, celle à partir de laquelle ils s'inscrivent dans une lignée militante.
Et enfin, l'expérience de la détention. J'ai insisté sur le rôle clé des personnes ressources, c'est-à-dire des personnes dont on retrouve l'influence dans le parcours des terroristes, parce qu'elles apportent des encouragements moraux à l'engagement et/ou un soutien logistique. Or, la détention produit, par effet pervers, des personnes ressources. Les jeunes incarcérés pour des faits de terrorisme présentent des profils très différents et ils font souvent figure de novices. Mais en prison, ils se constituent un capital culturel militant. J'ai constaté que les personnes que j'ai interrogées, même celles qui n'avaient pas un profil intellectuel, s'étaient mises à lire les écrits du juge Bruguières, Étienne de La Boétie, Anna Harendt, Claude Levi-Strauss, Olivier Roy ou Pierre-Jean Luizard, un historien spécialiste de l'Irak ; que certaines se mettaient à suivre une licence en histoire contemporaine, axée sur le Proche Orient, et sans que cela ne corresponde à un projet professionnel post-détention. Bref, elles intellectualisent leur parcours. D'autre part, elles se constituent aussi un capital social militant, des réseaux, d'autant que leur expérience sur les zones de combat leur confère souvent un charisme qui leur vaut l'attention des autres, qui leur confère une certaine aura, une certaine autorité. Autrement dit, elles lisent, font des rencontres, s'affirment en militants aguerris. Leur radicalité mûrit et je n'imagine pas qu'elles soient moins dangereuses, bien au contraire.
Je ne sais si vous souhaitez que je revienne sur les présupposés à déconstruire touchant les processus de radicalisation ?
M. Bernard Cazeau, président. - Commençons par quelques questions sur ce que vous nous avez dit.
Mme Sylvie Goy-Chavent, rapporteure. - Il est toujours intéressant d'entendre un spécialiste. Vous écrivez que les djihadistes sont des soldats politiques menant une guerre folle. Vous partez donc du principe qu'ils sont des soldats, ce qui suppose l'appartenance à un État.
M. Romain Sèze. - Ce n'est pas le sens de ma formule.
Mme Sylvie Goy-Chavent, rapporteure. - Les chiffres de la radicalisation ont flambé depuis 2012, preuve que les méthodes de déradicalisation ne fonctionnent pas. Peut-on déradicaliser quelqu'un ? Les moyens mis en oeuvre sont-ils suffisants, efficaces ? Avez-vous des préconisations concrètes à émettre ?
M. Romain Sèze. - Le rapport dont je vous ai présenté les conclusions a été écrit à plusieurs. Il a donc suscité un débat interne, comme cela sera sans doute le cas de votre travail. Si j'emploie le nom de « soldats », c'est parce que ces djihadistes ont le sentiment de s'engager au nom d'une cause, pour la défense des opprimés. Mais l'entité à laquelle ils se rattachent est largement imaginée. Ce sont des soldats au service d'une cause plus que d'un État. Par comparaison avec un engagement nationaliste ou régionaliste, leur rapport aux organisations est beaucoup plus libre, détaché, fluide. D'où les discussions que suscite la revendication des attentats par l'État islamique. Les auteurs des attentats de janvier 2015 ont mené des opérations coordonnées, tout en en attribuant les bénéfices à Al-Qaïda pour les uns, et à l'État islamique pour l'autre.
J'ignore si c'est utile, mais par prudence et afin d'être sûrs que nous parlons de la même chose, je reviens rapidement sur ce qu'on entend par « déradicalisation ». Il est question de prévention primaire lorsque l'objectif est de réduire les vulnérabilités sociales qui favoriseraient la radicalisation. Cela passe par des campagnes comme Stop-Djihadisme, par la mobilisation de l'école autour des valeurs de la République voulue par la ministre Nadjat Vallaud-Belkacem, par le renforcement de l'islam de France engagé par Bernard Cazeneuve après les attentats de janvier 2015, etc. On parle de prévention secondaire lorsque l'action s'adresse à des individus identifiés comme étant en voie de radicalisation, avec la mise en place d'une plateforme de signalements, qui, une fois vérifiés par l'UCLAT, sont suivis d'un accompagnement sur les territoires. C'est dans ce cadre que l'on parle de désengagement, c'est-à-dire un renoncement à la violence sans renoncement à l'idéologie qui la sous-tend ou de déradicalisation, qui est un renoncement à l'une et à l'autre. C'est le CIPDR qui est en charge du pilotage de la prévention secondaire et il parle « désengagement » et non « déradicalisation ». Ça souligne le souci de ne pas intervenir sur des idées protégées constitutionnellement. Mais dans la pratique, c'est moins évident.
En théorie, oui, il est possible de faire renoncer à la violence. D'autres pays y parviennent, les cellules de prévention départementales et les centres de désengagement rencontrent quelques succès. C'est un fait. Il est important de le rappeler, sans se frustrer par des ambitions irréalistes. Mais dans quelle mesure et comment faire mieux ? Il est difficile de répondre à la seconde sans répondre à la première. Or, c'est à ce niveau déjà qu'on rencontre des difficultés. D'une part, parce que l'évaluation est malaisée en la matière. C'est un problème classique de la sociologie de la délinquance : il est difficile de savoir ce qui adviendrait en l'absence de politiques de prévention. D'autre part, les dispositifs d'action publique sont mal outillés en la matière. Tout ce dont on dispose, ce sont les retours d'expérience ou bilans produits par les associations impliquées dans la prévention. Or, elles sont naturellement enclines à valoriser leurs activités - ne serait-ce que parce que leurs subventionnements dépendent de leurs résultats - comme les décideurs publics - pour montrer qu'ils prennent les bonnes décisions. A contrario, toutes les dérives du marché de la déradicalisation minent toute confiance dans le dispositif. Donc, on obtient des polémiques récurrentes, mais aucune instance d'évaluation autonome des actions de soutien aux familles et de désengagement des personnes signalées. La première chose serait donc d'y remédier et il serait tout à fait possible de confier cette tâche à des équipes de recherche.
La seconde chose, si on veut améliorer ce type de prise en charge, est la collaboration et le dialogue. Un tour d'horizon prospectif des pratiques de prévention a révélé l'existence d'une multiplicité d'initiatives de qualités très variables, mais aussi un manque d'échanges entre praticiens. Le CIPDR recense et diffuse des guides de bonnes pratiques. C'est important, mais insuffisant. Lors d'une enquête conduite en 2015-2017 auprès d'une soixantaine d'acteurs de la prévention, il est apparu que ceux-ci étaient souvent perdus dans la vaste ingénierie sociale dont ils sont membres - ils ignorent par exemple qui fait quoi ou avec qui nouer des partenariats - ils ont rarement connaissance des expériences plutôt réussies qui ont cours chez leurs homologues et la situation se complique encore lorsqu'on se tourne vers des associations qui agissent en véritables entrepreneuses de la déradicalisation dans la mesure où leurs relations concurrentielles - puisqu'il est question de marchés - porte davantage au dénigrement de tous par chacun qu'à la collaboration. Il est donc essentiel de favoriser les échanges entre professionnels, ne serait-ce que pour qu'ils définissent, ensemble, ce qui fonctionne ou pas et qu'ils prennent connaissance des bonnes pratiques existantes qu'ils pourraient d'ores et déjà s'approprier. Les délégués des préfets qui sont au pilotage des dispositifs territoriaux pourraient très bien susciter des échanges réguliers et axés sur le partage des pratiques.
M. Ladislas Poniatowski. - Comment avez-vous collecté les informations que vous nous avez livrées ? Ceux qui sont revenus et que vous avez pu interroger vous ont-ils parlé volontiers ? Mon département est celui de Maxime Hauchard. Le début de son parcours ressemble à ce que vous racontez. Il s'isole, se transforme, se fait revendicatif et part en Turquie, d'où il donne encore des nouvelles à sa famille. Puis il se rend en Syrie, d'où parviennent encore quelques images, avant qu'il n'entre dans sa phase clandestine : sa famille ne sait plus rien. Et six ou sept mois plus tard, on le voit égorger un homme dans une vidéo. C'est seulement alors que sa famille le redécouvre. Où mettre les freins à un tel processus ? Car beaucoup ne reviennent pas. Nos auditions nous ont appris le chiffre de ceux qui meurent sur place...
M. Romain Sèze. - Plus de 200.
M. Ladislas Poniatowski. - Ceux qui reviennent vous parlent-ils volontiers ?
M. Ladislas Poniatowski. - Ils ne vous aident donc pas dans ce qui pourrait être votre tâche, aider à stopper ce processus de radicalisation ?
M. Romain Sèze. - En tant que chercheur, ma tâche première est de comprendre. Un jeune sur deux refuse de nous parler. Les entretiens sont basés sur le volontariat, et ceux qui nous parlent le font parce qu'ils estiment qu'ils ont quelque chose à gagner à collaborer avec l'administration - ce qui n'est pas le cas. Veulent-ils améliorer leur image, apparaître comme « sympa » ? Ou se justifier ? En tout cas, la part de mensonge est évidente, mais, comme sociologue, je sais d'expérience qu'en entretien tout le monde ment, y compris les décideurs publics !
M. Ladislas Poniatowski. - Vous voyez ces jeunes en prison ?
M. Romain Sèze. - Ceux qui sont emprisonnés. Quant à ceux qui sortent de prison et qui ont été signalés comme radicalisés, je peux les voir dans le cadre de leur suivi en milieu ouvert.
M. Jean-Noël Guérini. - Avez-vous des méthodes qui permettent d'apprécier l'état d'esprit des revenants et de discerner le vrai du faux ? Je suis élu des Bouches-du-Rhône et de Marseille, vous comprenez ma préoccupation...
M. Romain Sèze. - Je ne suis pas psychologue. Je ne connais pas la méthode infaillible pour discerner le vrai du faux. J'applique les méthodes que l'on applique au cours d'entretiens biographiques, en les combinant avec des sources externes, judiciaires ou policières. J'ai mené des entretiens passionnants avec des jeunes pendant deux heures pour me rendre compte ensuite, en comparant avec d'autres sources, qu'ils n'avaient fait que mentir. C'était en tout cas intéressant de voir comment ces personnes reconstruisaient leur récit.
M. Bernard Cazeau, président. - Vous ne croyez pas au loup solitaire, estimant que les personnes sont toujours influencées par un milieu, la religion ou en lien avec des « individus ressources ». Mais, dans un second temps, comme on le voit dans les phénomènes psychiatriques, n'y a-t- il pas un stade où l'individu se replie sur lui-même avant de passer à l'acte ?
M. Romain Sèze. - L'expression « loup solitaire » peut recevoir différentes acceptations. Ce qu'il faut garder à l'esprit, c'est que toute radicalisation s'effectue dans un milieu, qu'elle rencontre des influences. Cela n'est pas contradictoire avec un phénomène d'individualisation du djihad, un passage à l'acte plus autonome sur le plan opérationnel. On a parfois l'impression qu'un individu est passé à l'acte de manière isolée, alors que rien ne le laissait présager, mais les enquêtes démontrent souvent par la suite qu'il n'en est rien. Le « loup solitaire » reste un phénomène minoritaire.
M. Antoine Lefèvre. - Rapporteur des crédits de la mission « Justice » à la commission des finances, je suis avec attention la problématique de la radicalisation en prison. Une expérimentation a été menée à la prison de Fresnes visant à isoler en les regroupant les prisonniers les plus radicalisés. Elle a ensuite été abandonnée. Qu'en pensez-vous ? J'ai l'impression qu'en la matière, on tâtonne alors que la radicalisation en prison est avérée.
M. Romain Sèze. - La radicalisation en prison est un phénomène inquiétant. L'administration pénitentiaire a été pionnière dans la réflexion sur ce sujet. Elle a tenté des expérimentations. Elle a subi des déconvenues, mais elle avance malgré tout. La première expérience des unités dédiées et des programmes de désengagement n'a pas fonctionné. Les jeunes s'en moquent ouvertement : ils y voient une occasion de se retrouver entre eux et de fomenter de nouveaux coups. Face la crédibilité discutable des résultats et à la suite de l'agression de deux surveillants dans la maison d'arrêt d'Osny en septembre 2016, Jean-Jacques Urvoas a annoncé un repositionnement des unités dédiées en quartiers d'évaluation de la radicalisation, à l'issue duquel les personnes détenues les plus dangereuses seront regroupées dans des espaces davantage sécurisés, et les autres dirigées vers des programmes de désengagement. La prise en charge est individualisée ; il y a aussi des séances collectives. L'administration pénitentiaire ne communique pas sur le sujet car la publicité autour des premiers programmes de déradicalisation avait été un facteur d'échec : les jeunes qui croyaient participer à un atelier de citoyenneté découvraient à la télévision qu'il s'agissait d'ateliers de déradicalisation et ne venaient plus. Il faut toutefois que ces programmes puissent faire l'objet d'une évaluation indépendante.
M. Jean-Yves Leconte. - Ces personnes sont-elles sensibles à l'attitude que la France a eue après les attentats de Trèbes ? Comment réagissent-elles ? Notre attitude collective est-elle adaptée pour briser leur motivation ?
M. Romain Sèze. - Il faudrait commencer par arrêter d'afficher partout le portrait des terroristes...
M. Ladislas Poniatowski. - Absolument !
M. Romain Sèze. - Une psychologue qui suit des jeunes signalés pour radicalisation en milieu ouvert me disait que l'un d'entre eux était obsédé par le voeu de « finir sur BFM » ! Il faut arrêter de parler des djihadistes et parler plutôt des héros, par exemple le gendarme qui a donné sa vie à Trèbes.
M. André Reichardt. - Vous avez identifié quatre éléments décisifs de radicalisation. Peut-on agir sur ces éléments pour prévenir le processus de radicalisation ? Quid des éléments endogènes, dans lesquels certains voient des facteurs explicatifs, voire des circonstances atténuantes : la situation des banlieues, l'absence de travail, la discrimination, etc. Ces facteurs ont-ils un rôle ? Vous avez distingué désengagement et déradicalisation. C'est intéressant. Un djihadiste peut-il renoncer à la violence sans oublier son idéologie ?
M. Romain Sèze. - J'ai volontairement placé les facteurs endogènes au second plan de mon analyse. Aux États-Unis, on a, un temps, cherché à expliquer le terrorisme par ses racines endogènes - les « roots du terrorisme ». Je ne pense pas que cette analyse soit opérante car les djihadistes ont des origines sociales, culturelles ou religieuses différentes. Très peu de personnes parmi celles que j'ai rencontrées avaient verbalisé le ressenti d'une expérience de la discrimination avant leur engagement, même si des difficultés objectives ont pu les disposer à être plus réceptives aux cadres d'injustice délivrés par les idéologues salafistes ou djihadistes. Cette expérience est la plupart du temps survenue de façon relativement tardive dans d'autres parcours de vie. Par exemple, parce qu'elles se sont rapprochées du salafisme qui véhicule une vision dichotomique et victimaire du monde, d'une part, et parce ce rapport à l'islam va de pair avec l'adoption de marqueurs ostensibles perçus négativement en France, d'autre part. Or, ce ressenti s'est en outre renforcé à la faveur d'un durcissement de l'opinion publique à l'égard des musulmans, et d'autant plus à l'égard des religiosités visibles, dans le contexte des attentats et à mesure que le salafisme a été construit en problème public, après 2015 surtout. Enfin, d'autres sentiments de discrimination ont été renforcés en aval du passage à l'acte et ils sont mobilisés pour donner sens à la répression que la commission de leurs infractions a engendrée.
La distinction entre désengagement et déradicalisation est théorique. Elle intéresse les gouvernements car elle donne mission à l'action publique de lutter contre la violence sans mettre en cause la liberté de penser. Toutefois, dans la pratique, la distinction est moins évidente. Bien que le CIPDR défende une politique de « désengagement » plutôt que de « déradicalisation », ça ne résume pas les pratiques professionnelles de tous les acteurs de la prévention. De même, dans les actions de prévention primaire, on cherche plutôt à agir sur les idées, à trouver la bonne influence à opposer au djihadisme. Cette distinction est donc théorique. Quant à déterminer leur efficacité, un praticien ou un psychologue serait plus compétent pour vous répondre.
M. Ladislas Poniatowski. - Les djihadistes qui reviennent vont en prison et se constituent en réseau. Est-il possible de les surveiller ? L'idée de leur donner à tous un téléphone est-elle totalement naïve ou bien ont-ils déjà accès à tous les instruments pour communiquer avec l'extérieur ? Ma question est un peu orientée...
M. Romain Sèze. - Les réseaux sont déjà surveillés. À mesure que le djihad s'individualise sur un plan opérationnel, les individus ont des rapports plus détachés entre eux, ont moins de communications et il devient plus difficile de les identifier via ces communications. Le meilleur outil reste le renseignement humain, notamment le renseignement territorial. Donner des téléphones, en tout cas, me parait une très mauvaise idée...
Mme Sylvie Goy-Chavent, rapporteure. - Faut-il isoler les personnes les plus radicalisées ? Certains considèrent qu'il est important de préserver un lien social et donc de leur donner accès à un téléphone ou à Internet. Mais cela leur permet aussi de diffuser leur idéologie.
M. Romain Sèze. - Isoler les jeunes prosélytes des autres détenus permet de limiter leur influence, mais la pratique montre que l'isolement ne rend pas une personne moins dure...
Mme Sylvie Goy-Chavent, rapporteure. - Certes, mais cela évite que ces personnes n'en endoctrinent d'autres !
M. Romain Sèze. - Il faut aussi penser à la réinsertion du détenu. Mélanger tous les détenus semble suicidaire, en effet. Le nombre de détenus condamnés pour des faits de droit commun qui se sont radicalisés a augmenté très vite en deux ans, ce qui pose des questions sur la politique carcérale. Des mesures d'isolement et de regroupement appropriées sont certainement nécessaires, mais il faut aussi songer au désengagement de ces personnes car elles vont sortir de prison un jour ou l'autre. J'en ai vu tenir des propos très menaçants, d'une violence terrible, sans même aucune provocation, et qui sont sur le point de sortir de prison...
M. Ladislas Poniatowski. - Les djihadistes revenant de Syrie ou d'Irak sont-ils considérés comme des vedettes en prison ?
M. Romain Sèze. - Oui. Cela leur permet d'ailleurs de retrouver un statut.
M. Antoine Lefèvre. - Ils sont d'ailleurs souvent reçus par le directeur de la prison...
M. Hugues Saury. - Leur expérience est-elle à hauteur de leurs espérances ? Ces jeunes, même s'ils viennent de banlieues, ont connu une vie plutôt confortable par rapport aux conditions de vie en Irak ou en Syrie. Ils y ont connu la guerre, une certaine exaltation. Quel est, dès lors, leur état d'esprit au retour ?
M. Romain Sèze. - L'état d'esprit varie selon les individus. Certains sont abattus et traumatisés. D'autres au contraire sont très fiers.
M. Bernard Cazeau, président. - Je vous remercie.
Audition de Mme Madeleine Mathieu, directrice de la protection judiciaire et de la jeunesse au ministère de la justice, Mme Delphine Bergère-Ducote, chargée de la mission nationale de veille et d'information et M. Jean Menjon, adjoint au directeur inter-régional Ile de France et Outre-Mer (ne sera pas publié)
Cette audition s'est déroulée à huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.
La réunion est close à 16 h 25.