Jeudi 1er février 2018
- Présidence de M. Alain Chatillon, président -
La réunion est ouverte à 11 heures.
Audition de M. Louis Schweitzer, ancien Commissaire général à l'investissement, Président d'honneur de Renault et Président d'Initiative France
M. Alain Chatillon, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir M. Louis Schweitzer, dont nous connaissons l'expertise dans les domaines de l'industrie et de la prospective, de même que la capacité d'engagement dont il a su faire preuve dans ses multiples fonctions, parmi lesquelles je n'oublie pas son passage chez Renault.
Nous avons souhaité vous entendre non seulement sur le dossier Alstom, mais aussi - et surtout - sur le besoin de structuration de nos groupes industriels et les moyens d'accompagner nos entreprises. Quand on voit les risques que fait courir Amazon à la distribution directe - des risques que l'on n'a pas mesurés à temps -, on se convainc qu'il faut savoir se projeter.
M. Martial Bourquin, rapporteur. - Je me joins au président pour vous dire tout l'intérêt et le plaisir que nous avons à vous recevoir en tant que « grand témoin ». Depuis plusieurs années, vous intervenez dans le domaine de l'industrie, soit directement en tant qu'acteur industriel, soit dans vos fonctions auprès des pouvoirs publics, en qualité notamment de financeur. D'où les nombreuses questions que je souhaiterais vous adresser.
En premier lieu, alors que notre pays a connu une forte désindustrialisation au cours des dernières décennies, ce processus est-il selon vous toujours à l'oeuvre ou peut-on espérer une stabilisation de la part de l'industrie dans la production nationale, voire même une forme de réindustrialisation ? Plus globalement, quel regard portez-vous sur la politique industrielle menée en France depuis quinze ans ?
Je souhaiterais, dans ce cadre, que vous évoquiez spécifiquement la question des outils défensifs visant à assurer un contrôle sur les investissements étrangers directs. Les outils dont dispose la France dans ce domaine sont-ils adaptés et suffisants ? Alors qu'en son temps, le décret Montebourg n'a pas manqué de soulever des critiques, y compris de la part de l'Allemagne, on constate que ce pays se dote aujourd'hui d'instruments de même nature, tandis que les États-Unis s'arment, également, d'importants outils.
Ensuite, selon vous, la participation de l'État au capital d'entreprises industrielles constitue-t-elle un moyen pertinent pour exercer ce contrôle ? L'action de l'État actionnaire vous paraît-elle cohérente ? Peut-on parler, dans ce domaine, d'État stratège ?
En votre qualité d'ancien Commissaire général à l'investissement, quel bilan tirez-vous des actions menées en faveur de l'industrie dans le cadre du Programme d'investissements d'avenir et quelles actions vous semblent avoir eu l'effet le plus positif ? Le cas échéant, quelles inflexions, quels prolongements vous parait-il pertinent d'apporter au dispositif ?
Comment favoriser l'émergence de champions européens tout en s'assurant que la France ne sera pas pénalisée ? - je pense à la fusion entre Alstom et Siemens mais aussi à la cession des chantiers navals de Saint-Nazaire à Fincantieri, par exemple. Alors que l'on a besoin de grands chantiers européens, on se rend compte que les dispositifs européens antitrust peuvent créer des obstacles. Quel est votre diagnostic sur ces questions ?
Comment renforcer la capacité exportatrice de l'appareil industriel français ? Les outils mis en place par l'État pour soutenir les entreprises exportatrices sont-ils suffisants ?
Enfin, le système de formation initiale et continue est-il en mesure de former les personnels qualifiés - techniciens, ingénieurs - dont les entreprises industrielles françaises ont besoin et de faire face à l'évolution très rapide des technologies industrielles ? Nous savons que les entreprises peinent à recruter dans certains domaines.
M. Louis Schweitzer, ancien Commissaire général à l'investissement, Président d'honneur de Renault et Président d'Initiative France. - Vous savez que je n'exerce plus de responsabilité administrative, et c'est donc en me fondant sur mon expérience que je vous répondrai ; celle que m'ont donnée mes fonctions chez Renault, au Commissariat général à l'investissement mais aussi, en un temps plus lointain, celles de directeur de cabinet du ministre de l'Industrie. J'ai également eu la chance de présider une société industrielle britannique, AstraZeneca, une société suédoise, Volvo, d'être membre du conseil d'administration d'une société néerlandaise, Philips et d'une société allemande, Bosch, ce qui me donne une vision qui va un peu au-delà de nos frontières.
Je n'en crois pas moins à l'importance de la nationalité des entreprises. Car s'il est quelques entreprises binationales, comme Airbus ou Renault-Nissan, il reste que toute entreprise a une nationalité, et que cette nationalité compte au plus haut point dans les processus de décision de même que dans la localisation des centres de décision et de recherche. Et cela est crucial.
C'est sur le slogan du Commissariat général à l'investissement que je fonderai mon propos : « Excellence, innovation, coopération. » S'agissant de cette dernière exigence, notre industrie souffre de faiblesses majeures, j'y reviendrai.
L'excellence est l'affaire des entrepreneurs eux-mêmes. Vous avez évoqué l'État stratège : je crois que la stratégie ne s'impose pas de l'extérieur, elle est la stratégie de nos entreprises et dépend beaucoup de leur appétit de croissance, de leur appétit d'exportation mais aussi de leur attachement au territoire national. Or, si l'on compare la France à son voisin allemand, que l'on prend souvent pour référence, ces appétits, comme cet attachement, paraissent différents. Voyez le cas de l'entreprise Bosch, premier équipementier mondial. Comme toute grande entreprise, elle possède des lieux de fabrication dans le monde entier, mais elle s'est donné pour principe que sa croissance dans le monde ne doit pas affecter ses effectifs en Allemagne ni mettre en cause le fait que le coeur de sa recherche doit rester sur le territoire. Tel est le cas de beaucoup d'entreprises allemandes, et depuis longtemps. Alors que Renault fabrique hors de France depuis 1914, Mercedes n'a commencé à le faire qu'en 1980, soit 75 ans plus tard. Cet attachement au territoire est une force chez certains de nos concurrents.
Nous avons, en France, d'excellentes entreprises, tant en terme de qualité que de coûts et de délais. Cependant, l'excellence ne tient pas seulement aux faits, mais également à l'image. Or, notre industrie ne bénéficie d'un avantage d'image que dans bien peu de domaines, le luxe et l'agro-alimentaire. Et l'image est souvent beaucoup plus longue à construire que les progrès réels. Ainsi, dans l'automobile, l'image de l'Allemagne lui donne un avantage de l'ordre de 10 % ; dans l'horlogerie, l'image de la Suisse est ce qui lui a permis de venir à bout de tous ses compétiteurs.
Au-delà de l'image, compte aussi la volonté de croître et d'exporter. Comment comprendre, sinon, que notre industrie agro-alimentaire, en dépit de son avantage d'image, exporte moins que l'Allemagne, et même que les Pays-Bas qui n'ont pourtant ni image, ni territoire comparable au nôtre ? Leur industrie alimentaire est parfaitement structurée : c'est ce qui fait la différence.
Voilà qui m'amène au rôle que peut jouer l'État. Je pense que n'intervenir qu'une fois que les difficultés ont surgi fait beaucoup perdre en efficacité. Cela vaut pour l'industrie comme pour la santé : une intervention tardive coûte plus cher et marche moins bien. Or, l'État a toujours consacré plus d'énergie aux entreprises malades qu'à celles qui sont en bonne santé. Non pas que je considère qu'il ne faille pas se pencher sur les entreprises qui vont mal - je n'oublie pas que Renault, en son temps, a été sauvée par une intervention de l'État, entre 1984 et 1987, et que la France se porte mieux que si l'entreprise avait disparu. Soit dit en passant, ce que la France a fait alors pour Renault, elle n'aurait plus aujourd'hui le droit de le faire. À l'époque, alors que nos concurrents considéraient avoir un droit acquis à sa mort, nous nous sommes battus pour que l'Europe accepte un plan de sauvetage qui n'aurait pas aujourd'hui, j'en suis convaincu, son aval.
Mais l'État peut aussi intervenir en faveur de l'excellence, par son action sur le cadre général, l'attractivité du pays - qui emporte aussi un effet d'image.
En matière de coût de la main-d'oeuvre industrielle, nous avons désormais dépassé l'Allemagne en compétitivité. C'est bien. En matière fiscale, on peut espérer une harmonisation de l'impôt sur les sociétés, des règles touchant au salaire minimum. Cela vaut la peine que l'on s'y attache, car l'Europe est un espace suffisamment grand pour que cette harmonisation produise ses effets. Et cela me paraît une condition de survie. Pour le développement de notre industrie, c'est une condition non pas suffisante, mais nécessaire. Indépendamment du rôle central que jouent, comme je l'ai dit, les entreprises, comptent aussi les infrastructures - les nôtres sont parmi les meilleures du monde -, le cadre juridique - notre droit écrit nous donne un avantage sur des pays où le droit se fonde essentiellement sur la jurisprudence, et toute entreprise qui a été engagée dans un procès aux États-Unis le sait -, le système administratif - on peut considérer que le nôtre est meilleur que celui qui existe dans beaucoup de pays - et l'image, enfin. Sous ce dernier angle, j'avoue que le basculement récent est impressionnant. Nous verrons quels en seront les effets concrets, mais le retournement qu'a provoqué, dans l'esprit des chefs d'entreprise à l'étranger, le thème du « La France est de retour » est manifeste.
J'en viens à la deuxième exigence que je mentionnais, l'innovation. La compétitivité industrielle française passe par l'innovation, sur laquelle l'État joue un rôle central, qui s'est largement exercé dans le Programme d'investissements d'avenir. Il s'agit, tout d'abord, d'aider au premier développement des entreprises - les célèbres start up. J'ai été frappé cependant, du temps où j'étais commissaire général à l'investissement, durant un peu plus de trois ans, de constater qu'avec la BPI - un des grands succès de la France en matière d'innovation - ce n'était plus tant l'argent qui manquait que les demandes d'argent, et cela quel que soit le stade de développement de l'entreprise. Autrement dit, le problème n'était pas une insuffisance de l'offre de capitaux, mais de la demande. Le fait est que nos entreprises hésitent à ouvrir leur capital. Quand une jeune entreprise innovante américaine n'hésitera pas, pour se développer, à le faire, une entreprise française privilégiera le souci de rester maître chez soi, et donc l'autofinancement, pourtant beaucoup trop lent en termes de croissance. Si bien qu'après un temps, la croissance s'essouffle et l'on est obligé de se vendre.
Cela dit, nous savons, en France, créer des start up - le campus de la Station F en est un exemple privé tout à fait remarquable et le soutien des institutions publiques revêt une grande importance. Nous pouvons compter sur des universités et surtout des centres de recherches extrêmement bien placés dans les classements mondiaux - je pense au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), au CEA (Commissariat à l'énergie atomique) à l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), à l'Inria (Institut national de recherche en informatique et en automatique). Et nous portons le projet, majeur, de faire de Paris-Saclay une Silicon Valley en Europe. Les jeunes entreprises sont grégaires, elles veulent aller là où il y en a déjà beaucoup d'autres. Non seulement parce que comme dans un restaurant, on s'inquiète un peu quand on voit les lieux vides, mais aussi parce qu'elles se nourrissent de dialogue. L'enjeu majeur de l'innovation tient donc à la réussite de ce projet - ce qui n'exclut pas les autres pôles, comme Toulouse, Bordeaux, Lyon ou Nice, où il se fait des choses tout à fait remarquables.
On a beaucoup critiqué le crédit impôt recherche (CIR) qui a, pour moi, un effet très positif, soit pour susciter l'innovation des PME, soit pour inciter les grandes entreprises à localiser leurs centres de recherche en France. Grâce à lui, il est moins coûteux de localiser un centre d'innovation en France qu'en aucun autre pays de l'OCDE - j'exclus la Chine et l'Inde, où la propriété industrielle n'existe pas.
Cet instrument miraculeux sera d'autant plus efficace que les entreprises seront convaincues de sa pérennité. Chaque fois que la Cour des comptes ou tel autre propose de le remettre en cause, son efficacité, à coût constant, diminue, parce que les entreprises qui planifient leur recherche sur cinq ou dix ans se disent que la loi pourrait bien être abrogée, et ne le prennent plus en compte dans leurs choix. Je tenais à le souligner devant le Sénat.
J'en arrive, à présent, à mon troisième point, relatif à la coopération. L'absence de coopération entre acteurs est une faiblesse majeure de la France, qui, malgré de très bonnes entreprises, de très bons managers, une très bonne recherche, une très bonne capacité d'innovation fait figure, en ce domaine, de très mauvais élève. Ainsi, alors que nous sommes le pays d'Europe où l'on crée le plus d'entreprises, notre rang, en ce qui concerne les entreprises exportatrices, est désolant. Elles sont quelque 100 000 en France, contre 300 000 à 400 000 en Allemagne, mais surtout 200 000 en Italie, alors que seul le Nord de ce pays est industriel. Autrement dit, un pays deux fois plus puissant que cette moitié nord a deux fois moins d'entreprises exportatrices. Sans compter que l'Italie n'a pas, à la différence de l'Allemagne, l'avantage d'image que j'évoquais.
Comment expliquer cette situation ? Je crois qu'elle tient à un défaut de coopération, dont je veux rappeler ici toutes les composantes.
Défaut de coopération entre les entreprises et les pouvoirs publics, d'abord. Si l'on compare le rôle de la Fédération des industries allemandes et celui du Medef, on constate que dans un cas, l'attitude de coopération prévaut, quand dans l'autre, la revendication politique prédomine avec cette conséquence que le dialogue est jugé compromettant par les représentants des entreprises, et assimilé à une sorte d'épreuve par les autorités publiques. À Bruxelles, j'ai toujours été frappé de constater que le représentant du gouvernement et de l'automobile allemands arrivaient la main dans la main, et qu'il eût été impossible de glisser une feuille de papier à cigarette entre leurs positions. En France, on en est loin, et le problème n'est pas seulement de gouvernance, l'attitude des entreprises dans leur dialogue avec le gouvernement n'y est pas pour rien. Il est vrai que l'on enregistre quelques signes positifs - on a rénové le Conseil national de l'industrie, les fédérations se sont rapprochées du Cercle de l'industrie. Il reste qu'une coopération confiante entre le gouvernement et les acteurs est essentielle dans un monde où le système français se trouve en concurrence avec d'autres systèmes. Si les acteurs de ce système se déchirent entre eux sous l'oeil attendri de leurs concurrents, il est clair que ce système sera moins bon dans la compétition internationale.
La coopération doit également se nouer entre universités, centres de recherche et entreprises. C'est aussi l'une des missions majeures du Programme d'investissements d'avenir. Nous avons une recherche publique de très bon niveau, une recherche industrielle qui n'est ni pire ni meilleure que d'autres, mais leur coopération n'est pas ce qu'elle devrait être. Un certain nombre d'actions ont été engagées, mais il faut aller plus loin.
Ce qui m'amène, monsieur le rapporteur, à votre question concernant notre système de formation initiale et continue. En matière de formation initiale, nos coûts ne sont pas pires qu'ailleurs, la qualité de nos managers est reconnue dans le monde entier - et depuis qu'ils parlent anglais, ils sont très demandés dans le monde. En matière de formation continue, en revanche, si le système mis en place, en son temps, par Jacques Delors sous l'autorité de Jacques Chaban-Delmas reposait sur le principe, positif, qu'elle devait s'appuyer sur un accord entre patronat et syndicat, il n'a pas été mis, dans les faits, au service de l'efficacité économique. Si bien que la formation continue est loin d'être au coeur de la stratégie des entreprises. On en annonce une réforme : je pense qu'elle est, en effet, nécessaire. Si les entreprises ont du mal à recruter dans certains cas, cela tient pour partie au fait que les formations de réadaptation ne sont ni suffisamment mises en avant, ni suffisamment attractives.
La coopération entre entreprises, enfin, est elle aussi insuffisante, et c'est probablement le plus grave. En Allemagne, au Japon, en Italie, il existe en premier lieu des coopérations au sein de filières parfaitement structurées, ce qui n'est pas le cas en France. Pour reprendre l'exemple de l'automobile, en France, on trouve d'un côté le Comité des constructeurs français d'automobiles et, pour les équipementiers, la Fédération des industries des équipements pour véhicules (FIEV), quand en Allemagne, il existe une structure unique, dont le rôle, la puissance et l'efficacité sont sans commune mesure. Il n'y a qu'une filière qui fait exception, mais c'est parce que le donneur d'ordre est unique et qu'il est franco-allemand, c'est la filière aéronautique. Certes, on relève quelques signes de progrès dans l'automobile, puisque l'on a créé une plateforme, mais qui reste modeste dans ses ambitions et bridée par la concurrence entre les deux constructeurs français. J'ai également évoqué l'Italie : les entreprises d'un même secteur, concurrentes entre elles sur le marché domestique, sont solidaires entre elles dès qu'elles sont à l'extérieur. Une telle entente n'existe pas en France.
Le programme d'investissements d'avenir, en introduisant ce terme de coopération dans ses objectifs, en a fait une condition pour l'aide aux entreprises. Alors que l'approche française traditionnelle veut que l'on aide une entreprise en lui demandant simplement d'associer ses sous-traitants, le Commissariat général à l'investissement a voulu faire en sorte que les bénéficiaires de l'aide soient tant les sous-traitants que l'entreprise principale. Il s'agit de faire en sorte que les sous-traitants soient associés à l'innovation. Nous avons également créé des institutions, comme les instituts de recherche technologique ou les instituts pour la transition énergétique pour forcer les entreprises à travailler ensemble. Comme en matière de pédagogie, il faut pousser à la roue lorsque l'idée de vient pas spontanément...
Vous m'interrogez, monsieur le rapporteur, sur nos outils défensifs. Juridiquement, le monde change, et l'idée d'une « Europe qui protège », qui paraissait presque obscène il y a quelque temps, revient. Les Français, sur ce point, étaient alors sans doute les plus offensifs dans le discours, mais pas les plus efficaces dans la réalité. Nous avions une attitude ambivalente, ne sachant pas si la priorité était d'attirer les capitaux ou de défendre notre industrie, si bien qu'aucune de ces deux priorités contradictoires ne pouvait être bien assurée. Notre problème tenait aussi à l'absence, critique, d'un réseau de coopération, mieux à même de décourager les prédateurs que le « chacun pour soi ». Je crois donc que le décret Montebourg était bienvenu. Il est envisagé de le renforcer dans d'autres secteurs, fort bien. Je pense, comme je l'ai dit, que la nationalité d'une entreprise est importante. Nos concurrents, l'Allemagne, les États-Unis, l'Italie, n'hésitent pas à assurer, de façon formelle ou informelle, une telle protection.
L'actionnaire est roi ; mais dans le système suédois, par exemple, on sait dissocier le pouvoir de la propriété. Dans les sociétés suédoises, certaines actions représentent dix droits de vote, voire mille dans quelques grandes sociétés. Dans le système américain, il existe des classes d'actions différentes qui permettent, de même, une dissociation. Ce n'est pas indifférent, car des actionnaires de court terme peuvent avoir pour seul objectif un rendement de l'action chaque année croissant, sans que soit pris en considération l'avenir à long terme de l'entreprise. En France, on a développé le droit de vote double pour les actionnaires de long terme. C'est déjà quelque chose, mais cela reste beaucoup moins puissant que ce qui existe ailleurs, d'autant que les mécanismes de gouvernance entrepreneuriale renforcent le rôle des actionnaires quels qu'ils soient.
Qu'en est-il, dans ce contexte, de la participation de l'État. Il se trouve que j'ai dirigé une entreprise qui, à mon arrivée, était détenue à 100 % par l'État, dont la part, lorsque je l'ai quittée, n'était plus que de 15 %. J'ai été directeur de cabinet du ministre de l'Industrie dans la période qui a suivi les nationalisations. Je tiens à le dire, les nationalisations industrielles de 1982 ont été un succès, quand les nationalisations bancaires ont été un échec. Cette réussite tient au fait que le choix des dirigeants n'a pas été fondé sur des critères politiques : ils n'ont pas tous été remplacés comme cela a été le cas dans les banques et l'on a considéré que c'était un métier suffisamment difficile pour exiger des gens de qualité.
Je pense que l'État actionnaire majoritaire, avec des actionnaires minoritaires, est dans une situation fausse, parce que ceux-ci ont tous les droits d'actionnaire, si bien que l'État ne saurait avoir une politique autre qu'actionnariale. C'est pourquoi j'estime que les restructurations intervenues dans l'industrie entre 1982 et 1986 ont été bénéfiques.
Je pense que l'État actionnaire minoritaire est un point d'ancrage utile, sachant que les outils défensifs dont je parlais tout à l'heure sont limités. Le fait que l'État soit entré au capital de PSA à côté de chinois et de la famille comme actionnaire minoritaire apporte une stabilité absolument essentielle. Même chose pour l'État actionnaire à 15 % de Renault ; même chose pour Air France. L'État actionnaire minoritaire, dès lors qu'il est professionnel, qu'il détient une vision de long terme sans prétendre imposer une stratégie - ce qui a été le cas pour Renault - a un rôle à jouer. En tant qu'actionnaire, son métier n'est pas d'être stratège. Il lui appartient d'être stable, et de surveiller les choses, le cas échéant, en actionnaire qui pense au long terme.
Quel bilan, me demandez-vous ensuite, de l'action du Programme d'investissements d'avenir. Je précise que dans le troisième programme, ce qui est consacré aux entreprises représente les trois quarts de l'ensemble. L'objectif est soit de combler des besoins de financement non satisfaits, soit d'encourager des inflexions dont l'entreprise ne mesurait pas pleinement l'importance, comme le numérique ou la transition énergétique - un domaine où la France reste très en retard, si bien que l'on peut considérer que ce sont davantage les Chinois que les Français qui sont industriellement puissants. Certes, l'État peut mener de grands programmes, comme dans la Défense ou l'aéronautique, mais ailleurs, il ne vient qu'en second, et les quelques milliards du PIA ne suffisent pas seuls à produire l'inflexion.
Comment favoriser l'émergence de champions européens ? Vous avez évoqué Alstom-Siemens : il est vrai qu'il s'agit plus d'une absorption que d'une fusion. Vous avez évoqué les chantiers navals avec Fincantieri : je crois que l'opération était inéluctable, au même titre que le rapprochement entre Alstom et General Electric, en son temps. On n'avait alors plus le choix, comme la question de la sidérurgie s'est jouée, en France, avant qu'un Indien ne la rachète.
Créer des champions européens n'est pas facile quand les entreprises concernées sont des concurrents proches. Si l'on avait fusionné Renault et PSA, comme y appelaient certains, outre que cela aurait été un massacre social, le chiffre d'affaires n'aurait pas été une addition des deux, mais beaucoup moins, seul le taux de bénéfice aurait peut-être été meilleur. D'où ma circonspection. En Europe, nos entreprises sont sur les mêmes marchés, avec des produits souvent similaires, si bien que les problèmes d'équilibre sont délicats. J'ajoute, en rappelant l'importance qu'il faut attacher à la nationalité, qu'il n'existe pas de nationalité européenne pour les entreprises. À part le cas d'Airbus, où l'équilibre n'est d'ailleurs pas simple à tenir, je ne connais pas d'exemple de rapprochement entre égaux. Il y a toujours une entreprise qui domine l'autre. Dans le cas de Renault Nissan, j'ai parlé d'une alliance équilibrée, certes, mais cela signifiait que Renault contrôlait Nissan et avait, en retour, à être attentif aux intérêts de cette dernière.
M. Alain Chatillon, président. - Merci de vos propos passionnants, qui structureront notre réflexion sur la bonne structuration des entreprises autour de justes valeurs.
M. Daniel Laurent. - Je vous remercie de nous faire profiter de votre longue expérience, qui enrichit le débat. Je rappelle que la fusion entre Alstom et Siemens est à l'origine de notre mission. Nous sommes inquiets pour l'avenir des sites d'Alstom implantés sur nos territoires, et vos réflexions nous confortent dans nos positions. Vous avez souligné l'importance de la nationalité des entreprises, sujet qui nous interpelle au premier chef. Pour nous, il s'agit, entre Alstom et Siemens, plus d'une absorption que d'une fusion. L'État français peut peser dans la négociation. Si vous aviez un conseil à lui adresser, quel serait-il ?
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Votre parcours donne il est vrai un éclairage singulièrement intéressant à vos propos. Vous dites qu'il est préférable de voir intervenir l'État en amont, et que l'État actionnaire donne un point d'ancrage utile, une stabilité. Au cas présent, la situation n'est pas la même que du temps du rapprochement avec General Electric, où existaient des garde-fous. On a l'impression, ici, que l'État a volontairement renoncé à l'avantage que représentait la possibilité de racheter les actions prêtées par Bouygues depuis 2014. Connaître votre sentiment sur la situation nous paraît important, alors que les choses vont se cristalliser dans quelques jours.
Sur la question de l'exportation, la commission des affaires étrangères a récemment entendu le nouveau directeur de Business France, qui nous a indiqué vouloir s'appuyer, dans le volet export de son action, sur les régions. Qu'en pensez-vous ? Cela vous semble-t-il de nature à doper les exportations de nos entreprises de taille moyenne ?
Vous saluez les effets du crédit impôt recherche et engagez à assurer sa pérennité : nous ne pouvons que vous rejoindre.
Vous avez évoqué les faiblesses de la formation continue. N'y a-t-il pas, dans l'industrie, où les métiers de la transformation manquent d'attractivité, des freins culturels à lever ? Comment faire évoluer les choses ?
M. Franck Montaugé. - Merci de votre exposé clair et pédagogique. Vous dites que l'État actionnaire n'a pas à être stratège mais qu'il constitue, avant tout, un pôle de stabilité. Diriez-vous la même chose de son rapport à l'économie nationale en général, où l'on entend plutôt dire que l'État ne doit pas faire lui-même mais donner des orientations, autrement dit, être stratège ?
Comment appréciez-vous la situation du pays, après les programmes d'investissement d'avenir successifs, au regard de la transformation économique du monde, de la recomposition des chaines de valeur et de la métamorphose de l'industrie, où convergent désormais numérique, services et productique ?
M. Jean-François Longeot. - Au moment des cessions intervenues il y a quelques années, on nous expliquait qu'il n'y avait qu'un choix, General Electric plutôt que Siemens. Pourquoi fait-on, aujourd'hui, le choix de Siemens ?
Mme Viviane Artigalas. - Nos auditions nous ont montré le rôle très important que pouvaient jouer le dialogue social et l'implication des salariés dans le développement de leur entreprise. Quel est votre sentiment à ce sujet ?
Vous dites les entreprises françaises frileuses en matière d'ouverture du capital. Quelles mesures incitatives pourraient y remédier ?
M. Martial Bourquin, rapporteur. - La clause de rachat qu'a évoquée Mme Perol-Dumont donnait en effet priorité à l'État français. Outre que cela aurait représenté une belle affaire financière, cela eût été instauré un partenaire stable, veillant sur les intérêts français. La puissance d'Alstom, valorisée à plus de 7 milliards d'euros, est comparable à celle de Siemens, sauf dans le domaine de la signalisation...
Comment remédier à notre retard en matière de robotisation ? S'il se comble dans les grandes entreprises automobiles, tel n'est pas le cas dans celles de deuxième ou de troisième rang, s'il faut en croire La Tribune d'hier.
Pouvez-vous nous dire quelques mots, enfin, des véhicules électriques et des véhicules autonomes ? Quelle est la situation de la France en matière d'objets connectés ?
Mme Michèle Vullien. - Vous évoquez un « retour de la France », lié au changement de Président de la République. Renouer avec le système gaullien peut-il changer notre image et les relations que nous entretenons avec les autres pays ? L'État français et l'État allemand pourraient-ils être amenés à considérer le dossier Alstom autrement ?
M. Fabien Gay. - Merci de cet intéressant exposé, dans lequel je trouve certains points de convergence.
Dans l'affaire Alstom, il ne s'agit pas d'une fusion, mais d'une absorption. Ce qui inquiète, surtout, c'est l'absence de projet industriel, alors que sous dix ans, la France aura un besoin énorme de l'industrie ferroviaire, qui représentera le premier marché européen. Certains des syndicats que nous avons entendus plaident, même si cela peut sembler complexe, en faveur d'un GIE (groupement d'intérêt économique). Qu'en pensez-vous ? Votre avis nous importe d'autant plus que nos inquiétudes pour l'avenir de certains sites nous engagent à creuser des solutions alternatives.
M. Guy-Dominique Kennel. - Ne pensez-vous pas que Siemens rachète, en somme, la SNCF à moindre coût et que le solde en sera une catastrophe sociale ?
M. Louis Schweitzer. - Puisque vous me posez de nombreuses questions sur Alstom, je dois vous avertir que je n'en sais pas plus, sur le sujet, que ce j'ai pu en lire dans les journaux. Prenez mes réponses comme telles.
M. Alain Chatillon, président. - Je rappelle en effet que nous vous avions invité pour aborder essentiellement la question de la réindustrialisation du pays.
M. Louis Schweitzer. - Je ne sais pas pourquoi l'État a renoncé à son exercer le droit de préemption qu'il avait acquis. En tout état de cause, même s'il était resté un actionnaire important, ce n'est pas son métier que de gérer en direct une industrie ferroviaire. C'est une situation que j'ai vécue dans l'automobile. Lorsque je suis arrivé chez Renault, je n'avais nullement l'idée d'une privatisation. Mais j'ai constaté que le rythme de décision et les finalités de l'État n'étaient pas ceux d'une entreprise, ce qui a notamment conduit à l'échec de la fusion Renault-Volvo, d'où j'ai conclu qu'un État majoritaire dans une industrie non régulée, c'est à dire pleinement exposée à la concurrence internationale, n'était pas l'acteur le plus agile...
S'agissant du cas Alstom-Siemens, l'État peut gérer le temps, mais il ne peut gérer éternellement. Ce que je puis ajouter, c'est que si, pour tout dirigeant d'entreprise, les sites ne sauraient entrer dans une consolidation totale, sauf à fragiliser la société, il n'en existe pas moins un élément de compétition entre eux. Quand on attribue une fabrication nouvelle, on fait des comparaisons. Je l'ai vécu chez Renault. Une usine dynamique a plus de chances qu'une autre de se voir attribuer une fabrication. Cette compétition interne est aussi un élément de progrès pour l'entreprise.
En matière de fabrication, comme je l'ai dit, la nationalité compte moins que dans la localisation du siège et de la recherche. Dans la comparaison franco-allemande, la France est plus compétitive pour les coûts. Dans un ensemble qui sera in ultimo piloté stratégiquement, je pense, par Siemens, les sites français ont donc toutes leurs chances. Nous ne partons pas battus. D'autant que Siemens est une entreprise qui a une vision de long terme, dans la tradition du capitalisme rhénan, qui prend en compte aussi l'acceptabilité sociale des décisions. Il n'en reste pas moins qu'existent des technologies concurrentes, et que pour couvrir les besoins en signalisation et en matériels roulants, des choix seront peut être faits.
Pourquoi avoir choisi General Electric naguère et se tourner aujourd'hui vers Siemens ? Outre que General Electric, en pleine restructuration, n'est pas intéressé par le ferroviaire, tout ce que je puis vous dire, c'est que lors du rapprochement Renault-Nissan, on avait considéré qu'un rapprochement avec un Européen proche était plus négatif pour l'emploi qu'avec un concurrent plus lointain...
La faiblesse française à l'export est le fruit de plusieurs facteurs. J'ai dit ce qu'il en était du manque de coopération. Je l'ai dit aussi, les entreprises allemandes ou suisses ont toujours considéré leur base nationale comme une priorité, à la différence de la France, qui préfère fabriquer sur les lieux de vente. Lorsqu'Antoine Riboud a repris l'activité d'une grande marque de bière alsacienne, je faisais partie d'une commission du Plan, et je me suis penché avec lui sur la question. Alors que les grands brasseurs ne se trouvent pas en Allemagne, mais en France, l'Allemagne était exportatrice net, tandis que la France était importatrice net. La raison en est que les brasseurs français fabriquaient, comme cela peut paraître logique, là où ils vendaient, tandis que les Allemands fabriquaient en Allemagne, ce qui produit, mécaniquement, une différence en termes d'exportation. Il est aussi un troisième facteur explicatif, la timidité des PME face à l'exportation. Je pense que les régions, sur ce point, pourraient en effet jouer un rôle essentiel. Lorsque Laurent Fabius a engagé la réforme du ministère des affaires étrangères, je lui ai suggéré l'idée de nommer quelqu'un auprès des préfets, avec mission de lever la crainte des entreprises vis à vis de l'étranger, qu'elles perçoivent comme risqué. Elles redoutent la barrière de la langue, les incertitudes, la distance, les modalités de paiement, bref, il y a beaucoup de craintes à lever, et les régions, comme les services déconcentrés de l'État, ont un rôle majeur à jouer pour parvenir à augmenter non seulement le volume des exportations mais aussi le nombre d'entreprises exportatrices. Quand, dans la région, une entreprise réussit bien à l'étranger, cela a un effet d'entraînement sur d'autres PME. Cette approche régionale me semble plus efficace que d'emmener des troupeaux d'entrepreneur en visite dans un pays, comme je l'ai vu faire, naguère, au Medef. Ce n'est pas une visite éclair de 24 heures qui détermine à se lancer.
Y a-t-il des freins spécifiques à lever dans le domaine industriel, où les métiers de transformation seraient moins attractifs ? Je tiens à dire que dans une usine automobile, le travail à la chaîne est difficile. Quand un col bleu voit défiler 60 voitures à l'heure et qu'il lui faut, sans erreur, faire une opération chaque fois différente en fonction des options, des couleurs, ce n'est pas facile. Cependant, lorsque l'on ouvrait un emploi chez Renault, il y avait toujours pléthore de candidats. Il faut dire que Renault ne payait pas mal, mieux que le Smic. En revanche, nos fournisseurs, sur une chaîne de même difficulté, avaient du mal à recruter, mais c'est qu'ils payaient au Smic... Pour les jeunes - je parle des jeunes car travailler à la chaîne passé 45 ans commence à être difficile, le dos et les bras ne sont plus ce qu'ils ont été - l'idée de pouvoir, avec leur salaire, vivre de façon indépendante compte beaucoup. Or, on ne vit pas de façon indépendante en région parisienne avec un Smic. J'ai été frappé de constater, il y a quelques jours, en Grande Bretagne, que beaucoup de serveurs, dans les restaurants, sont français. Comment expliquer qu'en France, les restaurateurs vous disent qu'ils n'arrivent pas à recruter ? Quand on apprend ce qu'est le salaire en Grande Bretagne et ce qu'il est en France, on comprend qu'un certain nombre de personnes aient choisi de traverser la Manche. Toujours le souci de vivre de façon indépendante de son salaire. Je ferme cette parenthèse, qui va au rebours de la doctrine reçue...
S'agissant de la formation, il me semble que ce qui compte le plus est qu'elle ouvre des perspectives de carrière. Dans le tertiaire, on a assez naturellement l'espoir de progresser ; il n'en va pas de même dans une entreprise industrielle, où l'on a l'impression de se heurter à des plafonds de verre. Pour accéder à la maîtrise, il faut des formations complémentaires. Or, ces formations destinées à l'avancement n'étant pas assez nombreuses ne sont pas dans les perspectives de ceux qui entrent dans une entreprise industrielle. Et, je l'ai assez souligné, la perspective de passer 40 ans de sa vie à la chaîne n'est pas attractive. Il faut donc nourrir les perspectives de formation, et attirer non seulement sur l'emploi mais sur la carrière. D'autant que le fait que les formations initiales soient plus répandues qu'avant a cet effet paradoxal que la promotion interne en est rendue plus difficile.
L'État, s'il n'a pas à se montrer stratège dans une entreprise individuelle, l'est en ce qu'il essaie de pousser dans de grandes directions. C'est le cas avec le Programme d'investissements d'avenir ou avec le Plan d'investissement de 57 milliards. Les lignes directrices sont, comme je l'ai dit, le numérique, la transition énergétique et, de façon générale, la capacité d'innovation. On voit de plus en plus de grandes entreprises, en France, nourrir des start up, et c'est une bonne nouvelle. Elles sont conscientes qu'elles vivent en absorbant des idées, et que si elles sont performantes dans la gestion des idées, elles le sont moins dans leur création. On le voit dans les laboratoires pharmaceutiques : l'invention est faite ailleurs, puis le processus de validation, très onéreux, rentre dans le système industriel de la grande entreprise, qui le fait mieux.
Bien sûr, l'État doit aussi favoriser la compétitivité, y compris ce qu'on appelle la compétitivité hors coût. Certes, on ne ressuscitera pas une industrie horlogère française, parce que les Suisses en ont fait table rase ; je ne pense pas non plus que l'on ressuscitera une industrie de la machine-outil - je parle en connaissance de cause, ayant été au ministère de l'Industrie sous Pierre Dreyfus, dont le plan de soutien a connu un échec. En revanche, dans les textiles techniques, par exemple, on a une industrie qui tient le coup et se développe. Et je pourrais citer d'autres exemples.
Vous m'interrogez sur les vertus du dialogue social et de l'implication des salariés. Je suis un fanatique de ce sujet. Lors me ma première entrée chez Renault, alors que j'étais directeur du contrôle de gestion, on ne présentait au comité d'entreprise que ce que la loi exigeait de nous, c'est-à-dire les comptes de la société mère et pas les comptes consolidés du groupe, qui seuls, pourtant, ont du sens. Si bien que l'on avait forcément un dialogue de sourds. Au fil du temps, on est parvenus à une situation où la cohérence entre la situation de l'entreprise et la prospérité des salariés était perçue par tous, quel que soit le syndicat, parce que l'on ne racontait pas de cracs et que l'on tenait les engagements. Moyennant quoi, durant les treize années où j'ai été président de Renault, alors que nos ventes en France étaient stables, à 700 000 voitures par an, nos fabrications en France sont passées de 1 million à 1,3 million. On a, autrement dit, doublé nos exportations, parce que les salariés avaient perçu que la productivité à laquelle nous encouragions était de leur intérêt.
Comment lutter contre la frilosité des entreprises à ouvrir leur capital ? Je pense qu'il faut faire des courbes d'apprentissage : on a des mécanismes de quasi fonds propres qui font que l'on peut dissocier un peu, mais pas éternellement, l'augmentation du capital et le partage du pouvoir - étant entendu que je pense que le partage du pouvoir a tout de même, à un moment donné, des vertus...
Comment expliquer le retard dans la robotisation ? Outre la question du taux de marge, la pression de l'exportation joue aussi. Si l'on part de l'idée de vendre à l'étranger ce que l'on produit en France, avec des salaires qui sont ce qu'ils sont - on ne va tout de même pas les mettre au niveau polonais ou bulgare -, on est amené à automatiser. Les Allemands, qui veulent exporter à partir de leur base nationale doivent nécessairement le faire. Mais si l'on privilégie, comme en France, une logique conduisant à fabriquer ailleurs, la pression à progresser en coûts est plus faible. Ce sont donc ces deux éléments, les marges - que des mesures récentes restaurent fortement - et l'idée qu'il faut être compétitifs de manière non seulement défensive mais offensive, qui comptent dans la robotisation. Jouent aussi, bien sûr, les aides spécifiques, comme celles que propose le PIA.
J'en viens aux véhicules électriques et autonomes. Je considère que le véhicule électrique a un avenir. Toute la question est dans les batteries, qui sont, pour l'instant, japonaises et chinoises. Il faut néanmoins parvenir à construire des batteries moins chères, qui vivent longtemps : espérons qu'elles soient françaises.
M. Daniel Laurent. - Et l'hydrogène ?
M. Louis Schweitzer. - Je ne pense pas que cela soit, pour l'automobile, la solution d'avenir. Pour les camions ou les bus, soit, mais pas pour la voiture particulière.
Le véhicule autonome est la seconde révolution que connaît l'automobile depuis sa création en 1886, après celle de Ford, qui en a fait un objet populaire fabriqué en série. On a, en la matière, deux constructeurs relativement bien placés, et un équipementier de pointe, Valeo, qui a compris que son succès d'avenir passait par là. Je ne pense pas que nous verrons des véhicules autonomes dans trois ans, comme certains l'ont dit, mais je pense que cela se pourrait d'ici à dix ans.
L'image de la France s'étant améliorée, pourrait-on remettre en cause l'accord Alstom-Siemens ? À mon avis, non. Ne pas respecter un accord est destructeur d'image.
Je ne pense pas, enfin, que Siemens ait l'ambition d'acheter la SNCF. On aura, et c'est ce qui fait peur à Siemens, des concurrents. Chinois, d'abord, parce qu'ils fabriquent chez eux du matériel ferroviaire et de la signalisation. Si bien que la SNCF aura le choix, et que la pression sur Siemens existera pour être efficace et utiliser les compétences d'Alstom. Mais je m'arrête là, car je vois que je suis arrivé à la limite du temps imparti.
M. Alain Chatillon, président. - Merci de nous avoir fait partager votre expérience et vos compétences, et de votre capacité à intégrer toutes les questions qui vous ont été posées. Ce précieux éclairage sera fort utile à notre rapport sur la compétitivité des entreprises.
La réunion est close à 12h30.
La réunion est ouverte à 13 h 30.
Audition de M. Bertrand Escoffier, directeur général du Slip français
M. Martial Bourquin, rapporteur. - Notre mission a pour ambition, au-delà d'Alstom, d'évaluer la stratégie industrielle de notre pays. Or, cette stratégie ne doit pas concerner seulement les grands groupes, mais également les PME et les ETI.
En quelques années, vous avez créé une entreprise sur un segment de l'industrie textile - le sous-vêtement masculin - en adoptant une stratégie de communication « impertinente » mais aussi en mettant en avant la production en France. C'est aujourd'hui sur votre expérience que nous voulons vous interroger, et sur les pistes qui, selon vous, devraient être davantage explorées à l'avenir pour retrouver un véritable essor industriel.
Voici mes interrogations. En France, aujourd'hui, peut-on être compétitif dans un secteur où l'innovation technologique n'est pas nécessairement le levier fondamental de la croissance, et où domine une logique de « bas coûts » ? Dans l'affirmative, cette compétitivité peut-elle dépasser la compétitivité « de niche », c'est-à-dire s'exercer au-delà d'une gamme de produits très restreinte destiné à un public en nombre très limité ?
Au cours de votre processus de création d'entreprise, puis de développement industriel, quelles sont les difficultés majeures que vous avez rencontrées ? Comment les avez-vous résolues ? Comment éviter que d'autres PME y soient confrontées ?
Dans l'environnement juridique, ou en termes de formation, quelle besoin d'évolution ressentez-vous ?
Une partie de votre production est assurée dans un village de la Dordogne. À l'heure de la mondialisation, et alors que nombre d'experts poussent à un regroupement des sites d'entreprises sur des points localisés du territoire, comment de petites entités de fabrication disséminées sur le territoire peuvent-elles rester compétitives ?
En termes de projection à l'international, avez-vous fait appel à des dispositifs d'aides publics ou parapublics particuliers ? Ces dispositifs, d'une manière générale, vous semblent-ils pertinents ?
M. Bertrand Escoffier, directeur général du Slip français. - Je suis ravi que vous ayez pensé à nous dans le cadre de vos travaux. Notre éclairage portera sur le secteur du textile, qui a beaucoup souffert depuis les années 1990.
La marque a été créée en 2011, par Guillaume Gibault, que j'ai rejoint deux ans plus tard en tant que directeur général. L'entreprise a fait en 2017 un peu plus de 13 millions d'euros de chiffre d'affaires. Nous employons directement une soixantaine de personnes, dont une quarantaine a été recrutée les deux dernières années. Par ailleurs, nous avons calculé que nous avons soutenu ou créé 200 emplois chez nos partenaires. Nous en sommes fiers.
Nous avons des ambitions, pour grandir et continuer à fabriquer en France. Nous fabriquons exclusivement en France, y compris le packaging et le moindre détail de nos produits. C'est un parti pris dès le début. Nous avons souhaité nous appuyer sur le savoir-faire français dans le textile, un secteur qui était assez poussiéreux en France, en particulier pour les sous-vêtements.
Nous sommes une marque digitale : l'une de nos innovations a été d'utiliser, dès le départ, Internet comme notre principal canal de vente et d'échange avec nos clients. Il nous a permis de développer un modèle économique rentable, malgré nos marges qui sont inférieures à celles d'une entreprise qui produit à l'autre bout du monde.
Ce n'est pas un modèle franco-français, il existe aussi, dans les pays anglo-saxons, des marques digitales verticalement intégrées, qui contrôlent leur image, leur distribution et leur production.
Pour répondre à vos questions, aujourd'hui, la question de l'innovation technologique n'a pas été abordée dans le secteur du textile. Nous avons une cinquantaine de partenaires industriels en France. Il s'agit de petites PME de 30 à 100 personnes dotées d'un appareillage âgé de 50 à 100 ans. Les personnes qui utilisent ces machines ont trente à quarante ans d'expérience. Il n'y a pas d'améliorations technologiques, alors que, dans le secteur automobile, on a beaucoup investi et automatisé la production, pour la maintenir en France. Cela n'a pas été le cas pour le textile, et il s'agit d'un enjeu de développement.
Sur les 100 millions de sous-vêtements achetés en France chaque année pour les hommes, moins de 5 millions y sont produits : nous voulons faire grossir cette part. Il ne s'agit pas d'être particulièrement patriote, mais de croire en un autre modèle de fabrication et de consommation, qui s'appuie sur un circuit court. Si tout le monde n'est pas prêt à dépenser trente euros aujourd'hui pour un sous-vêtement, 60 % des gens sont prêts à payer plus cher - certes 10 % de plus, et non trois fois le prix d'un produit de grande distribution - pour acheter un produit fabriqué en France.
Le sens de l'achat et l'origine de la production sont de réels sujets, dans la mesure où l'industrie textile est la deuxième plus polluante après l'industrie pétrochimique. Des scandales ont été mis au jour dans la presse à ce sujet.
Nous avons commencé à nous intéresser à l'innovation technologique dans le processus de fabrication, même si nous ne sommes pas en première ligne car nous ne possédons pas d'atelier en propre. Nous y travaillons avec nos partenaires, par exemple dans le cadre du R3iLab. Des start-ups commencent également à y travailler.
Arriver à baisser le coût de fabrication d'un produit est un enjeu important, car notre industrie manufacturière produit à un coût trois fois plus élevé qu'en Afrique du Nord, et cinq à six fois plus élevé qu'en Asie. Il existe aujourd'hui des pistes pour fabriquer les produits à un coût près de deux fois moins important.
Le secteur textile représentait 400 000 emplois dans les années 1990, et 60 000 aujourd'hui. Il n'existe plus véritablement de filière de formation. Il n'y a plus de techniciens pour entretenir les machines, et les mécaniciens ont déjà un certain âge. Les entreprises recrutent des titulaires d'un CAP menuiserie, ou d'une formation qui n'a rien à voir, et doivent ensuite les former pendant 12 à 18 mois pour les rendre productifs. Cette question devient un réel enjeu pour nous, car nos besoins doublent, alors qu'il n'est pas facile de doubler la capacité d'entreprises de 30 à 100 salariés. Ces ateliers procèdent à de grandes vagues de recrutement, mais il faut encore prévoir 12 à 18 mois de formation.
Nous avons aussi des motifs de satisfaction et d'optimisme. La France est reconnue pour sa mode et sa créativité, et nous pouvons nous appuyer sur le savoir-faire français dans le modélisme et le stylisme. Cela ouvre des portes à l'international. La « marque France » est la sixième marque nationale.
Nous n'avons pas vraiment rencontré de difficultés dans le processus de création de l'entreprise. Le coût du travail peut être un frein, mais il est le même pour tous. Il existe des financements, publics ou privés, ce qui est un véritable atout. Nous avons toujours été aidés et soutenus dans ce domaine, même s'il y a toujours des sujets de trésorerie lorsque l'on est une entreprise en très forte croissance.
Sur le plan de l'environnement juridique, il existe des lourdeurs au démarrage, car les mêmes normes s'appliquent à toutes les entreprises, qu'elles emploient 10 ou 500 salariés. Cela oblige à avoir recours à des avocats spécialisés en droit social et en droit des affaires, ce qui représente un coût important.
Vous évoquiez la Dordogne. La production s'effectue effectivement dans plusieurs villages, où sont implantés nos partenaires, souvent dans d'anciens bassins miniers. Ce n'est pas un frein ou une organisation incompatible avec la mondialisation. La proximité de la fabrication permet une certaine agilité, car elle permet d'être livré en quelques jours, de relancer une production très rapidement, etc.
Il n'existe pas vraiment de regroupement dans le secteur textile. Les ateliers emploient en moyenne une centaine de personnes, et le plus gros d'entre eux en emploie 200. Nous ne faisons pas de production de masse, mais jouons sur la personnalisation du produit, et sur l'adaptation de la production en fonction des besoins. Nous ne sommes pas dans une logique de diminution des prix et de soldes, qui est l'un des torts du secteur du textile aujourd'hui : 80 % des volumes y sont vendus à 40 % ou 50 % de réduction, et une grande partie des surproductions sont brûlées, y compris dans le secteur du luxe. Ce n'est pas notre modèle : nous essayons d'acheter au plus juste les quantités dont nous avons besoin. Ainsi, nous avons un modèle plus responsable, plus éthique et plus vertueux, auquel les consommateurs commencent à adhérer.
M. Alain Chatillon, président. - Quels sont vos moyens de distribution ?
M. Bertand Escoffier. - Notre site Internet, qui est le seul à vendre nos produits, représente 70 % des ventes. Nous avons également sept boutiques et devrions en ouvrir cinq autres dans les prochains mois.
Le produit se prête très bien à la vente par Internet : il est léger, et il n'est pas nécessaire de l'essayer une fois que l'on connaît sa taille. Nous élargissons la gamme vers le prêt-à-porter. Nous avons peu recours aux revendeurs, en raison de nos faibles marges.
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Vous êtes emblématique d'une niche qui peut encore se développer dans nos territoires. Vous me faites penser aux chaussettes Broussaud, dans le Limousin, qui ont peut-être moins pris le tournant d'Internet, ou aux sous-vêtements Allande, fabriqués en Haute-Vienne, avec un mode de diffusion encore différent.
Vous avez évoqué vos points forts : votre agilité, le savoir-faire de vos personnels et leur fidélité à votre maison. Qu'attendez-vous d'un État stratège ? Du législateur ? Je pense aux enjeux spécifiques rencontrés par les TPE sur les territoires.
Vos produits sont certes un peu cher, mais possèdent de nombreux atouts : la qualité, la modernité et le confort.
Mme Fabienne Keller. - Nous avons parlé de la Haute-Vienne, visitons maintenant l'Alsace ! Nous avons la chance d'avoir à Mulhouse un musée du textile, qui valorise l'histoire de cette industrie ; nous avons les nappes Beauvillé, qui équipent la présidence de la République, les chaussettes Labonal... L'Alsace héberge aussi l'entreprise Schlumberger, qui produit des machines textiles vendues dans le monde entier. Dans l'est, et particulièrement dans la vallée vosgienne, l'industrie textile est donc très présente.
Votre profession est-elle organisée ? Existe-t-il de l'entraide ou, au contraire, chacun reste-t-il trop dans sa niche pour qu'une véritable synergie puisse être créée ?
Mme Pérol-Dumont a cité vos qualités : agilité, audace. J'y ajouterai le marketing : vous avez su trouver un slogan accrocheur, on retrouve le drapeau français sur tous vos produits... c'est formidable ! Selon vous, à quoi tient votre réussite ? Comment peut-on faciliter votre développement ?
Mme Michèle Vullien. - Je m'interroge sur la création de votre entreprise. Vous avez dit vous être appuyés sur d'autres entreprises pour vous développer : tout cela n'est pas apparu ex nihilo.
M. Bertrand Escoffier. - Tout à fait.
Mme Michèle Vullien. - Le textile a beaucoup souffert en France ; il faut aujourd'hui assurer la transmission du savoir-faire, des techniques. Or, d'après vos explications, vous vous appuyez sur des territoires dispersés, dépourvus de grosses industries, et où vous avez détecté des savoir-faire. Comment faites-vous pour assurer un même niveau de qualité à tous vos produits alors même qu'ils sont réalisés sur différents sites ? Comment les nouvelles générations sont-elles formées ?
Votre force vient beaucoup de votre marketing, et notamment votre slogan : « Si vous voulez changer le monde, commencez par changer de slip ! » ; tout de suite, cela accroche ! Ce qui est innovant, dans votre fonctionnement, c'est le mode de vente et le plan marketing ; la fabrication, elle, reste très traditionnelle. Votre expérience prouve qu'il est possible de s'appuyer sur de petites unités et du matériel qui n'est pas forcément neuf. Lors d'autres auditions, on nous a dit : « Les machines sont trop vieilles, elles ont 40 ans ». Pourtant, je crois que ces « vieilles bécanes » fonctionnent encore très bien - pourvu que l'on sache en assurer la maintenance. Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez trouvé vos partenaires aux quatre coins de la France ? Comment pourrait-on pérenniser cette démarche ?
M. Bertrand Escoffier. - Tous nos partenaires industriels sont très spécialisés : nous avons des ateliers dédiés aux sous-vêtements, d'autres dans lesquels sont uniquement produites des chaussettes - c'est le cas pour notre partenariat avec l'entreprise Broussaud. Nos maillots de bain sont exclusivement confectionnés en Bretagne, entre Rennes et Saint-Malo, car c'est un des rares ateliers que nous avons pu identifier en France et qui soit capable de nous offrir la qualité que nous recherchons. Nos ateliers sont donc presque tous « mono-produit ». Certes, les machines sont vieilles, mais je vous confirme qu'elles fonctionnent encore très bien !
Mme Michèle Vullien. - Peut-être parce qu'on y trouve moins d'informatique que dans des machines plus récentes ?
M. Bertrand Escoffier. - Effectivement ! Et on les aime, ces vieilles machines. Le problème est que le process reste très manuel : 75 % du prix de revient d'un produit correspond en réalité à la main d'oeuvre. Cela est considérable, d'autant que ce sont des tâches simples et très répétitives, sur lesquelles il faudrait certainement aller vers plus de robotisation. Cette robotisation n'est pas nécessairement synonyme de perte d'emploi : en optimisant le prix de fabrication, elle permettrait de rapatrier en France des volumes de production actuellement délocalisés. Par ailleurs, il est très difficile, aujourd'hui, de recruter : les filières sont certes un peu éteintes, mais surtout, les jeunes n'envisagent plus de travailler sur une machine toute leur carrière. Robotiser la production, c'est donc également attirer des profils de techniciens, une main d'oeuvre qualifiée. Je suis convaincu que le renouveau de l'industrie textile passe par la technologie, la modernisation et l'innovation.
Aujourd'hui, les choses fonctionnent bien avec les anciennes machines. Mais, alors même que nous sommes un donneur d'ordre de taille moyenne, nous allons bientôt rencontrer des problèmes de capacité. Nous avons désormais identifié la majorité des acteurs de la fabrication textile. Comme nous n'avons pas nos propres ateliers - pas encore du moins, car ce sera peut-être le sens de l'histoire -, nous travaillons avec ces acteurs - nous représentons pour certains 20 % à 30 % de leur chiffre d'affaires. Ces ateliers et unités de production sont d'accord pour dire qu'il faut déverrouiller la productivité. Là est l'enjeu et, pour le relever, il faudra intégrer plus de technologie.
Mme Fabienne Keller. - Sous-traitez vous la fabrication de tous les produits ?
M. Bertrand Escoffier. - Pour le moment, oui.
Mme Sophie Primas. - Mais la tentation est là d'avoir vos propres ateliers...
M. Bertrand Escoffier. - Bien sûr, disposer de nos propres unités de production est tentant. Mais c'est un autre métier, et jusqu'ici nous n'étions pas assez nombreux pour nous permettre cette diversification - nous étions 20 il y a deux ans, nous sommes aujourd'hui près de 60. Ce serait la suite logique de l'histoire, et nous y réfléchissons. Certaines des personnes avec lesquelles nous travaillons vieillissent, et ont cette envie de transmettre leur savoir-faire. Pour l'instant, nous ne sommes pas prêts à franchir le pas, ni d'un point de vue financier, ni d'un point de vue organisationnel.
M. Alain Chatillon. - Pourquoi avoir choisi de distribuer vos produits uniquement par Internet ?
M. Bertrand Escoffier. - Principalement pour réduire le nombre d'intermédiaires, et donc le coût du produit. Internet permet aussi de toucher un maximum de personnes avec une mise de départ relativement faible - notamment grâce aux réseaux sociaux, qui offraient, jusqu'à récemment, une vitrine gratuite pour les produits. Internet est aujourd'hui le premier canal de communication.
Nous avons eu la chance de lancer la marque fin 2011, au moment où le « made in France » est devenu l'un des axes majeurs de la campagne présidentielle. À l'époque, nous n'avions pas offert de slips aux candidats, mais nous avions détourné les affiches officielles de campagne : cela a été notre premier coup de communication impertinent. Cela a très bien fonctionné !
Au final, ce qui n'était au départ qu'un slogan de campagne a fini par s'installer durablement dans le débat : il existe aujourd'hui des Assises annuelles du « Produire en France » - nous y sommes d'ailleurs invités -, qui permettent de fédérer les acteurs. L'entraide existe déjà, nous parlons d'ailleurs bien de « partenaires ». Nous travaillons beaucoup avec Saint-James, Aigle...
Je pense que renforcer la labellisation et le contrôle des marques offrirait un véritable soutien à ce tissu industriel, car le consommateur ne s'y retrouve plus. Il existe le label « Origine France Garantie », qui assure que plus de la moitié de la valeur ajoutée du produit est réalisée en France ; le label « Entreprise du Patrimoine Vivant », qui promeut les savoir-faire industriels spécifiques. Le Slip Français est labellisé « Origine France Garantie », comme la plupart des entreprises avec lesquelles nous travaillons. Le flou autour du « made in France » gagnerait à être éclairci.
Mme Fabienne Keller. - Combien d'étapes conduites nationalement permettent d'écrire « Fabriqué en France » sur une étiquette ?
M. Bertrand Escoffier. - Je crois que cela est possible dès lors que la dernière étape de fabrication a lieu en France.
L'un de nos choix stratégiques initiaux a été une fabrication 100 % française, que nous avons renforcée en utilisant le « bleu-blanc-rouge » et la cocarde. De fait, nous avons choisi de nous mettre en marge des tendances dès le début : on ne court donc pas après les labellisations. Cependant, c'est un sujet sur lequel il faudra avancer.
M. Martial Bourquin, rapporteur. - Certains sont dubitatifs devant cette campagne de promotion de la marque française, arguant que c'est une niche. Pensez-vous que les choses sont en train d'évoluer ?
Vous dites que votre force réside dans votre campagne marketing. Ne croyez-vous pas que le fait que vos produits soient 100 % français joue également un rôle important dans votre succès ?
Tout à l'heure, vous avez évoqué le domaine automobile. Aujourd'hui, certaines voitures sont presque 100 % françaises, et cela est un atout fort des campagnes de marketing. Pensez-vous que la France fait ce qu'il faut dans le domaine de la communication ? Pourrait-on faire plus ou mieux ?
M. Bertrand Escoffier. - C'est une question difficile. Pour notre part, nous le faisons naturellement, sans chercher à en faire uniquement un objet de marketing.
À sa création, le Slip Français était totalement inconnu. Notre chance, c'est que la campagne présidentielle de 2012 ait fait une large place au sujet du « Fabriqué en France » : cela a été un élément déclencheur. Depuis, les choses sont un peu retombées, mais nous avons continué sur notre ligne, car une fabrication française est signe de savoir-faire, de qualité. Au départ, nous avons ciblé une clientèle plutôt aisée, mais nous nous rendons compte qu'aujourd'hui, nous touchons une large tranche d'âge et que nos clients sont répartis partout en France. Ces personnes sont prêtes à acheter un seul produit dans l'année, pourvu que celui-ci soit de qualité - c'est un fait, nos produits sont qualitativement meilleurs que d'autres, ils tiennent plus longtemps dans la durée.
Je pense que la France soutient un certain nombre d'initiatives : il y a des financements, des aides ; le savoir-faire et la qualité de la fabrication française sont reconnus, y compris à l'étranger. Ce sont en tout cas les valeurs que nous défendons.
M. Martial Bourquin, rapporteur. - Comment organisez-vous la vente par Internet ? Vous vous servez également de campagnes impertinentes : qui produit vos slogans ?
M. Bertrand Escoffier. - Le marketing est géré en interne depuis le début. Nous savons communiquer avec très peu de moyens et quelques bonnes idées : il s'agit de l'un de nos savoir-faire !
Nous faisons sourire les gens en réagissant sur l'actualité : cela crée du lien, tant avec les clients qu'avec le tissu industriel. Nous sommes très transparents dans notre communication, notamment sur la fabrication du produit et sur son coût de revient. Nous n'avons pas de secrets, et cela plaît au consommateur. Nous sommes donc portés par une tendance de fond.
Mme Sophie Primas. - Félicitations ! Il est très plaisant de voir des entreprises réussir. Vous vous appuyez sur un savoir-faire, mais également sur votre fougue, votre impertinence, et un grain de folie. Nous avons besoin d'entrepreneurs avec ce petit grain de génie. Bravo, on est très fiers !
Vous avez indiqué que peu de fournisseurs étaient capables de produire avec le niveau de qualité que vous attendez. Vous vous appuyez donc sur quelques entreprises, qui ont un matériel industriel performant mais vieillissant, et sur quelques personnes qui ont, à titre individuel, le défaut de vieillir elles aussi : la problématique de la transmission des entreprises est donc essentielle. Nous avons bien entendu que vous n'étiez pas prêts à prendre le relais sur la production, sauf peut-être si vous y étiez obligés : comment peut-on vous aider à vous engager dans cette voie ? Que faudrait-il pour que vous vous jetiez à l'eau ?
Peut-on mutualiser certaines tâches en s'appuyant sur les réseaux d'industries du textile ? Quel mode de financement vous semble nécessaire ? Doit-on trouver de nouvelles formes de sociétés ?
Je suis très inquiète de voir tous ces outils industriels disparaître parce qu'ils n'ont plus la cote. La jeunesse a peur d'une vie d'asservissement derrière une machine, pourtant, il y a un savoir-faire incroyable. Si on le perd, on vous perd également : et nous n'en avons aucune envie !
M. Bertrand Escoffier. - Ce n'est pas tant la qualité - c'est bien l'une des forces de la fabrication française aujourd'hui - que la capacité à produire qui va rapidement poser problème.
Les entreprises avec lesquelles nous travaillons comptent en moyenne une centaine d'employés. Nous allons rapidement être limités sur les volumes produits.
Mme Fabienne Keller. - Lorsque vous contractez avec une entreprise, quel volume vous engagez-vous à lui commander ?
M. Bertrand Escoffier. - En 2017, nous avons créé 400 000 pièces. Nous nous engageons dans un partenariat à long terme avec chacun de nos sous-traitants, et nous leur donnons une visibilité de 8 à 12 mois.
Nous sommes dans une période d'hypercroissance - nous doublons notre volume de production tous les ans -, cela rend parfois compliqué les prédictions de volume à moyen terme. Nous sommes dans une position un peu particulière : nous allons très vite, et c'est la raison pour laquelle nous ne sommes pas encore prêts à mettre un pied dans le domaine industriel. Peut-être d'ici deux ans serons-nous prêts à franchir le pas.
Nous n'avons pas encore déterminé ce qui nous permettrait de nous engager dans cette voie dans les meilleures conditions. Concernant le financement, Bpifrance est un formidable outil et nous l'avons beaucoup utilisé - pour obtenir des garanties de prêt, pour ouvrir des boutiques... Il nous a permis de financer notre croissance. Je suis persuadé que si nous arrivons à déverrouiller la production, nous parviendrons à trouver des financements, notamment européens. Mais cela prendra du temps, et nous ne sommes pas assez nombreux pour l'instant pour pouvoir monter les dossiers.
Des initiatives voient le jour, et nous commençons tout juste à nous inscrire dans cette dynamique, car certaines des entreprises avec lesquelles nous travaillons peinent à trouver des repreneurs. Cette année, un de nos sous-traitants a mis la clé sous la porte, nous avons dû réaffecter les volumes. Nous avons conscience de ce problème lié aux capacités de production, et les idées viendront !
Je ne suis pas inquiet sur la reprise des entreprises, car il y a un regain d'intérêt des jeunes pour l'industrie. Parmi les repreneurs, nous trouvons de plus en plus de jeunes trentenaires : Seven Fashion est née sur les cendres de Lejaby grâce à Agathe, qui n'a pas 30 ans ; notre fabricant de maillots de bain a pris la suite de l'entreprise familiale, il vient de souffler ses 30 bougies. Nous les mettons en relation avec les start-up que nous avons identifiées pour automatiser certaines étapes de fabrication. Ça bouillonne, nous avons des raisons d'être optimistes !
Mme Fabienne Keller. - Comment êtes-vous organisés ? Existe-t-il des organisations par filière ou par pôle de compétitivité ?
M. Bertrand Escoffier. - Tout à fait ! Nous sommes membres de la fédération de la maille et de la lingerie, qui subventionne notre présence sur certains salons, et nous possédons le label « Origine France Garantie », qui est notamment à l'origine du salon du Made in France, le MIF.
M. Cédric Perrin. - Vous avez dit que l'un de vos sous-traitants avait « mis la clé sous la porte ». À quel point vos sous-traitants sont-ils dépendants des commandes que vous leur passez ? Travaillent-ils uniquement pour vous ?
M. Bertrand Escoffier. - C'est très variable. Nous pesons 20 % à 30 % du chiffre d'affaires de certaines entreprises. C'est la limite à partir de laquelle nous cherchons d'autres relais. Certaines entreprises cherchent à s'accroître, mais ce n'est pas le cas pour toutes. D'un côté, nous avons des personnes en fin de carrière qui n'ont pas envie de relancer un cycle de croissance, d'autant qu'ils ont connu près de vingt ans de crises de restructuration. On ne peut pas leur en vouloir ! De l'autre côté, des jeunes motivés, qui ont envie de reprendre des ateliers et de s'appuyer sur les capacités dormantes. Ce sont deux dynamiques différentes. Pour quelques grandes maisons, il faudra trouver un repreneur avec les reins solides.
M. Fabien Gay. - Je m'associe aux félicitations de mes collègues. Bravo ! Nous devons valoriser des réussites comme la vôtre.
Je m'interrogeais sur votre engagement dans la voie de la production. Certes, ce n'est pas le même métier, mais je crois que ce sera le sens de l'histoire. D'ailleurs, vous l'avez dit : s'il n'y a plus d'entreprises, vous devrez vous y mettre si vous ne voulez pas vous délocaliser !
Par ailleurs, vous avez dit que vous n'avez pas eu de problèmes de financement : cela m'interpelle ! C'est un discours que l'on a rarement l'occasion d'entendre de la part des TPE/PME. Pouvez-vous nous indiquer plus précisément comment vous avez obtenu vos financements ?
En tant que législateur, je suis également intéressé par les « lourdeurs juridiques » que vous avez évoquées.
M. Bertrand Escoffier. - Je rebondis tout d'abord sur la question des besoins. J'ai reçu ce matin même une proposition de l'entreprise d'innovation textile TopTex Cube, sur la création, à l'horizon 2019, d'une chaîne de fabrication de sous-vêtements robotisée. Le budget d'investissement se monte à 600 000 euros. Nous réfléchissons sérieusement à investir : nous sommes plus que simplement « chatouillés » par l'idée ! Les choses deviennent concrètes.
Concernant le financement, je ne dirais pas que les choses sont faciles ; en revanche, aujourd'hui, il existe des financements pour les TPE innovantes qui génèrent de la croissance. S'il est essentiellement privé, grâce à des fonds d'investissement, il existe également du financement public : Bpifrance est un comptoir unique incroyable. Ce qui est important, c'est de limiter le nombre d'interlocuteurs.
Quant aux lourdeurs, je peux citer un exemple : nous avons reçu une subvention de la région Ile-de-France, le décaissement se fait sur facture. Très franchement, aujourd'hui, je m'y perds encore sur les critères d'éligibilité des factures... Il m'arrive d'envoyer des factures sans savoir si elles rentrent ou non dans le cadre de la subvention ! Heureusement, nous ne sommes plus à l'euro près en fin de mois, donc ce n'est pas un réel problème. Mais il y a trois ans, cela aurait été beaucoup plus compliqué à gérer...
M. Martial Bourquin, rapporteur. - On nous disait : « Le textile, c'est terminé. » Vous nous prouvez le contraire.
Vous vous êtes volontairement éloigné des produits à bas-coûts. Vous allez même plus loin, en assurant la qualité de votre produit tout en annonçant aussi votre marge : c'est une stratégie étonnante ! Et elle est soutenue par une campagne marketing forte. Vous faites les prix, vous limitez les intermédiaires : il semblerait que ce soient les ingrédients de la réussite !
M. Cédric Perrin. - Votre succès vient probablement de votre politique de prix, présentée comme un gage de qualité. Pourtant, vous avez annoncé que vous alliez améliorer le processus industriel, ce qui va diminuer le coût de fabrication. Si votre objectif est de baisser les prix, je pense que c'est une grave erreur ! Allez-vous réellement baisser les prix, ou envisagez-vous d'augmenter votre marge ? Le prix n'est-il pas un gage de qualité ?
M. Bertrand Escoffier. - Oui et non ! Ce qui est rare est cher, l'inverse n'est pas nécessairement vrai... Aujourd'hui, 75 % du prix de fabrication de nos produits correspond à la main d'oeuvre. Le processus de fabrication d'un caleçon n'a pas été revu depuis 60 ans : c'est à cela que nous allons réfléchir.
M. Cédric Perrin. - Mais si le coût du caleçon passe de 35€ à 20€, ne pensez-vous pas que les consommateurs vont associer cette baisse à une diminution de la qualité ?
M. Bertrand Escoffier. - Nous l'expliquerons ! C'est du marketing, à nous de savoir raconter les choses... Les marges que nous dégageons actuellement nous permettent d'être tout juste rentables. Si on maintient ce niveau de marge et que l'on parvient à diminuer le coût de fabrication, le prix final du produit baissera.
Peut-être créerons-nous une autre gamme ? Rien n'est arrêté, mais nous sommes conscients du besoin de toucher une population plus large.
M. Cédric Perrin. - J'aime vous comparer au Coq Sportif, car à mes yeux, c'est également une belle réussite.
Dans leur boutique du boulevard Saint-Germain à Paris, ils présentent à la fois le produit « standard » et celui fabriqué en France, dont le prix est 20 % à 30 % supérieur. C'est au client de faire son choix. Est-ce quelque chose que vous envisagez de mettre en oeuvre ?
M. Bertrand Escoffier. - On ne différenciera pas le produit sur l'origine. Sans être moins abouti ou moins qualitatif, ce sera tout simplement un produit différent. Nous y réfléchissons.
Nous savons que tout le monde ne peut pas se payer un caleçon à 35 €. Nous sommes sur une niche qui n'a pas encore atteint sa capacité maximale, d'autant que nous avons d'autres produits que les sous-vêtements. Mais l'enjeu, c'est de changer le monde ! Et pour changer le monde, il faut commencer par toucher tout le monde.
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Vous déclinez le drapeau français sur tous vos produits. À quel moment avez-vous fait ce choix ? Pourquoi ? Pensez-vous que le besoin d'identité actuel vous a porté ? Ne croyez-vous pas qu'il serait risqué pour votre marque d'abandonner la cocarde ?
M. Bertrand Escoffier. - Notre première série, en 2011, était déjà siglée « bleu-blanc-rouge ». Ce que nous n'avions pas prévu, et qui a sans conteste porté notre développement, c'est que le « fabriqué en France » s'inviterait dans le débat lors de la campagne présidentielle de 2012. C'est un heureux hasard ; cela a été notre chance.
À l'époque, lorsque les journalistes qui souhaitaient entendre l'industrie textile française s'adressaient à nous en disant : « On n'a pensé qu'à vous ». La marque s'est donc rapidement retrouvée dans les médias, mais ce n'était pas prévu. C'est un petit « miracle ».
Notre identité est la même depuis nos débuts : nous sommes fiers de la cocarde, elle cible nos produits, et nous la garderons.
M. Alain Chatillon, président. - Merci d'être venu.
La réunion est close à 14 h 40.