- Mercredi 22 février 2017
- Proposition de résolution exprimant la gratitude et la reconnaissance du Sénat aux militaires et volontaires américains engagés aux côtés de la France et de ses alliés au cours de la Première Guerre mondiale - Présentation
- Auditions sur la Russie : M. Arnaud Dubien, directeur de l'Observatoire franco-russe, Mme Isabelle Facon, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, pôle Russie-Eurasie et M. Igor Delanoë, directeur adjoint de l'Observatoire franco-russe
- Questions diverses
Mercredi 22 février 2017
- Présidence de M. Christian Cambon, vice-président -
La réunion est ouverte à 10 h 10.
Proposition de résolution exprimant la gratitude et la reconnaissance du Sénat aux militaires et volontaires américains engagés aux côtés de la France et de ses alliés au cours de la Première Guerre mondiale - Présentation
M. Christian Cambon, président. - Lors de notre réunion du 9 janvier dernier, le président Jean-Pierre Raffarin vous avait informé de son souhait de déposer, conjointement avec le sénateur républicain de l'Arkansas, M. John Boozman, une résolution, qui serait soumise à la fois au Sénat français et au Sénat des États-Unis, pour marquer le centenaire de l'entrée des Américains dans la première guerre mondiale.
L'objectif est double : d'abord, exprimer la gratitude et la reconnaissance du Sénat et du Congrès aux militaires américains engagés aux côtés de la France et de la Grande-Bretagne et de leurs alliés dans la Première Guerre mondiale, à partir du 6 avril 1917 ; ensuite, rappeler par ce moyen à nos alliés américains - le moment est opportun - que la France et les Européens sont leurs alliés les plus anciens, que ces liens ont des racines profondes qui unissent les peuples des deux côtés de l'Atlantique. C'est une occasion de souligner l'importance de l'engagement des États-Unis pour la défense de nos valeurs communes. Une réunion avec le Président américain aura d'ailleurs lieu le 6 avril aux États-Unis pour cet anniversaire, où la France sera représentée à haut niveau.
Le président Raffarin a préparé, avec le concours de la mission du Centenaire, le projet de résolution qui a été transmis au sénateur Boozman et devrait constituer la base de la résolution qui sera soumise au Sénat et au Sénat des États-Unis. Nous avons veillé dans ce texte à associer les autres alliés de la France dont l'engagement a été commémoré depuis 2014 et, dans le dispositif, l'association aux commémorations de l'armistice de toutes les parties prenantes a été demandée.
Le président Raffarin souhaite que vous en preniez connaissance et, pour ceux qui le souhaitent, que vous vous y associiez. Il proposera à sa présidente Caroline Cayeux et aux membres du groupe France-États-Unis de se joindre à cette initiative.
Ceux qui voudront prendre le temps de la réflexion ou qui ne sont pas présents aujourd'hui pourront le cosigner d'ici à la fin de la semaine prochaine afin qu'il puisse être reprographié et pris en compte en vue de la commémoration du 6 avril.
M. Christian Namy. - Je veux bien sûr m'associer à cette résolution. Deux millions d'Américains sont venus en France, en particulier dans la Meuse, où ils se sont battus dans l'Argonne, qui compte la nécropole américaine la plus importante d'Europe, avec 17 000 tombes. C'est un haut lieu du souvenir.
M. Daniel Reiner. - Le paragraphe 11 du projet de résolution fait référence à Bathelémont-lès-Bauzemont, où nous préparons l'édification d'un monument pour lequel je cherche des compléments de financement. Cette résolution est une bonne idée, mais ferons-nous la même chose avec d'autres pays, qui sont venus au même moment ? J'entends bien qu'il y a une raison spécifique de viser les États-Unis...
M. Christian Cambon, président. - L'ensemble des belligérants est cité à la dernière ligne de la résolution ; les alliés présents sur le sol de France le sont au cinquième paragraphe. N'oublions pas la Russie et les 20 000 Russes qui sont venus nous soutenir à cette période, ni l'Australie, où nous avons eu l'occasion de nous recueillir à Canberra lors d'une cérémonie d'une grande intensité.
M. Jacques Legendre. - Je vois un manque, l'Inde, alors que de nombreuses troupes d'origine indienne ont combattu, notamment dans le Nord, où la cavalerie hindoue s'est illustrée, et où nous préparons une commémoration avec l'ambassade indienne.
M. Yves Pozzo di Borgo. - Ce texte oublie aussi nos forces d'Afrique. Nombreux sont les tirailleurs dits sénégalais morts dans ce conflit... Les pays africains y sont très attentifs.
M. Christian Cambon, président. - Le texte de la résolution sera, si vous le souhaitez, élargi, en liaison avec la mission du centenaire, pour n'oublier personne, quelle que soit l'importance numérique du contingent.
M. Jean-Marie Bockel. - La mission du centenaire est en effet tout à fait compétente. Il ne faudra pas oublier le Japon, qui fut notre ennemi dans le second conflit mondial, mais notre allié dans le premier. Certes, il n'avait pas de troupes sur le sol français, mais il est très sensible à cette participation.
Enfin, une phrase mériterait d'être réécrite : « considérant qu'une partie de la France était occupée par les armées allemandes et que cette dernière combattait avec ses alliés ».
M. Daniel Reiner. - Quel est le statut de cette résolution ? La lettre du sénateur américain semble indiquer qu'il s'agirait d'une résolution commune avec les Américains, pour commémorer notre combat commun au moment du centenaire. Pourquoi se limiter aux Américains ? Ce n'est pas en citant tous les Alliés qu'on résoudra la question. Il faut y réfléchir, avant de signer cette résolution, et ne pas en faire une affaire strictement franco-américaine.
M. Christian Cambon, président. - Au Sénat, ce projet de résolution entre dans le cadre de l'article 34-1 de la Constitution. Un texte proche sera déposé au Congrès qui l'examinera selon ses procédures internes. Cette démarche conjointe vient rappeler l'importance du lien transatlantique, mais naturellement rien n'empêche de proposer une résolution du même type aux autres pays.
M. Gilbert Roger. - Je suis plutôt d'accord avec cette démarche intéressante. Quand on parle du Royaume-Uni, on cite le Commonwealth, mais il ne faudrait pas oublier l'Afrique coloniale. À Bondy, nous avons beaucoup fait pour la mémoire des tirailleurs sénégalais.
M. Joël Guerriau. - Commencer par les États-Unis, pourquoi pas ? Mais tous doivent être honorés. Le Canada est le pays qui a engagé le plus de volontaires au regard de sa population. Les tirailleurs sénégalais ont été engagés dans des conditions parfois affreuses en première ligne. Il faut être honnête et exprimer notre gratitude aux pays dont ils étaient originaires, et pas seulement aux États-Unis. C'est ce qui me gêne dans cette résolution.
M. Daniel Reiner. - C'est le même texte qui sera approuvé par les Américains ?
M. Christian Cambon, président. - L'objectif était d'avoir le texte le plus proche possible.
M. Jacques Legendre. - N'oublions pas que le fait fondateur qui justifie cette motion, c'est l'entrée en guerre des États-Unis. Notons que Terre-Neuve ne faisait pas partie du dominion du Canada, à l'époque.
M. Gilbert Roger. - À quelle date doit-on donner nos signatures ?
M. Christian Cambon, président. - La semaine prochaine.
Auditions sur la Russie : M. Arnaud Dubien, directeur de l'Observatoire franco-russe, Mme Isabelle Facon, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, pôle Russie-Eurasie et M. Igor Delanoë, directeur adjoint de l'Observatoire franco-russe
La commission auditionne conjointement M. Arnaud Dubien, directeur de l'Observatoire franco-russe, Mme Isabelle Facon, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, pôle Russie/Eurasie et M. Igor Delanoë, directeur adjoint de l'Observatoire franco-russe.
M. Christian Cambon, président. - Nous poursuivons nos travaux sur la Russie en accueillant MM. Arnaud Dubien et Igor Delanoë, respectivement directeur et directeur adjoint de l'Observatoire franco-russe, organisme dépendant de la chambre de commerce franco-russe et basé à Moscou, ainsi que Mme Isabelle Facon, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique et spécialiste de la Russie.
Depuis la crise ukrainienne, et plus encore depuis son intervention en Syrie, la Russie ne cesse de faire la une de l'actualité diplomatique, opérant un spectaculaire retour sur l'échiquier international. Ce retour s'appuie sur le recours à la force ainsi que sur la mise en oeuvre d'une politique d'influence et d'une guerre informationnelle de plus en plus active, sans parler des soupçons de cyberattaques et d'ingérence dans les processus électoraux. Faut-il s'inquiéter des formes que peut prendre cette dynamique de reconquête de la puissance au plan international ?
Sur le plan intérieur, la situation, fragile au plan économique, reste favorable au pouvoir. La perspective de l'élection présidentielle de mars 2018 se présente a priori sous des auspices favorables pour le pouvoir en place. Pourtant, on observe des réformes administratives et des mouvements au sein du pouvoir. Comment analysez-vous ces changements ? Quelles sont les fragilités du régime ? Peut-il continuer à faire longtemps l'impasse sur une réforme économique ? Telles sont les questions que je pose à M. Arnaud Dubien, qui interviendra en premier pour un cadrage général.
Nous nous intéresserons ensuite, avec Mme Isabelle Facon, à la politique militaire russe, qui bénéficie depuis plusieurs années d'une priorité dans le budget fédéral et a permis une modernisation significative de l'outil militaire. Cette modernisation est-elle achevée ? La priorité des dépenses militaires peut-elle être remise en cause du fait des difficultés budgétaires ? Pouvez-vous revenir sur les évolutions récentes de la doctrine russe de sécurité ? Faut-il s'inquiéter de la place croissante qu'occupent les armes nucléaires, y compris dans le discours politique ?
Enfin, M. Igor Delanoë abordera la politique russe au Moyen-Orient. À travers son intervention en Syrie, la Russie a opéré un retour sur le théâtre moyen-oriental, remportant un succès militaire et stratégique puisqu'elle a réussi à sauver le régime syrien et à s'imposer comme un interlocuteur de premier plan dans cette crise, tout en préservant ses intérêts dans la région. Elle réussit même à amorcer la relance à Astana, avec ses partenaires turc et iranien, des négociations politiques inter-syriennes en nous tenant, nous pays occidentaux, à l'écart. Mais la Russie dispose-t-elle d'une véritable stratégie au Moyen-Orient ? Est-elle en mesure d'y peser durablement ? Enfin, que cherche-t-elle à faire en Libye ?
M. Arnaud Dubien, directeur de l'observatoire franco-russe. - Je suis particulièrement honoré de votre invitation. Compte tenu de l'ampleur du sujet, je traiterai quelques points importants, au risque d'être incomplet.
La Russie sort de la crise après deux années de récession et des chocs multiples. Elle n'a pas connu d'effondrement grâce à une résilience impressionnante. L'enjeu est désormais d'inventer un nouveau modèle de développement. Entre 1991 et 1998, sa richesse a chuté de 40 %, soit plus que lors de l'invasion de l'URSS par l'Allemagne ! Elle a ensuite bénéficié d'une croissance à l'indienne ou à la chinoise. Après un choc en 2009, elle a connu une reprise significative jusqu'en 2012. Mais avant même la crise ukrainienne, son économie montrait des signes d'essoufflement.
Aujourd'hui, l'inflation est à 13 %, le rouble a perdu la moitié de sa valeur en 2015. Mais il n'y a pas eu de faillite de banques ou de grands groupes...
Quelles prévisions peut-on faire ? En 2016 la Russie a connu une récession minime de 0,2 % et en 2017 la croissance serait de 0,5% d'après la Banque mondiale, voire de 2 % d'après le pouvoir, qui parie sur une remontée des cours du pétrole. Le budget de certaines régions est en déséquilibre, forçant le gouvernement à combler les déficits, l'investissement est structurellement trop bas, l'économie n'est pas assez diversifiée.
On assiste en ce moment à des débats vifs et riches sur la stratégie économique pour le probable prochain mandat de Vladimir Poutine. Les libéraux, autour d'Alexeï Koudrine, l'ancien ministre des finances, se sont vu confier la rédaction du programme économique pour retrouver un chemin de croissance élevée ; dans une optique plus étatiste, d'autres estiment que l'austérité tue l'économie. Je crois que nous assisterons à de grandes réformes début 2018, juste après l'élection. En économie, Poutine a toujours arbitré en faveur des libéraux.
Tout le monde s'est trompé sur les sanctions : les Russes qui fanfaronnaient que cela ne leur ferait rien et les Occidentaux qui croyaient les mettre à genoux. La population russe a souffert, certes, mais plus des contre-sanctions, à cause de l'inflation. Des entreprises occidentales aussi, y compris des entreprises non directement visées par les sanctions du fait de l'over-compliance des banques françaises (effet « BNP Paribas »).
Les sanctions deviennent un non-sujet : leur levée n'apporterait pas de croissance supplémentaire. Il existe aussi de puissants lobbies contre cette levée : la filière agricole ou des filières industrielles qui se satisfont de ce vase clos. Le gouvernement n'envisage pas à court terme de mettre en difficulté le made in Russia. Il considère la levée des sanctions comme souhaitable, mais pas dans l'immédiat, plutôt comme enjeu symbolique, de prestige.
Quelles seraient les orientations d'un probable quatrième mandat de Vladimir Poutine, quel serait le visage de la Russie à horizon 2025 ? N'oublions pas qu'il y a eu plusieurs présidences Poutine : le premier mandat, entre 2000 et 2004, dont la presse occidentale a surtout retenu la seconde guerre en Tchétchénie, a été marqué par des réformes libérales d'ampleur, une importante réforme de l'Etat et une politique étrangère pro-occidentale ; en témoignent le discours de Vladimir Poutine au Bundestag le 24 septembre 2001 et sa bonne entente avec le Chancelier allemand, Gerhardt Schröder, et avec le Président Chirac lors de la guerre en Irak. Le deuxième mandat de Vladimir Poutine (2004-2008) est celui d'un raidissement, avec l'affaire Youkos et les révolutions en Géorgie et en Ukraine, qui transparaît dans le discours de Munich de 2007. Puis il y eut la parenthèse libérale de Medvedev, voulue par Vladimir Poutine. Enfin, son troisième mandat, depuis 2012, répressif et régressif, a opéré un vrai tournant conservateur, alimenté par les manifestations de l'hiver 2012 et le contexte international des printemps arabes.
Peut-on s'attendre à une inflexion ? Les signaux sont contradictoires. Le Président Poutine a obtenu une chambre introuvable en septembre 2016. Il a donné des gages aux conservateurs, à sa frange la plus rétrograde. A l'inverse, il a nommé premier chef adjoint de l'administration présidentielle M. Sergueï Kirienko, ancien président de Rosatom - une figure historique de la mouvance libérale. Mon impression, c'est que Vladimir Poutine veut garder tous les atouts en main.
Certes les Siloviki sont prédominants, mais les libéraux restent présents. Vladimir Poutine se demandera s'il est plus risqué de réformer ou de ne pas réformer ? Il a certainement tiré une leçon de la fin de l'URSS, c'est qu'il n'y a pas de puissance si l'intendance ne suit pas. Il y a eu un vaste renouvellement dans les sphères du pouvoir. Certains amis de trente ans ont été mis sur la touche au profit de technocrates de 40 ou 45 ans, qui ne viennent pas forcément de Saint-Pétersbourg ou des renseignements, qui ont souvent travaillé dans le privé et étudié à l'étranger.
Quant à l'état d'esprit dans le pays, on peut différencier quatre Russies. Il y a la Russie ouverte, celle des villes millionnaires et de la classe moyenne mondialisée ; la Russie des villes moyennes - qui peuvent aller jusqu'à 500 000 habitants dans ce pays - plutôt « poutinienne » et dépendante de l'Etat ; la Russie des campagnes, longtemps dans la dépression, mais moins que naguère ; enfin, la Russie périphérique, notamment celle du Caucase et des Républiques fédérées. Le réservoir électoral des libéraux ne dépasse pas 15 ou 20 %. L' « effet Crimée » et l'enthousiasme patriotique qu'il suscite retombent et l'on observe plutôt une apathie vis-à-vis de la chose publique, encouragée par le pouvoir. Vladimir Poutine reste populaire, avec un score d'adhésion de 85 %. Mais cette popularité, liée au redressement du pays et à un style paternaliste en adéquation avec ce qu'attend la population, ne rejaillit pas sur le gouvernement et les autres institutions.
L'Église orthodoxe a participé d'un courant conservateur très appuyé, dont beaucoup pensent qu'il est allé trop loin, au risque de susciter le rejet, dont les protestations contre la possible restitution de la cathédrale Saint-Isaac de Saint-Pétersbourg seraient le révélateur.
En politique étrangère, 2014 est une vraie césure, celle de la « fin de l'illusion de la convergence avec l'Occident », qui de part et d'autre était surtout vue comme une adaptation de la Russie au modèle occidental. Le discours russe a changé et l'Occident n'est plus la référence centrale de la Russie, que ce soit pour les questions économiques, sociétales ou stratégiques. La Russie considère désormais qu'elle a vocation à demeurer un pôle politique et civilisationnel indépendant. Elle fait le constat de la désoccidentalisation du monde et mène une politique étrangère en adéquation avec ce constat, la crise ukrainienne n'ayant fait qu'accentuer ce processus. La Russie tisse également des partenariats avec la Chine, les BRICS ou des puissances régionales comme l'Égypte, la Turquie ou le Vietnam. Vu de Moscou, le monde est instable et dangereux et l'Occident, notamment les Etats-Unis, est perçu comme un facteur de trouble, surtout au Moyen-Orient, et un donneur de leçons coupé des réalités.
Que veut la Russie ? De la considération pour ce qu'elle voit comme ses intérêts légitimes. Symboliquement, elle veut être traitée d'égal à égal avec les États-Unis. Le plus important, c'est l'arrêt de l'élargissement de l'Union européenne et surtout de l'Otan. C'est la clé.
Si je peux exprimer un voeu, il est grand temps de réintroduire de la rationalité, de l'histoire et de la géographie dans notre approche avec la Russie ; contrairement aux idées reçues, la Russie est prévisible pour peu qu'on veuille comprendre sa logique. Le problème est que nous projetons nos certitudes, nos schémas de pensée. Les Russes nous ressemblent mais ne pensent pas comme nous : sur le plan sociétal, ils pensent comme des Français des années 1960 ; sur le plan des relations internationales, comme des Français du début du XXe siècle.
La Russie est une puissance régionale, mais cette région va de la Baltique au Pacifique et de l'Arctique au Moyen-Orient. La situation russe est conforme à sa trajectoire depuis cinq siècles : son PIB par habitant, au même niveau qu'en Hongrie, est la moitié de ce qu'il est en Europe occidentale. Mais en parité de pouvoir d'achat, c'est la cinquième puissance économique mondiale. Selon certaines études, elle sera la première économie européenne en 2050. On est loin de l'image d'une Russie tiers-mondisée...
Un des défis majeurs qu'elle doit relever est de demeurer un pôle indépendant sur la scène internationale. L'hypothèse la plus probable, c'est que d'ici l'été 2018, elle prenne de vigoureuses réformes libérales, qu'on observe une évolution politique qui ne change pas la nature du système, et une évolution dans ses relations avec les Occidentaux, qui dépendra beaucoup de la première rencontre avec Donald Trump fin mai, en marge du G7.
Une dernière hypothèse, c'est celle d'un quatrième mandat raccourci, Vladimir Poutine passant la main en 2021, après les élections législatives. C'est une rumeur qui court à Moscou ; cela éviterait un flottement pendant trois ans, alimentant une possible crise de succession.
Mme Isabelle Facon, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, pôle Russie-Eurasie. - Depuis 2014, L'Europe voit la Russie comme une menace. Elle-même estime qu'elle évolue dans un environnement complexe, volatile, menaçant. Sa stratégie de sécurité nationale, sa doctrine militaire en témoignent. Il faut lire ces documents. Ce ressenti traditionnel dans l'histoire russe s'amplifie dans la globalisation.
Elle considère même que de nouveaux fronts s'ouvrent, comme en Arctique, qui est très présent dans les documents stratégiques, et où la présence militaire a été renforcée, avec un commandement particulier. Ces menaces sont régulièrement invoquées pour expliquer l'effort de renouvellement des forces armées à l'oeuvre depuis 2000, et surtout depuis 2008. La défense est devenue un poste prioritaire dans le budget. En 2015, elle représentait 20 % du budget fédéral et oscille depuis entre 3,5 et 4 % du PIB. On est cependant loin des 600 milliards de dollars des États-Unis et des 200 milliards de la Chine : le budget militaire est même tombé à 45 milliards de dollars en 2017, pour des effectifs entre 700 et 800 000 hommes. Il a été réduit de 4 % en 2015, 5 % en 2016 et de 6 % en 2017, jusqu'à représenter seulement 3 % du PIB. Il est donc affecté par les tendances économiques.
Un effort a été fait sur l'entrainement, parent pauvre de l'armée russe des années 1990. Les exercices surprise permettent aussi d'envoyer des messages politiques aux voisins et aux Occidentaux.
La triade stratégique nucléaire reste prioritaire. Mais l'armée conventionnelle est plus mobile, plus opérationnelle, grâce notamment à une politique de recrutement qui a pour effet que, depuis 2014, il y a plus de militaires sous contrat que de conscrits. Les opérations récentes ont montré un effort sélectif sur certains types de forces, notamment les forces spéciales en Ukraine, qui reflète la volonté de recourir à la force de manière dosée, pour éviter des réponses militaires classiques. En Syrie, l'effort en équipement a porté ses fruits : cette intervention a été une véritable page de publicité, notamment pour les missiles Kalibr.
La menace politique est aussi présente dans la doctrine militaire. La Russie a désormais peur des révolutions de couleur, du regime change, des menées subversives venues de l'extérieur. Hier, le Ministre de la défense l'a dit : l'opération en Syrie a atteint l'objectif qui était de briser la chaîne des révolutions de couleur.
La réforme militaire de 2008 a rendu l'armée plus utile pour la priorité de la politique étrangère russe, c'est-à-dire la conservation de l'influence dans l'étranger immédiat. La présence militaire russe à l'étranger reste ainsi concentrée dans cet « étranger proche », permettant sinon la coercition, du moins l'intimidation ; elle sert aussi à assurer aux alliés de la Russie en Asie centrale qu'elle sera efficace s'ils rencontrent des problèmes de sécurité.
La menace occidentale n'est pas vue comme celle ayant le plus de chances de survenir. Mais c'est une menace existentielle. Il ne s'agit pas seulement d'un instrument pour faire l'unité de la population autour du Kremlin, mais d'une inquiétude sincère face à l'avance technologique américaine, son interventionnisme et face à l'élargissement de l'Otan. La Russie n'a pas la capacité de combler le fossé qui la sépare des puissances occidentales cumulées. Elle prépare des réponses asymétriques : bulles de protection « anti-accès » en Crimée, à Kaliningrad, en Arctique, guerre électronique ou guerre ambiguë - c'est-à-dire un recours à la force limité par l'usage des forces spéciales ou du renseignement, qui brouille la situation et complique la prise de décision chez les Occidentaux, d'autant plus complexe qu'elle est collective.
La Russie mobilise de plus en plus l'outil militaire pour diviser, en laissant entendre qu'elle est prête à y recourir, multipliant les manoeuvres et les actions d'intimidation comme ces vols d'avions russes qui frôlent l'espace aérien de l'Otan ou de ses partenaires. Son appréhension du fait nucléaire est paradoxale : jamais celui-ci n'a tenu une si grande place, avec un abaissement du seuil d'emploi ; pourtant la dissuasion stratégique repose de plus en plus sur des éléments conventionnels, comme aux Etats-Unis.
La Russie envoie des signaux montrant sa détermination. Mais si elle peut éviter la confrontation, elle le fera. Ses capacités militaires nouvelles doivent servir à la reconquête de sa puissance au plan international. L'un des objectifs militaires de l'intervention en Syrie était de montrer à Barack Obama que la Russie était plus qu'une simple puissance régionale, puisqu'elle était capable d'intervenir loin de ses frontières. Elle cherche aussi, sur un mode non agressif et non explicite, à égaliser le rapport de forces avec la Chine.
M. Igor Delanoë, directeur adjoint de l'observatoire franco-russe. - Aujourd'hui, le Moyen-Orient est confronté à une crise de sa gouvernance. Les structures étatiques se sont effondrées comme en Libye, ou sont en voie d'implosion comme en Irak, en Syrie, au Yémen. Cette crise produit un déficit de confiance entre les puissances étatiques et la population - une crise du contrat social - et la perte de contrôle de territoires comme le Sinaï en Égypte.
Les républiques arabes - Égypte, Syrie, Irak - sont affaiblies tandis que l'influence des pétromonarchies s'accroit de manière disproportionnée au regard de leur population. En parallèle, on assiste à une compétition des puissances régionales non arabes - Turquie, Israël, Iran - du fait de l'érosion de la puissance américaine et de son relatif désintérêt pour la région.
Dans cette conjoncture, la Russie fait son retour dans le Moyen-Orient - qu'elle n'avait jamais réellement quitté.
On identifie plusieurs séquences : après un retrait consécutif à 1991, on assiste à un retour patient à la fin des années 1990 et dans les années 2000 à la faveur de vecteurs économiques et d'anciennes coopérations militaro-techniques. Puis, au cours des années 2010, c'est le retour d'intérêts économiques, sécuritaires et du positionnement géopolitique de la Russie par rapport à l'ordre mondial. Après les printemps arabes en 2009 et la dégradation des relations avec l'Occident en 2014, cette décennie est marquée par l'intervention russe en Syrie. Au Moyen-Orient, la Russie s'est toujours refusé à jouer un jeu à somme nulle. Elle a développé une capacité de dialogue tous azimuts avec les acteurs étatiques et non étatiques. Elle avait en effet beaucoup à gagner et peu à perdre.
Elle a aussi tendance à nouer des rapprochements tactiques dans le cadre de relations transactionnelles : avec l'Iran par la coopération militaire en Syrie ; avec la Turquie, de manière très localisée dans le nord de la Syrie ; avec Israël, qui a manifesté son inquiétude dès le début de l'intervention russe.
Enfin, comme on l'avait déjà constaté lors des conflits en Géorgie en 2008 et en Ukraine en 2014, la Russie n'a pas hésité à recourir à la force pour prévenir ce qu'elle percevait comme une défaite géopolitique imminente, la disparition du dernier régime ouvertement favorable aux intérêts russes au Moyen-Orient.
Le retour russe sur la scène moyen-orientale reste cependant essentiellement réactif et ne s'adosse à aucune stratégie. La Russie s'appuie sur une capacité à mettre rapidement en oeuvre ses décisions, qui peut produire un effet de surprise, comme cela a été le cas en Syrie, mais sait également tirer profit des atermoiements, des hésitations, voire des erreurs des Occidentaux. Je pense aux flottements de l'administration américaine face au changement de régime en Egypte et au « lâchage » de Moubarak, fort mal perçu par les pays de la région, ou encore aux fameuses déclarations du président Obama sur la « ligne rouge » que constituerait l'utilisation d'armes chimiques en Syrie, qui n'ont pas été suivies d'effet. Moscou s'appuie également sur une capacité de dialogue multivectoriel, aujourd'hui sollicitée dans trois grands dossiers diplomatiques et sécuritaires de la région : la crise syrienne, avec le format de Genève et d'Astana, le dossier israélo-palestinien, dans lequel la Russie tente une opération de réconciliation intra-palestinienne, et l'affaire libyenne, où son initiative s'adosse, peu ou prou, à la médiation égyptienne, dans un effort, là aussi, pour réconcilier les parties libyennes en présence.
Ce retour de la Russie comporte toutefois des limites, en dépit de sa dimension spectaculaire. Le Moyen-Orient n'est pas la grande priorité de la politique étrangère russe. Les documents stratégiques qu'Isabelle Facon évoquait tout à l'heure, et notamment le « concept de politique étrangère » publié en novembre 2016, témoignent que les intérêts vitaux de la Russie restent concentrés dans son étranger proche, la Communauté des Etats indépendants ou l'Union économique eurasiatique. Viennent ensuite ses relations avec l'Occident - Union européenne, Etats-Unis, Otan -, les défis liés à l'Arctique, la zone Asie Pacifique, et après seulement, le Moyen-Orient, auquel ne sont consacrés que huit des cent huit articles que comporte ce document.
En deuxième lieu, la capacité de dialogue multivectoriel que j'évoquais va, à mon sens, être soumise à rude épreuve, à mesure que les enjeux russes vont augmenter dans la région. Comment travailler avec les Turcs tout en continuant d'entretenir un dialogue avec les Kurdes ? Comment entretenir l'entente avec l'Iran quand on cherche, dans le même temps, à raffermir le dialogue avec les monarchies du Golfe, de même qu'à développer des relations constructives avec Israël ?
En troisième lieu, l'image de la Russie au Moyen-Orient s'est considérablement dégradée, dès avant la crise syrienne et les bombardements d'Alep Est, depuis la campagne soviétique en Afghanistan dans les années quatre-vingt, puis les guerres de Tchétchénie à la fin des années quatre-vingt-dix. Et la Russie va devoir faire face à un nouveau défi pour éviter d'être perçue comme une puissance cherchant à séculariser, voire à laïciser la région, ainsi que le projet de constitution qu'elle a récemment présenté lors de la conférence d'Astana en a laissé le sentiment.
Intervient, enfin, le « facteur Trump » : il semblerait que Washington s'achemine vers une sorte de nouvelle politique de containment de l'Iran, qui rassemblerait les pays du Golfe et l'Arabie Saoudite, et à laquelle les Américains entendraient convier la Russie. Je vois mal Moscou, cependant, s'engager dans un tel jeu, au risque de se trouver en position de junior partner des Etats-Unis, une situation avec laquelle les Russes ont voulu en finir à l'occasion de la crise ukrainienne. Je vois plutôt la Russie poursuivre sa relation avec l'Iran, tout en cherchant à développer celle qu'elle entretient avec les Américains, ce qui, de son point de vue, n'est pas contradictoire.
M. Claude Malhuret. - J'ai lu avec intérêt, Monsieur Dubien, vos récents articles, notamment ceux que vous avez fait paraître dans Politique internationale et la Revue internationale et stratégique, dans lesquels vous soulignez la montée en puissance de certains libéraux comme Alexeï Koudrine ou Sergueï Kirienko, et l'opportunité que cela peut représenter pour la présidence poutinienne à partir de 2018. Je reste cependant dubitatif, car la Russie a déjà perdu trois occasions de rejoindre le concert des nations et ce que l'on appelle aujourd'hui la convergence dans le domaine économique. La première occasion manquée remonte à l'orée du XXème siècle, du temps des tsars, la deuxième au désastre communiste, et la troisième à ce que vous avez appelé les dix glorieuses, aujourd'hui terminées. Il eût fallu, pour saisir l'une ou l'autre de ces occasions, des réformes structurelles majeures en matière d'économie, d'éducation, de santé publique, de lutte contre la corruption, autant d'efforts que l'on ne voit pas entrepris plus aujourd'hui qu'autrefois - au contraire, puisque la Russie, focalisée sur les convulsions de la disparition de l'Empire, semble prise, face à l'Occident, d'un syndrome obsidional.
Vous jugez qu'il est un peu rapide d'évoquer une tiers-mondisation de la Russie, soit. Néanmoins, au vu de la structure du PIB - qui résulte, pour plus de moitié, de la vente des bijoux de famille que sont le gaz et le pétrole -, de l'espérance de vie, de la corruption généralisée, je suis parfois tenté de dire que la Russie devient une sorte de Nigéria, à cette différence près qu'elle est sous la neige, et dotée de l'arme atomique.
Beaucoup de pays émergents connaissent des évolutions économiques parfois surprenantes, et il n'y a plus de guerre nulle part, hormis au Moyen-Orient, ce qui signe une convergence avec le monde développé - dont la Russie est cependant absente. Quelle est, à votre avis, la probabilité de voir surgir une nouvelle occasion, qui ne serait pas, cette fois, manquée ? Vous avez évoqué une richesse par habitant oscillant entre 40 % et 60 % de celle du reste de l'Europe et évoquez, dans vos articles, l'hypothèse du joug tatar avancée par Georges Sokolov, sans cependant prendre parti. Une telle explication vous paraît-elle pertinente ?
Aucun des intervenants n'a évoqué le rapprochement avec la Chine. J'y vois une erreur stratégique de la part de la Russie. Se jeter dans les bras de la Chine, en signant des accords commerciaux fort peu favorables, au motif que les relations avec les Occidentaux s'enveniment, n'est-il pas aventureux de sa part, sachant que la Chine est appelée, par sa situation géographique et pour des raisons tant démographiques qu'économiques à devenir son futur adversaire ?
M. Robert del Picchia. - Nous sommes, avec ma collègue Josette Durrieu, auteurs d'un rapport, paru en octobre 2015, sur la France et la Russie, et nous poursuivons notre travail en nous rendant en mission, la semaine prochaine, à Moscou. Je relève qu'à l'époque, vous étiez plus pessimiste qu'aujourd'hui. France-Russie : pour éviter l'impasse, telle était alors notre interrogation. Est-on toujours dans une impasse, ou bien les choses ont-elles évolué ? Nous évoquions également la question de la levée des sanctions, et notre rapport avait d'ailleurs été suivi par l'adoption par le Sénat d'une motion qui demandait leur levée sous certaines conditions. Nous faisions alors des propositions que l'on pouvait juger un peu baroques : pour améliorer la situation sur le plan européen, avec la question de l'Ukraine et celle des conflits gelés, ne fallait-il pas relancer le processus d'Helsinki, pour aller vers un Helsinki II ? Je constate que ce qui provoquait alors le scepticisme est aujourd'hui repris, y compris par des voix autorisées, comme celle de Dominique de Villepin. La solution ne passe-t-elle pas par la neutralisation de l'Ukraine, qui règlerait la question de l'Otan ? On en a un exemple dans l'histoire puisque l'Autriche, grâce au traité d'Etat de 1955, a obtenu le retrait des Russes. Que pensez-vous de cette idée ?
Mme Josette Durrieu. - Vous dites, Monsieur Dubien, que la Russie n'est pas en faillite et s'adapte rapidement. Comme l'a rappelé Robert del Picchia, vous étiez moins optimiste naguère. Vous dites aussi que la Russie est prévisible. La logique de V. Poutine l'est ; même s'il ne sait pas par avance sur quoi il va foncer demain, il a fixé des repères sur un certain espace. Comment expliquer, à ce compte, que nous ayons fait autant d'erreurs d'appréciation ? Telle est ma première question.
La deuxième s'adresse à Mme Facon. La Russie cherche à rendre son armée plus subtile, avez-vous dit, avec les forces spéciales et un certain nombre d'outils dont elle se dote. Que visez-vous ? Qu'en est-il de la guerre hybride, dont vous avez peu parlé ?
Après Moscou, nous nous rendrons à Dhaka, pour une réunion de l'Union interparlementaire, où un débat aura lieu à l'initiative du président de la commission des affaires étrangères du Conseil de la Fédération russe, M. Kossatchev, sur « Le rôle du parlement dans la prévention des ingérences extérieures dans les affaires internes des Etats souverains ». La résolution proposée, qui porte sur le principe de non-ingérence, fait référence à l'Onu, « instrument essentiel », souligne notamment que les peuples « ont le droit exclusif de déterminer leur propre avenir politique », réaffirme que « la seule façon de mener des relations inter-Etats est d'observer en permanence les principes et les règles du droit international universellement reconnus », « prie instamment les parlements d'encourager les organisations non gouvernementales et la société civile à participer aux efforts visant à prévenir toute ingérence extérieure dans les affaires internes des Etats indépendants » et « condamne fermement toutes les tentatives de renversement de gouvernements démocratiquement élus au moyen d'ingérence extérieure, qu'elle soit militaire ou autre, de type direct ou indirect ». Que pensez-vous de tout cela ?
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Vous soulignez, Monsieur Dubien, que les trois présidences de M. Vladimir Poutine sont loin d'être linéaires. A l'heure où nombre d'observateurs s'interrogent sur le risque d'un couple Poutine-Trump, susceptible de prendre l'Europe en tenaille, vos propos croisés peuvent nous amener à penser que ce rapprochement est plutôt conjoncturel, tant les intérêts de ces deux pays sont divergents - tant au regard de l'Otan, de l'Iran, du Moyen-Orient qu'au plan économique. Est-on dès lors fondé à penser qu'un quatrième mandat Poutine pourrait remettre en cause ce que d'aucuns qualifient de liaison dangereuse pour le reste du monde ?
Ma deuxième question - qui me semble d'autant plus à l'ordre du jour au vu de l'interventionnisme, réel ou supposé, de la Russie dans l'élection américaine et alors que nos services secrets s'interrogent sur cette capacité d'ingérence à l'approche de notre élection présidentielle - porte sur l'influence des médias en ligne comme Russia Today ou Spoutnik, qui relaient à grande échelle des informations fausses visant à déstabiliser nos grandes institutions. Avez-vous des informations quant au poids réel de ces médias ?
M. Alain Gournac. - L'absence de réaction à la décision américaine d'expulsion des diplomates russes m'étonne d'autant plus que vous nous dites que 80 % de la population est derrière Vladimir Poutine. Je me demande si, face à un homme qui peut se targuer d'un tel soutien de la population, il existe une opposition ? Un leader est-il susceptible d'émerger qui serait en mesure de se présenter aux prochaines élections sans être déstabilisé - car il est prouvé que tel a été le cas pour les élections américaines.
Existe-t-il des risques pour les pays baltes ? Vous avez également évoqué la Géorgie, un pays auquel je m'intéresse de près. Je puis vous dire que les Géorgiens sont dans la plus grande inquiétude.
Enfin, vous avez évoqué, Madame Facon, la modernité du matériel utilisé en Syrie, mais des sources très sérieuses indiquent néanmoins qu'une grande partie du matériel militaire russe est totalement obsolète. Qu'en pensez-vous ?
M. Cédric Perrin. - Je voulais moi aussi vous interroger, comme le fait Mme Perol-Dumont, sur ce que l'on pourrait appeler le soft power russe. Une multitude de sites sont plus ou moins identifiés comme des relais du pouvoir russe, répandant des messages dont l'origine se perd mais dont le contenu reste. Une annonce a récemment été faite selon laquelle un fond d'investissement du Kremlin serait doté de 1,3 milliard d'euros pour le développement d'une chaîne en France. Que penser du développement de ces médias et de l'arrivée de Russia Today dans notre pays ?
M. Yves Pozzo di Borgo. - J'indique à nos collègues que la commission des affaires européennes prépare un rapport sur les relations entre l'Union européenne et la Russie, où nous nous rendrons également, en mars, après être passés par Bruxelles.
On sait, Madame Facon, que la Russie peut compter sur des mathématiciens très compétents, et qu'à cet égard, le fait que le CNRS soit plutôt orienté vers l'Amérique n'est pas sans inconvénient. Les Russes, cependant, ont-ils technologiquement rattrapé la puissance américaine ? On s'indigne beaucoup des écoutes russes, qui restent pourtant artisanales au regard de la capacité de surveillance américaine, un pays qui nous écoute en permanence et dont les antennes se déploient jusque sur le toit de leur ambassade parisienne !
Mme Gisèle Jourda. - Je souhaite évoquer la position de la Russie à l'égard de la politique européenne de voisinage. On l'a vu, Vladimir Poutine a vivement réagi à la négociation d'accords avec certains pays relevant de la zone d'influence russe, lançant notamment son projet d'union eurasiatique pour contrer ce qui se mettait en place avec des pays comme la Georgie ou la Moldavie.
En peu de temps, on a assisté à l'annexion de la Crimée, à la guerre en Ukraine, sans parler des conflits gelés, sur lesquels vos interventions sont passées un peu vite. A cet égard, des experts que nous avons auditionnés n'excluaient pas que Vladimir Poutine, lors de son quatrième mandat, fasse évoluer ces conflits en y pratiquant la guerre hybride. Je rappelle qu'en Géorgie, on a vu apparaître un parti russe pour tenter de reproduire ce qui s'est passé en Crimée.
Pensez-vous qu'une telle évolution des conflits gelés soit possible et que la Russie souhaite imprimer sa marque sur les pays de son ancien empire ?
M. Arnaud Dubien. - Je suis en total désaccord avec M. Malhuret sur la métaphore du Nigéria. Ce n'est pas rendre service à la compréhension de ce sujet important que d'employer de tels raccourcis. Je souscris pleinement, en revanche, aux analyses de mon maître Georges Sokoloff sur le joug tatar. Dans son ouvrage, Le retard russe, publié en 2014, il a livré une réflexion remarquable sur l'histoire lente, analysant la trajectoire économique russe depuis mille ans : alors que la Russie partait à peu près à égalité, aux Xème et XIème siècles, avec l'Europe occidentale, on constate que depuis cinq siècles, sa richesse nationale par habitant a invariablement oscillé entre 40 % et 60 % de la richesse moyenne de l'Europe de l'Ouest. Il y a là une vraie rupture économique. Même si certains verront dans cette analyse une propension au déterminisme, le fait est que le joug tatar a coupé la Russie de la Renaissance, processus civilisationnel majeur dans lequel s'est engagée l'Europe occidentale.
Vous évoquez trois occasions manquées ; j'en citerai trois autres. En 1992-1993, entre Boris Eltsine et les Occidentaux ; après le 11 septembre, quand Georges Bush refusait de tendre la main aux Russes ; sous Medvedev, enfin, qui proposait une nouvelle architecture de l'après-guerre froide. Sans me faire l'avocat du diable, je pense que les responsabilités sont, à tout le moins, partagées.
En 1992-1993, Eltsine envisageait même l'entrée de la Russie dans l'Otan. En 2001, Poutine faisait un discours remarquable devant le Bundestag, un discours alors pro-occidental. Quant aux propositions de Dimitri Medvedev, je n'y reviens pas, on sait le sort qu'elles ont connu.
Sur les relations avec la Chine, votre analyse est partagée par beaucoup aux Etats-Unis. Mais parmi ceux que la politique étrangère de la Russie laisse sceptiques, on rencontre deux exagérations : d'un côté, ceux qui considèrent qu'entre la Russie et la Chine, les relations sont éternelles, un peu comme certains le croyaient sous Mao dans les années 1950, avant la grande brouille ; de l'autre, ceux qui estiment qu'il ne s'est rien passé de remarquable, depuis 2014, entre la Russie et la Chine, condamnées à ne pas s'entendre ou à se faire la guerre. Je pense, au contraire, qu'il s'est passé bien des choses depuis 2014. Des seuils ont été franchis, qui ne sont pas forcément visibles dans le commerce extérieur, qui a chuté, mais qui sont patents dans le domaine militaire. Ainsi, depuis la fin de l'URSS, la Russie avait pour principe de ne jamais livrer ses systèmes les plus récents et les plus performants, notamment dans son domaine d'excellence qu'est la défense anti-aérienne, avec les avions de combat, aux Chinois, tandis qu'elle les livrait, en revanche, aux Indiens. À présent, la Russie livre des systèmes S-400 à la Chine. Cela ne veut pas dire que les deux pays sont alliés. Ces deux puissances nucléaires ont une longue histoire, une longue mémoire, mais, sans minimiser les ambiguïtés, j'observe que les Chinois ont compris une chose très importante : il faut préserver la susceptibilité des grandes puissances, surtout quand elles sont un peu moins puissantes qu'auparavant. Et les Chinois veillent à n'alimenter en aucune manière quelque suspicion que ce soit sur leurs arrière-pensées en Asie Centrale ou ailleurs. Ils ont conscience du poids des symboles et sont très attentifs à ce qu'ils disent.
M. del Picchia rappelle ce qu'il évoquait dans son rapport de 2015 : la question des sanctions et l'idée d'un nouvel Helsinki. J'avoue que j'étais alors très sceptique sur cette idée, qui faisait sourire, mais il est vrai qu'elle a fait son chemin et trouve une oreille plus attentive aujourd'hui. La question de la neutralisation de l'Ukraine est, j'en suis convaincu, la clé du problème et MM. Kissinger et Bjejinski, qui ont été les inspirateurs de la politique des Etats-Unis, ne disent pas autre chose aujourd'hui. Mais les Ukrainiens ne veulent pas en entendre parler, et on ne saurait imposer notre volonté à un Etat indépendant, qui a, de surcroît, connu une sérieuse déconvenue avec le mémorandum de Budapest. Cela étant, tant que cet abcès de la question de l'Otan en Ukraine n'est pas crevé, il n'y aura pas de confiance possible avec les Russes. Si l'on veut faire avancer les choses, il faut trouver une solution pour assurer la sécurité ukrainienne.
Mme Durrieu se demande pourquoi, dès lors que la politique russe serait prévisible, on a commis tant d'erreurs. Peut-être certains en ont-ils commis plus que d'autres mais je crois surtout que l'un des grands travers de l'analyse sur la Russie tient au fait que l'on y prend ses désirs pour des réalités. Encore une fois, il ne faut négliger ni la géographie, ni l'histoire, et s'attacher à diversifier ses sources...
La relation entre Poutine et Trump ? Sincèrement, on ne sait pas ce qu'il va se passer. Ce que l'on sait, c'est que les Russes ne voulaient pas d'Hilary Clinton, perçue comme un danger potentiel majeur pour leur pays, parce que dans son entourage, on trouvait des gens favorables à la livraison d'armes à l'Ukraine et considérant que les positions d'Obama étaient trop molles. En revanche, l'incertitude Trump est potentiellement positive. Et les Russes voient bien que la résistance est très forte au sein de l'establishment américain. Les positions de Trump vont à l'encontre d'un consensus bipartisan très large sur la Russie. Cette affaire russe est utilisée pour le déstabiliser. N'oublions pas, de surcroît, que Trump a un problème personnel avec l'Ukraine : souvenez-vous que son directeur de campagne a été poussé à la démission à la suite d'allégations selon lesquelles il aurait touché des fonds d'une caisse noire du régime de Ianoukovytch. Même si le Parquet ukrainien a jugé que les documents produits étaient des faux, cela a créé le soupçon. Cela aurait pu faire perdre l'élection à Trump, qui ne l'a pas oublié, et a d'ailleurs refusé de rencontrer Petro Porochenko en marge de l'assemblée générale de l'ONU, en septembre dernier.
Cela pour dire que la continuité dans la politique ukrainienne des Etats-Unis n'est pas forcément garantie. Au reste, M. Kissinger a l'oreille du président Trump, et il n'est pas exclu que la relation avec la Russie passe aussi par l'idée d'une contrepartie sur la neutralisation de l'Ukraine.
Sur les cyber-attaques, je confesse mon incompétence. Quant à l'impact potentiel de médias comme Russia Today ou Sputnik sur les élections, il faut prendre le risque au sérieux, mais en gardant présent à l'esprit qu'in fine, les élections ne se font pas à l'étranger.
Un leader est-il susceptible d'émerger dans l'opposition ? Il existe, en Russie, deux types d'opposition. L'une est interne au système, comme celle du parti communiste, qui est très codifiée et s'inscrit au reste dans un consensus de politique étrangère, notamment sur la Crimée. Elle dénonce davantage les oligarques qui entourent Poutine que Poutine lui-même. Et en toute hypothèse, le parti communiste n'est pas, depuis les fraudes électorales massives de 1996 pour Eltsine, cautionnées par les occidentaux, une menace électorale. L'autre opposition se situe hors système, et rassemble des personnalités nombreuses mais pour beaucoup peu connues, pour d'autres discréditées, et qui de surcroît ne s'entendent pas entre elles. Une personnalité, cependant, sort du lot, Alexeï Navalny, qui n'est pas un politicien classique, n'ayant participé ni au gouvernement de M. Eltsine ni à celui de M. Poutine, à la différence de Mikhail Kassianov. Il possède un charisme assez remarquable, et a fait un score intéressant aux élections municipales à Moscou, qui, comme celles d'Ekaterinbourg, ont échappé à l'étau que j'évoquais tout à l'heure, et se sont déroulées librement. À Ekaterinbourg, c'est l'opposant qui a été élu, et à Moscou, Navalny a créé la surprise en recueillant 27 % des voix.
Au sein du pouvoir russe, deux points de vue s'affrontent sur les élections 2018 à venir. Certains, peut-être majoritaires et qui sont à la manoeuvre dans le nouveau procès Navalny, estiment qu'il ne faut prendre aucun risque et verrouiller, mais d'autres, comme M. Kirienko, estiment que le quatrième mandat doit avoir une vraie légitimité, pour éviter une la chute de participation observée aux législatives, et jugent que le pouvoir devrait autoriser M. Navalny à concourir. Il me semble que la question n'a pas encore été tranchée : on y verra plus clair à l'été.
Vous vous interrogez sur les conflits gelés. Ils sont d'un degré de complexité très divers. Le conflit du Haut-Karabagh est potentiellement très dangereux. La Russie n'y est pas militairement présente et livre désormais des armes aux deux parties, dans une logique de dissuasion et d'équilibre. Je ne pense pas qu'elle ait intérêt à réanimer le conflit. Quant à la situation en Géorgie, elle est connue : les prises de gage territorial sont faites, et la Russie n'a aucun intérêt à revenir à un conflit. Comme vous l'avez rappelé, elle observe avec beaucoup d'intérêt les mouvements dans la société géorgienne, l'existence de forts courants conservateurs liés à l'Eglise orthodoxe de Géorgie, et la volonté de plus en plus large de normalisation économique avec la Russie. Son pari est que le temps va faire son oeuvre et que la société géorgienne, tôt ou tard, comprendra qu'il est de son intérêt de normaliser les relations. La situation en Moldavie, en revanche, est beaucoup plus complexe, et la Russie a beaucoup plus de marge de manoeuvre. La proximité avec l'Ukraine, la présence militaire, le fait qu'au moins la moitié de la population, au-delà même de la Transnistrie, regarde du côté de Moscou, sont autant de facteurs à prendre en compte. C'est aussi le conflit qui a fait le moins de morts, ce qui peut contribuer à en faciliter le règlement.
Tout ceci pour dire que la Russie n'a pas intérêt, à mon sens, à réanimer certains conflits, de même qu'elle reste très attentive à l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord et sait faire la différence entre pays de l'Otan et pays hors Otan.
Mme Isabelle Facon. - Un mot sur la Chine. Il est clair que le rapprochement s'est accéléré en 2014, parce que la Russie avait des gages à donner à la Chine qui, après avoir privilégié une approche très prudente sur la question du séparatisme, a fait savoir, par la voix de certains diplomates, que la Crimée pouvait être considérée comme un cas à part, et que sur l'affaire ukrainienne, il fallait comprendre le point de vue russe, les Occidentaux y ayant leur part de responsabilité. Si bien que la Russie a été poussée à accélérer son rapprochement avec la Chine : livraison de S-400 et de Tupolev-35, infléchissement de ses positions jusqu'à présent très discrètes sur les conflits en mer de Chine, puisqu'elle met désormais en cause les Etats-Unis dans la détérioration de la situation et y organise des exercices conjoints avec la Chine.
Cette relation, cependant, si elle a connu une accélération liée au fraîchissement des relations russo-occidentales, reste une relation au long cours. Elle est le fruit de 25 ans d'apprentissage du dialogue, pour la recherche d'objectifs communs. Il est vrai qu'elle n'est pas facile, parce que les deux pays ont la mémoire longue, mais ils n'en ont pas moins construit, peu à peu, des groupes de travail communs sur certains sujets comme les migrations et le commerce illégal transfrontaliers. Certaines questions économiques sont également abordées, car la Russie ne souhaite pas se cantonner à un rôle de pourvoyeuse de matière première, et l'on constate qu'elle peut désormais soulever ce genre de questions avec la Chine.
Je vois, dans cette relation, deux ciments. L'idée commune, tout d'abord, qui s'affirme dans les deux pays, que l'Occident défend son leadership de façon agressive. Le fait, ensuite, qu'ils souhaitent entretenir de bonnes relations de voisinage pour se consacrer à d'autres priorités, comme leur développement interne ou encore les relations avec leur voisinage, espace post-soviétique pour la Russie, la zone Pacifique pour la Chine. Je pense aussi que la Russie essaie d'équilibrer un rapport de forces qui, de fait, est de plus en plus à son désavantage, en montrant qu'elle dispose d'une capacité militaire efficiente - sans parler du facteur nucléaire.
La priorité russe, nous en convenons tous, est d'asseoir son influence dans l'ex-espace soviétique. Les relations avec la Chine sont aussi un levier à l'égard des pays qui ne veulent pas rentrer dans le rang et se rapprochent trop de l'Occident, et le moyen pour la Russie de rassurer ses partenaires au sein de l'Organisation de sécurité collective, jugeant que les Républiques d'Asie centrale estiment, à tort ou à raison, que la situation en Afghanistan est potentiellement problématique, que les transitions, également, peuvent susciter toute sorte de troubles et qu'elle aura peut-être un jour besoin d'un partenaire pour assurer la sécurité.
Si je n'ai pas mentionné la question des guerres hybrides, c'est délibérément. Ce terme est pour moi un slogan que l'Otan a utilisé pour définir une stratégie qui, de fait, nous a posé problème en Crimée et dans le Donbass. La Russie y déploie, de façon dosée, des outils militaires - envoi des forces spéciales, des services de renseignement, soutien à certaines milices - mais use aussi des outils « cyber », de la pression économique... C'est cet ensemble qui définit la guerre hybride au sens de l'Otan. Or, il n'y a rien là de nouveau, ni de propre aux Russes, même s'ils disposent d'une certaine expérience en matière d'action subversive. Certains stratèges, plutôt que de guerre hybride, préfèrent parler de « stratégie intégrale », menée avec l'idée de brouiller notre analyse de la situation et donc notre prise de décision. C'est plutôt, à mon sens, ce genre de stratégie que l'on pourrait craindre au cas où les relations entre la Russie et l'Otan se dégraderaient à l'excès dans les Etats baltes. Comme le soulignait Arnaud Dubien, la Russie n'oublie pas que ces Etats font partie de l'Otan, et l'on peine à imaginer qu'elle puisse y mener une intervention directe. Il est vrai que ces Etats sont inquiets, au point que certains ont réintroduit la conscription et que leurs budgets de défense augmentent. On peut d'autant mieux comprendre ces inquiétudes que la Russie s'est montrée très active ces derniers temps dans la mer Baltique. Mais il reste que Poutine n'est guère enclin à prendre des risques avec des pays qui font partie de l'Otan, et que c'est plutôt, à mon sens, la stratégie que j'évoquais que l'on peut craindre, pour disqualifier notre capacité à agir dans l'unité.
Côté Etats-Unis, il me semble que la Russie ne misait pas tant sur Trump que sur une Hillary Clinton arrivant au pouvoir discréditée, et donc affaiblie. Trump présente à ses yeux un défaut majeur, l'imprévisibilité. Outre que le personnage lui-même est imprévisible, son administration est loin de parler d'une seule voix, tant sur la Crimée que sur l'Ukraine. Moscou observe à l'heure actuelle la réaction du système politique et institutionnel américain à cette élection, et s'en tient à la prudence.
Sur Russia Today et Sputnik, il faut être vigilants. Le lectorat de ces médias a tendance à augmenter, mais les sondages montrent aussi que la popularité de la Russie et de Vladimir Poutine dans les pays européens est loin d'être élevée. Reste, il est vrai, que la présentation qui est faite de certains faits dans ces médias, notamment concernant nos banlieues, est déformée et mensongère, ce qui demeure un vrai souci.
S'agissant de l'équipement militaire russe, ce que j'ai voulu dire, c'est que la Russie a profité de la campagne syrienne pour faire voir certains de ses matériels. Le taux de remplacement des équipements, même s'il est vrai que le pays partait de loin, puisque durant quinze ans, il n'y a pas eu de budget d'achat, a été assez important ces derniers temps. Si bien des unités sont encore équipées de vieux matériels, il existe tout de même des points forts, qui ne sont pas inutiles dans le combat contemporain : les systèmes anti-aériens, les missiles, l'aéronautique aussi, où la Russie a de beaux restes... Il est vrai, en revanche, que les Russes sont très soucieux de rattrapage technologique, car les programmes visant à répondre, par exemple, aux systèmes de défense anti-missiles américains, sont souvent sortis des cartons des années 1960-1970. Même chose pour les systèmes hypersoniques. Cela dit, les Russes ne sont guère enclins à se préoccuper à l'excès du caractère artisanal de leurs programmes, du moment que cela fonctionne - en témoigne leur programme spatial. Il reste, cependant, qu'ils ont conscience de souffrir de certaines faiblesses dans des secteurs amplificateurs d'efficacité dans le combat. C'est le cas en matière de composants électroniques, et ce n'est pas un hasard si nos sanctions frappent, précisément, les coopérations en matière de systèmes duals, sachant qu'avant la crise de 2014, la Russie recherchait activement, auprès de nous et d'autres pays européens, des partenariats industriels dont ils espéraient des transferts technologiques en vue de dépasser certains blocages dans le domaine militaire.
M. Igor Delanoë. - Un complément sur la Chine. Dans la relation bilatérale avec la Russie, il demeure certains non-dits, dont celui du nucléaire. La Chine n'est liée par aucune limitation de son arsenal, ce qui crée un déséquilibre que la Russie tente de compenser en mettant en place de nouveaux systèmes, comme son fameux train nucléaire, susceptible de sillonner le continent nord asiatique pour répondre à une menace éventuelle de la Chine.
On voit aussi, s'agissant de la menace de sortie du traité sur les forces nucléaires intermédiaires, que nous ne sommes pas seuls concernés : que la Russie puisse déployer des systèmes d'une portée comprise entre 500 à 5 500 kilomètres concerne aussi la Chine.
Ce qui m'amène à la question du désarmement : l'un des problèmes tient au bouclier anti-missile américain, dont arguent les Russes pour expliquer, entre autres, la militarisation en Mer noire. Dans ce jeu, l'essai balistique iranien qui a eu lieu il y a quinze jours n'est pas fait pour apaiser.
Sur la question de la modernisation de l'armée russe, je suis tenté d'imputer les évolutions à celles de la conflictualité dans les zones où l'armée russe pourrait être amenée à intervenir. Outre ce qu'elle perçoit comme une ingérence armée de l'Occident au Moyen-Orient, je pense à la multiplication des petits conflits locaux, comme le conflit de 2008 en Géorgie.
L'Otan est certes perçue comme une menace, mais on sait que ses forces n'interviennent que lorsqu'elle est en situation de supériorité aérienne. La réponse russe consiste donc à déployer des systèmes anti-aériens pour créer un environnement difficile à sa flotte. On le voit en Baltique, en Syrie, en mer Noire.
S'agissant des armements que l'on a vu déployer en Syrie, il est vrai qu'ils témoignent d'un réel saut qualitatif, qu'il s'agisse des missiles Kalibr ou des drones - qui ont beaucoup progressé grâce à la coopération avec Israël - utilisés pour des missions de renseignement avant et après les frappes. Une guerre, en somme, à l'occidentale, comparable à ce que l'on a pu voir, dans le Golfe, au cours des années 1990, avec le déploiement de missiles de croisière et, plus récemment, avec les drones. La Russie a ainsi déployé S-400, batteries de Bastion, chasseurs Su-34 en rotation, etc. Bref, on a assisté à une véritable démonstration de l'arsenal russe. Le rayon d'action des missiles Kalibr, par exemple, s'étend sur l'Asie centrale, le Caucase, une partie de l'Europe orientale et du Moyen-Orient.
Le souci de rattrapage technologique avec les Etats-Unis ? Les Russes n'oublient pas que la course aux armements a abouti à l'effondrement de l'URSS, même s'il est clair qu'ils ont besoin de maintenir une parité relative dans certains domaines stratégiques, considérés comme des enjeux de sécurité nationale.
Sur les politiques européennes de voisinage et les conflits gelés, j'observe que les crispations portent sur l'espace de la mer Noire, que la Russie considère comme un espace cohérent. De fait, c'est là que se situent les conflits gelés - Transnistrie, Abkhazie, Ossétie du Sud, Haut-Karabagh. S'agissant de ce dernier conflit, je rejoins Arnaud Dubien : personne n'a intérêt à le voir reprendre, car ce serait la porte ouverte à l'intervention de l'Otan et de l'Union européenne, jugés indésirables dans la zone tant par les Russes, les Turcs que les Iraniens. L'idée est donc de maintenir une instabilité contrôlée, pour prévenir la poussée de l'influence occidentale. Cela vaut aussi pour la Géorgie, au sujet de laquelle je note cependant qu'y compris du temps où Mme Clinton était secrétaire d'Etat, on poussait les autorités géorgiennes à normaliser leurs relations avec la Russie, pour éviter un nouveau conflit.
M. Christian Cambon, président. - Je vous remercie de ces éclairages, qui nous seront fort utiles pour notre déplacement en Russie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Questions diverses
M. Christian Cambon, président. - Je vous rappelle que, comme chaque année, notre commission participera à la réunion européenne sur la PESD-PSDC, qui aura lieu du 26 au 29 avril à Malte. Nos trois représentants habituels seront invités à y participer : MM. Trillard, Guerriau et Mme Durrieu.
J'indique par ailleurs que le 15 mars aura lieu, au Sénat, la conférence des ambassadeurs sur la thématique de l'Union européenne. Notre commission est invitée à participer à cet échange, à l'occasion duquel nous remettrons et commenterons notre rapport sur le Brexit.
Enfin, les universités d'été de la défense auront lieu à Toulon les 4 et 5 septembre prochains, sur le thème de la préparation de la prochaine loi de programmation militaire.
La réunion est close à 12 h 15.