Mercredi 2 novembre 2016
- Présidence conjointe de M. Christian Cambon, vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes -
La réunion est ouverte à 16 heures
Audition de M. Marc-Etienne Pinauldt, coordinateur Brexit au secrétariat général du ministère de l'intérieur, M. Gilles Barbey, commandant de police, chef de la section « négociations européennes » à la direction centrale de la police judiciaire et M. Frédéric Baab, membre national d'Eurojust pour la France
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Nous accueillons MM. Marc-Etienne Pinauldt, M. Gilles Barbey, et Frédéric Baab pour évoquer la coopération policière et la coopération judiciaire, deux enjeux majeurs pour repenser la sécurité intérieure du territoire européen. Deux de nos collègues sont plus particulièrement chargés de ces questions : Jean-Marie Bockel et Didier Marie.
M. Christian Cambon, vice-président de la commission des affaires étrangères. - La France - nous en sommes fiers - exerce une influence positive dans le domaine de la coopération policière et judiciaire et y joue un rôle moteur, que ce soit par l'alimentation des bases de données européennes, notamment le Système d'information Schengen (SIS), ou au sein des structures européennes qui sous-tendent cette coopération, à savoir Europol et Eurojust. Néanmoins, de nombreux États membres sont encore assez réticents à coopérer dans ces matières largement régaliennes.
Le partage de l'information policière avec Europol ou avec les autres États membres reste difficile. Il en va de même pour la coopération judiciaire. Selon un rapport d'information du Sénat, seule une cour d'appel sur 36 s'acquittait en 2013 de son obligation d'information à l'égard d'Eurojust. Ce défaut de coopération a été mis en évidence à l'occasion des récentes attaques terroristes. La coopération policière a-t-elle progressé depuis, notamment en matière de lutte contre le terrorisme ? Que faudrait-il faire pour aller plus loin ?
Par ailleurs, où en est le projet de création d'un parquet européen, auquel un certain nombre d'États membres sont opposés ? Le Brexit change-t-il la donne en la matière ou l'option privilégiée reste-t-elle celle d'une coopération renforcée avec le Royaume-Uni ?
Enfin, pourrez-vous nous dire un mot des mesures prises pour renforcer les contrôles de sécurité des flux migratoires et la lutte contre les passeurs, en particulier dans les hotspots ? Europol y déploie depuis peu des équipes composées d'agents et d'experts mis à disposition par les États membres. Quelle est précisément leur mission et comment l'information recueillie a-t-elle vocation à être utilisée ?
M. Didier Marie. - Je veux revenir sur les aspects qui ont fait l'objet de résolutions de la commission des affaires européennes du Sénat.
D'abord, l'activation de l'article 50 du traité de Lisbonne par le Royaume-Uni fragilisera l'architecture des collaborations européennes en matière de sécurité et de justice. Quelles sont les conséquences éventuelles en termes de lutte contre le terrorisme ? Cela risque-t-il de créer des failles ? Quelles collaborations - bilatérales ou multilatérales - peuvent être envisagées à l'avenir, et sur quels champs ? Quel est l'impact du retrait du Royaume-Uni sur Europol, souvent considéré comme une réussite ? Quel est votre sentiment sur la mise en oeuvre du nouveau règlement de mai 2016, qui doit entrer en application en 2017, et sur ses conséquences pour l'échange d'informations, qui est souvent insuffisant ?
Ensuite, quel bilan tirez-vous de l'activité du comité permanent opérationnel de sécurité intérieure, chargé d'évaluer et d'orienter la coopération opérationnelle et d'assister le Conseil au titre de la clause de solidarité ? Le Brexit aura-t-il des conséquences sur son fonctionnement ?
Enfin, nous attendons la mise en oeuvre effective du futur parquet européen. Quels délais peuvent être envisagés ? Quelles sont les difficultés rencontrées et les obstacles mis en oeuvre par certains États membres ? Quelles sont les évolutions possibles de son champ d'intervention ? La commission des affaires européennes du Sénat a adopté plusieurs résolutions demandant son élargissement à la lutte contre le terrorisme et à la criminalité transfrontalière. Quelle est la position de la France sur le futur parquet européen ?
M. Jean-Marie Bockel. - Où en est l'interopérabilité des fichiers ? Quels sont les points de blocage et à quoi tiennent-ils ?
Quelle peut être la portée de la directive PNR qui, en son temps, a fait couler beaucoup d'encre, alors qu'elle permet simplement de coordonner des PNR nationaux, dont seuls 4 à 5 États membres sur 27 sont dotés ?
Où en est la proposition de modifier le code frontières Schengen en vue d'étendre aux ressortissants des États membres les contrôles systématiques aux frontières extérieures de l'Union européenne ?
Quid du centre européen de lutte contre le terrorisme, créé en janvier 2016 au sein d'Europol ?
En 2015, ont été rétablis les contrôles à certaines frontières intérieures de l'Union, en lien avec la lutte contre le terrorisme - en France - ou la maîtrise des flux migratoires - en Autriche, en Allemagne et en Suède. L'Union les a inscrits dans un cadre légal pour une durée temporaire. Quelles sont aujourd'hui les perspectives ? Envisage-t-on à l'avenir de renforcer de manière permanente les contrôles au sein de l'Union européenne ?
M. Marc-Etienne Pinauldt, coordinateur Brexit, secrétariat général du ministère de l'intérieur. - Les questions de sécurité relèvent de l'espace de liberté, de sécurité et de justice, qui comprend quatre domaines : la circulation des personnes - immigration, frontières, asile, visas - fortement marquée par le régime spécifique accordé au Royaume-Uni, qui n'a pas adhéré à Schengen et a pris ce qui l'intéressait dans le cadre de son droit d'option ; la coopération judiciaire en matière civile ; la coopération judiciaire en matière pénale ; et la coopération policière.
Il est difficile de prévoir les conséquences du Brexit. On peut imaginer de nombreux scénarios, mais tout dépendra des positions, encore incertaines, des Britanniques. Pour le moment, il faut imaginer des solutions où le Royaume-Uni est un État tiers, et non plus un État membre, et les conditions dans lesquelles on peut conclure des accords spécifiques avec lui. Le Brexit conduit à une remise en cause des modalités et, sans doute, des possibilités de coopération. Il faudra trouver comment poursuivre les coopérations entamées dans le cadre de l'Union.
L'Union européenne a mis en place des outils qui permettent de centraliser les informations des États membres et d'apporter un soutien aux autorités nationales dans le cadre des affaires transfrontalières. Le Brexit conduira de fait à la cessation de tout effet juridique de ces instruments pour le Royaume-Uni.
Pour certains systèmes, aucun accord avec les États tiers n'est prévu. Je pense au SIS II. Dans le cadre de son droit d'option, le Royaume-Uni y a accès ; quand il ne sera plus membre de l'Union européenne, la sortie du SIS II ralentira les possibilités de détection des personnes recherchées, disparues ou surveillées, et des véhicules et objets disparus ou volés, que ce soit au Royaume-Uni sur des signalements européens ou dans des pays connectés sur des signalements britanniques. Si l'on veut continuer les échanges d'informations, il faudra conclure un accord spécifique. Néanmoins, les conséquences doivent être relativisées : le Royaume-Uni n'a adhéré au SIS II que depuis dix-huit mois environ, y contribue peu et le consulte peu. Je pense aussi au cadre du traité de Prüm, appelé aussi Schengen III, qui régit l'échange de données ADN, les empreintes digitales, l'immatriculation des véhicules et la transmission d'informations pour la prévention des infractions pénales, dont le terrorisme. Le Royaume-Uni n'est pas encore relié à ce réseau, mais il avait émis le souhait d'y participer.
D'autres systèmes prévoient des accords avec des pays tiers. C'est le cas du PNR européen. La directive PNR le prévoit, au cas par cas, d'une manière assez encadrée et contraignante pour l'État tiers. Le Royaume-Uni pourrait sans doute bénéficier de cette possibilité. C'est aussi le cas de l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, qui admet d'ores et déjà des pays tiers, comme la Norvège et la Turquie. Le Royaume-Uni pourrait se maintenir dans cet observatoire et dans le réseau européen d'information sur les drogues et les toxicomanies, le REITOX.
Les États membres sont soumis au régime d'une directive relative à la protection des données à caractère personnel traitées dans le cadre de la coopération policière et judiciaire en matière pénale. Cette directive prévoit que les transferts de données à destination d'un pays tiers sont soumis à une décision de la Commission dans le cadre de la comitologie et reconnaissant le caractère adéquat du niveau des garanties que ce pays peut apporter en matière de protection des données personnelles. Le Royaume-Uni était soumis à ce texte en tant qu'État membre ; quand il ne le sera plus, il devra, pour bénéficier de ces systèmes d'information, apporter les garanties demandées dans son droit interne. Cette disposition n'est pas anodine et peut soulever des problèmes, compte tenu du droit britannique.
Le Brexit entraînera, de fait, la sortie du Royaume-Uni d'Europol, qui est une agence de l'Union. On peut penser que cela entraînera aussi la suppression des données britanniques. Si l'accès à Europol est réservé aux États membres, trois décisions du Conseil ont défini des règles de coopération avec des États tiers listés. Les coopérations envisageables sont opérationnelles, intégrant l'échange de données personnelles, techniques ou stratégiques. Les États tiers ne peuvent bénéficier de l'ensemble des données d'Europol et de ses interventions. Europol a développé un réseau de partenariats au sein de l'Union avec Eurojust et Frontex et, au-delà, avec les États-Unis, l'Australie, la Norvège, la Suisse et Interpol. La Commission et Europol étudient les pistes d'une coopération accrue avec les pays tiers.
Europol s'adapte continuellement à ses missions. On le constate avec la création du centre européen de lutte contre la cybercriminalité en 2013, du centre européen de lutte contre le terrorisme en 2015, du centre européen pour la lutte contre le trafic des migrants et avec la stratégie Europol 2016-2020. Ses effectifs augmentent - 90 personnels supplémentaires sont prévus dans le budget pour 2017.
Europol ne peut devenir pour le moment un FBI européen : il n'a pas de pouvoir exécutif. C'est un service de soutien, et la France souhaite qu'il en reste ainsi. Les officiers d'Europol ne sont pas habilités à arrêter des suspects, à intervenir sans l'approbation des autorités nationales.
En termes d'effectifs, le retrait du Royaume-Uni aura des incidences : le directeur d'Europol est britannique, mais son mandat se termine en 2018. Les fonctionnaires britanniques mis à disposition par le Royaume-Uni ont vocation à partir tout comme les officiers de liaison ; reste le cas des personnels britanniques recrutés par Europol.
Le renseignement relève de la sécurité nationale, qui demeure de la seule responsabilité des États membres. Cela n'empêche pas une coopération multilatérale, notamment des services anti-terroristes, mais en dehors du cadre de l'Union, sans la présence de la Commission et du Conseil. La Commission cherche à décloisonner les services répressifs et du renseignement. Mais comment le faire en préservant le secret sur les méthodes opérationnelles, qui restent de la compétence des autorités nationales ?
Les effets du retrait du Royaume-Uni peuvent être comblés par des accords ad hoc, même si la coopération sera certainement moins intégrée. Il ne faut pas oublier que les outils de la coopération bilatérale sont nombreux, pour le moment très orientés sur la frontière trans-Manche. Au-delà des accords au sein de l'Union européenne, des conventions ou accords ont été adoptés sous l'égide de l'ONU et du Conseil de l'Europe, qu'il faudrait redécouvrir.
La demande de retrait qui sera déposée par le Royaume-Uni donnera des indications sur la façon dont ce pays voit la poursuite de la coopération policière avec l'Union. Il faudra déterminer une position nationale puis une position communautaire, et éviter qu'une éventuelle négociation sectorielle ne conduise à diviser les États membres entre eux.
M. Frédéric Baab, membre national d'Eurojust pour la France. - Eurojust est un organe intergouvernemental. Chaque membre national représente son pays. D'où le désintérêt affiché à notre égard par la Commission européenne, qui considère qu'Eurojust appartient au passé. Je vous démontrerai le contraire : sa structure intergouvernementale assure son efficacité opérationnelle. Nous n'avons aucune prérogative, aucun pouvoir d'enquête propre, et c'est heureux ! C'est notre transparence sur le plan juridique qui nous permet d'obtenir des dossiers. Si le procureur de Paris, par exemple, ou les juges d'instruction antiterroristes pensaient que nous pouvons nous emparer de leurs dossiers et les traiter à leur place, ils ne nous saisiraient plus...
L'article 695-4 du code de procédure pénale donne pouvoir au membre national de délivrer un mandat d'arrêt européen ou une commission rogatoire internationale si les autorités françaises chargées de l'enquête lui en font la demande. Mon prédécesseur Mme Sylvie Petit-Leclair et moi-même n'avons jamais fait usage de cette faculté pour ne pas entrer en concurrence avec les autorités judiciaires françaises. Il n'y pas un siège pour deux ; il n'y en a qu'un, qui appartient au procureur de la République ou au juge d'instruction, lesquels restent maîtres des enquêtes. C'est la raison pour laquelle les autorités judiciaires n'éprouvent aucune réticence particulière à faire appel à Eurojust.
En 2015, l'unité Eurojust a été saisie de 2 214 nouveaux dossiers. Environ 40 % des dossiers français sont multilatéraux, c'est-à-dire importants, mettant en jeu de la criminalité organisée et complexe, impliquant plusieurs États membres de l'Union. Nous avons peu ou prou la même compétence matérielle qu'Europol. En effet, une liste d'infractions graves est visée dans la décision Eurojust, avec une disposition subsidiaire qui permet de nous saisir pour d'autres infractions dès lors que deux États membres sont concernés. Notre compétence est donc, de fait, quasiment illimitée. Nous sommes saisis des plus importants dossiers d'action publique ouverts en France, notamment en matière de terrorisme depuis 2015. La lutte contre le terrorisme s'inscrivait auparavant le plus souvent dans une dimension bilatérale, par exemple avec l'Espagne pour lutter contre le terrorisme basque. Avec Daech, les choses ont changé, nous sommes passés à une dimension multilatérale. Plusieurs États membres sont concernés par les attentats du 13 novembre. Le seul organe de coopération judiciaire en Europe à pouvoir assurer la coordination des enquêtes dans un dossier comme celui-là est Eurojust. En pratique, nous organisons des réunions de coordination avec les juges d'instruction, les procureurs et les services de police de tous les pays concernés.
Nous sommes intervenus aussi dans le dossier du crash de l'airbus A320 dans les Alpes de Haute-Provence. Nous avons organisé une coordination entre la France, qui mène l'enquête principale, l'Espagne, qui a eu 50 victimes, et l'Allemagne, qui en a eu 75.
Il a été dit qu'Eurojust ne recevait aucune information des cours d'appel. Ce n'est plus le cas. Nous recevons une information régulière, en matière de terrorisme, de la section antiterroriste du parquet de Paris. Nous recevons également des informations en matière de criminalité organisée des cours d'appel et des juridictions interrégionales spécialisées.
J'en viens aux conséquences du Brexit. Le Royaume-Uni va sortir d'Eurojust, il n'aura plus de bureau national ni de membre national. Des États tiers bénéficient d'un statut privilégié grâce à des accords spécifiques prévoyant la mise en place de procureurs de liaison rattachés à Eurojust. Ceux-ci sont actuellement au nombre de trois : un Américain, un Suisse et un Norvégien. Quand le Royaume-Uni quittera Eurojust, il demandera certainement à pouvoir bénéficier lui aussi d'un procureur de liaison. On me rétorquera que cela ne remplace pas un membre national. La réponse doit être nuancée. Le procureur de liaison suisse, par exemple, peut ouvrir des dossiers à Eurojust, organiser des réunions de coordination, les présider. La Suisse peut également signer des équipes communes d'enquête - l'un des outils de coopération judiciaire les plus efficaces aujourd'hui - avec des États membres, car elle a ratifié le deuxième protocole additionnel à la convention européenne d'entraide judiciaire pénale de 1959. Avec son procureur de liaison, le Royaume-Uni arrivera donc, peu ou prou, au même résultat que s'il était resté dans Eurojust. Ce d'autant qu'il y mettra certainement les moyens matériels et humains nécessaires - adjoints et secrétariat.
La rupture avec la situation actuelle se fera dans le domaine des instruments de reconnaissance mutuelle, comme le mandat d'arrêt européen. Il existe d'autres instruments basés sur la reconnaissance mutuelle qui permettent la saisie ou le gel d'avoirs bancaires ou leur confiscation - un instrument pour lequel le Royaume-Uni a opté. Il y a aussi la décision d'enquête européenne, European Investigation Order, qui remplacera les commissions rogatoires internationales à partir de 2017. Le Royaume-Uni ne pourra pas continuer à bénéficier de ces instruments. Il en fera peut-être la demande dans le cadre des négociations qui s'ouvriront sur les modalités du Brexit, mais il faudra rester ferme : on est dans l'Union ou on n'y est pas. Ces instruments présupposent un niveau de confiance mutuelle élevé qui ne peut être accordé qu'à un État membre. Par ailleurs, si on accédait à sa demande, d'autres pays tiers nous feraient aussitôt la même demande, comme la Norvège ou la Suisse...
Le parquet européen est une négociation difficile. J'ai participé à la rédaction de la déclaration commune franco-allemande publiée en mars 2013, qui en fut le point de départ. La Commission a déposé son projet en juillet 2013. Nous avons imposé l'idée que le parquet européen devait conserver une représentation de chaque État membre en son sein, c'est-à-dire reposer sur une structure collégiale. La Commission voulait un procureur unique, assisté d'adjoints, qui puisse enquêter quand il veut, comme il veut, où il veut, en application d'une procédure pénale européenne assise sur le principe de légalité des poursuites... Le parquet européen sera créé à partir d'Eurojust. La négociation pourrait aboutir à la fin de l'année, mais l'accord politique ne se fera certainement pas à 25 États membres - trois sont d'ores et déjà en dehors.
M. Jean-Marie Bockel. - Est-ce si grave ?
M. Frédéric Baab. - Ce sera sans doute une coopération renforcée. Ce parquet européen aura une compétence matérielle limitée à la protection des intérêts financiers de l'Union européenne. Le débat porte actuellement sur l'intégration ou non de la fraude à la TVA, l'un des éléments les plus importants de la protection des intérêts financiers. On s'oriente vers son intégration, mais sous des conditions très restrictives. En réalité, cette compétence pourrait être extrêmement réduite avec des seuils de compétence élevés. Une disposition figurant dans la partie du règlement déjà négociée prévoit que le parquet européen ne sera compétent que si le préjudice subi par l'Union européenne est supérieur au préjudice subi par les États membres.
Cela peut sembler logique, sauf qu'en matière de TVA, le préjudice d'un État membre sera toujours supérieur à celui de l'Union européenne. Bref, la complexité des dispositions est telle que ce parquet européen ne suscitera sans doute pas une adhésion unanime.
Faut-il étendre sa compétence matérielle à d'autres infractions, comme les infractions terroristes ? Je ne le crois pas. Le système judiciaire actuel dans le domaine de la lutte contre le terrorisme a démontré son efficacité. Rappelons d'abord que dans un certain nombre d'Etats membres les dossiers sont centralisés au niveau national. C'est par exemple le cas en France avec le parquet de Paris, en Allemagne avec le parquet général fédéral de Karlsruhe ou en Espagne avec l'Audience nationale. Même en Italie où les parquets locaux restent compétents, il existe une agence de coordination des enquêtes au niveau national. Lorsqu'une coordination est nécessaire au niveau européen, il y a, pour le renseignement, Europol - qui peut traiter des volumes très importants de données - et, pour la coordination des enquêtes, Eurojust qui peut au besoin délocaliser ses réunions n'importe où en Europe. Nous avons ainsi organisé, il y a quelques mois, une coordination à Salzburg dans une affaire particulièrement sensible, parce que les Autrichiens ne voulaient pas prendre le risque de déplacer leurs dossiers. Je ne crois pas qu'il faille faire évoluer cette organisation vers un système européen plus intégré. Sans compter que l'article 86 du Traité imposerait pour ce faire une décision unanime du Conseil européen...
M. Gilles Barbey, chef de la section « négociations européennes » à la direction centrale de la police judiciaire. - Le rôle d'Europol, agence dynamique et réactive, ne fait que croître. Elle vient de se réorganiser autour de centres de lutte contre des phénomènes spécifiques, au sein desquelles les informations et les ressources sont mieux partagées. Sa cellule IRU (Internet Referral Unit) est en pointe dans l'analyse des réseaux sociaux, grâce à des outils nouveaux et très onéreux. La création de la task force « Fraternité » répond à la question suivante : les attentats commis en France ne sont-ils pas l'effet sur le territoire national d'un phénomène plus vaste, plutôt qu'un problème local aux répercussions internationales ? Grâce à d'imposants moyens informatiques, cette task force analyse dix-huit térabits de données fournies par les États-membres. Quant au centre européen de lutte contre le terrorisme, il doit se voir affecter une bonne partie des 90 postes créés l'an prochain pour Europol.
Les guest officers déployés au bénéfice des autorités nationales demanderesses (Grèce et Italie) effectuent sur les hot spots des contrôles de deuxième ligne, où ils s'assurent que les pays concernés adressent bien les bonnes informations à Europol. Les premiers ont été déployés fin octobre.
Avec l'entrée en vigueur du nouveau règlement en 2017 - la base légale actuelle datait de 2009 - Europol collectera davantage d'informations, en provenance d'entités privées ou d'États tiers. Avec les Britanniques, en cas de sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, l'échange de données personnelles sera régi par la nouvelle directive « protection des données ». À vrai dire, le Royaume-Uni avait transposé la directive 95-46. Comme il n'appliquera pas celle de cette année, il sera en-deçà des standards européens en matière de protection des données personnelles, ce qui compliquera les échanges.
L'alimentation des bases de données d'Europol n'est pas évidente pour les services de police, qui ont tendance à conserver leurs informations, de peur qu'elles soient mal utilisées ou qu'elles profitent à un service concurrent. Aussi faut-il mieux les informer, pour transformer leur culture en la matière. En effet, le codage mis en place par Europol laisse celui qui alimente le fichier entièrement maître de la diffusion de l'information qu'il partage. Il est indispensable de faire évoluer les mentalités, car le besoin est réel. Europol y travaille : elle a rendu plus convivial son système d'échange d'informations Siena, et va élever son niveau d'habilitation au niveau « confidentiel UE ».
Le Royaume-Uni devra sortir d'Europol. La soixantaine de personnels britanniques qui y travaillent seront remplacés par d'autres Européens. Le retrait du bureau de liaison britannique sera plus gênant, du moins tant qu'un substitut ne lui aura pas été trouvé. En effet, les échanges entre bureaux de liaison, où sont représentés la police, la gendarmerie et la douane, sont intenses. Les données de la base Europol ont une durée de vie de trois ans, renouvelable. La question du devenir des données fournies par les Anglais ne se posera donc pas très longtemps. Mais leurs informations nous manqueront - comme les nôtres leur manqueront. Et pour le SIS, je ne vois guère de solution. Le Royaume-Uni sera bien démuni ; comme du reste pour le PNR, puisque les spécifications de la directive l'organisant en excluront sans doute le Royaume-Uni, pour des raisons de protection des données.
Avec la refonte du règlement Schengen, un accès plus large au SIS II sera peut-être accordé à Europol. Le SIS n'est pas un outil d'analyse mais de contrôle et d'interrogation.
Quant à l'interopérabilité des fichiers, elle fait l'objet d'une feuille de route rédigée en décembre 2015 et comportant une cinquantaine de mesures. Il existe toutefois des difficultés techniques, car les fichiers de chaque État membre sont bâtis différemment. Les progrès de l'informatique promettent, heureusement, d'importantes avancées. Ils se manifestent aussi dans le projet Quest (Querying Europol Systems), qui vise à donner à l'utilisateur un accès simplifié aux données d'Europol et aux bases nationales.
Mme Fabienne Keller. - Votre enthousiasme fait plaisir ! Strasbourgeoise, je suis sensible au fait que le SIS y soit implanté. Le problème du partage des informations est ancien. Avec l'accélération des actes terroristes et de la cybercriminalité, sentez-vous une motivation plus forte des États membres pour alimenter les fichiers ? Le terrorisme n'a pas de frontières ! Il est donc difficile d'accepter que les réticences des services fassent obstacle à sa mise en échec. Le Parlement européen a créé des garde-côtes. Comment travaillent-ils ? Quelle articulation avec les services de chaque État ? Quelles seraient les conséquences d'une dénonciation des accords du Touquet ?
M. Yves Pozzo di Borgo. - Nous vous avions rencontrés à Bruxelles, où l'on entend partout qu'il faut plus d'intégration. Je suis ravi de vous entendre dire l'inverse ! Me confirmez-vous qu'Europol et Eurojust fonctionnent suffisamment bien ?
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Le rétablissement des frontières intérieures, décidé par la France en novembre 2015 à cause des attentats, ou par l'Autriche, la Suède ou l'Allemagne face aux flux migratoires, perdurera-t-il ? Cinq États membres se sont dotés d'un PNR. Pensez-vous qu'une majorité d'États membres feront de même ?
M. Marc-Etienne Pinauldt. - L'accord du Touquet est bilatéral, et n'est donc aucunement affecté par le Brexit, sauf à ce qu'une discussion politique s'engage. Seuls les accords de l'Union européenne avec le Royaume-Uni sont remis en cause.
Le corps des garde-côtes ne se substitue pas aux autorités nationales. Si un État est défaillant, une procédure est prévue.
Mme Fabienne Keller. - Mais comment travaillent-ils ? Connaissent-ils les 27 procédures, les langues de chaque pays ?
M. Marc-Etienne Pinauldt. - Comme ce corps a été créé le mois dernier, il est trop tôt pour vous le dire.
M. Gilles Barbey. - Il y a 1 500 garde-frontières, déployés via l'agence Frontex pour faire respecter le code des frontières prévu par les accords de Schengen et ceux de Dublin 2. Comme ce sont des règles communes, il n'y a pas de difficulté. C'est aux pays où ils sont déployés qu'il appartient de mettre en oeuvre d'éventuelles procédures. Un pays peut être défaillant, il n'en reste pas moins souverain. On peut lui prêter assistance, pas se substituer à lui.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - La réactivité de ce corps sera fondamentale.
M. Marc-Etienne Pinauldt. - Europol, qui était à ses débuts un organisme intergouvernemental de coopération policière, a été « communautarisé » par le Traité de Lisbonne et est devenu une agence européenne en 2010. De son côté, la coopération entre services antiterroristes se fait dans un cadre informel - et la France, pour le moment, y tient. Pour l'heure, la sécurité nationale n'est pas une compétence communautaire. L'intégration n'est pas une garantie d'efficacité.
M. Frédéric Baab. - Eurojust va aussi devenir une agence européenne, mais cela ne changera rien.
M. Marc-Etienne Pinauldt. - Pour aider les États-membres à mieux alimenter les bases de données, il faut mettre en place des procédures. Décloisonner l'information, la partager davantage pour mieux coopérer est essentiel, pourvu que chacun reste dans le cadre de ses compétences. Sur certains systèmes d'information, les Britanniques sont moins demandeurs. En dehors de l'Irlande, comme ils ont pour seule frontière la Manche, la coopération policière revêt un aspect différent.
M. Gilles Barbey. - L'alimentation des bases de données est meilleure, oui. Quant à l'intégration, un FBI européen n'est pas pour demain ! Le règlement qui sera appliqué en 2017 en exclut même la possibilité, puisqu'il ne donne aucune possibilité d'action coercitive à l'agence. En revanche, il faudrait améliorer l'accès des services répressifs nationaux aux différents fichiers existant en Europe. C'est en ce sens qu'il faut viser l'intégration. Il y a un débat, car les accès déjà accordés à Eurodac, par exemple, sont peu utilisés. Mais cela s'explique par le fait que les conditions d'accès ne sont pas satisfaisantes pour les services de police. Il faut remplir de nombreuses conditions, et on ne peut même pas savoir si la réponse proposée est pertinente ! Pour des policiers soucieux d'efficacité, cet outil n'est pas utilisable au quotidien, sauf pour des enquêtes anciennes ou médiatiques. Mieux vaudrait un accès plus aisé, qui respecterait toutefois les impératifs de protection des données.
M. Yves Pozzo di Borgo. - Confirmez-vous toutefois que le système est efficace, en l'état actuel ?
M. Frédéric Baab. - La transmission d'information a connu un tournant après les deuxièmes attentats de Paris, pour Europol comme pour Eurojust. À vrai dire, le bureau français d'Eurojust avait rarement été saisi auparavant en matière de terrorisme. Comme nous étions les seuls à pouvoir assurer la coordination multilatérale, le parquet de Paris et les juges d'instruction antiterroristes ont fait appel à nous. De même, Europol a reçu une masse d'informations, ce qui l'a d'ailleurs obligé à faire évoluer sa structure.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - La réunion interparlementaire initiée par le président Larcher le 30 mars 2015 a abouti à une déclaration soulignant plusieurs points pour une action européenne plus efficace dans la lutte contre le terrorisme. Ce qui n'a pas été dans un sens contraire à cette évolution.
M. Frédéric Baab. - Une décision européenne avait prévu l'alimentation des deux agences, mais n'était que peu appliquée. Les attentats ont aussi provoqué un rapprochement entre Europeol et Eurojust, ce qui fut une bonne chose. En ce qui concerne le terrorisme islamiste, les deux principaux fichiers d'analyse criminelle, ou focal points, ouverts par Europol sont « Hydra » et « Travellers », et j'en suis le point de contact pour Eurojust. Je suis invité à participer, en tant qu'observateur, à toutes les réunions opérationnelles de ces deux focal points. Le partage d'informations se fait désormais sans réserve.
Cela dit, si l'on ne protège pas suffisamment les renseignements, les services n'alimenteront plus les agences. Europol a défini plusieurs niveaux de confidentialité, de sorte que le propriétaire du renseignement reste maître de sa diffusion et de son exploitation. De même, à Eurojust, nous fixons au début de chaque réunion de coordination les règles d'utilisation des informations échangées.
M. Yves Pozzo di Borgo. - Chaque pays doit-il communiquer l'ensemble des informations dont il dispose - quitte à demander leur confidentialité ?
M. Frédéric Baab. - Non, c'est une décision qui lui appartient.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Merci.
La réunion est close à 17 h 40.