Mercredi 11 mai 2016
- Présidence de M. Jacques Legendre, président -La réunion est ouverte à 15 heures.
Audition de M. Pierre-Antoine Molina, directeur général des étrangers en France au Ministère de l'intérieur
M. Jacques Legendre, président. - Nous sommes heureux de vous accueillir pour inaugurer les travaux de notre mission commune d'information sur l'accord entre l'Union européenne et la Turquie sur la crise des réfugiés, accord qui, en réalité, est plutôt un arrangement politique, une « déclaration », selon les termes utilisés par le Conseil européen. Vous êtes le directeur général des Étrangers en France et, en cette qualité, supervisez la direction de l'immigration, la direction de l'asile et la direction de l'accueil, de l'accompagnement des étrangers et de la nationalité. Vous êtes venu avec MM. Raphaël Sodini, directeur de l'asile, Frédéric Joram, sous-directeur de la lutte contre l'immigration irrégulière, et Philippe Conduché, chef de la mission européenne de votre direction générale.
Quels volets de l'accord vous incombent plus particulièrement ? Vous pilotez le groupe opérationnel chargé de sa mise en oeuvre. Quel est précisément le rôle de ce groupe et quels acteurs réunit-il ? Où en est la mise en oeuvre de l'accord ? Quel a été le nombre d'arrivées en Grèce en provenance de Turquie depuis le 20 mars ? Combien de demandes d'asile ont été déposées en Grèce ? Quelles réponses ont-elles reçu ? Où en sont les relocalisations et les réinstallations prévues dans le cadre du « programme un pour un » ? Quels sont les problèmes rencontrés ? Quels sont les moyens humains et matériels mis à disposition par la France pour l'application de cet accord ?
M. Pierre-Antoine Molina, directeur général des étrangers en France au Ministère de l'intérieur. - La Turquie est le premier pays d'accueil - après la Syrie elle-même, bien sûr - des déplacés du conflit syrien, et le premier pays de transit vers l'Union européenne. Elle héberge environ 3 millions de réfugiés, dont 2,7 millions de Syriens. En 2015, Frontex a détecté 885 000 passages irréguliers de la Turquie vers la Grèce, soit dix-sept fois plus qu'en 2014, alors que le flux migratoire entre la Libye et l'Italie est resté à peu près stable. La France souhaite assurer de bonnes conditions d'accueil aux personnes ayant besoin de protection et faire diminuer les flux irréguliers, à la fois pour préserver les capacités d'accueil et pour protéger les migrants des réseaux criminels de passeurs. Pour atteindre ces objectifs, la coopération avec les pays de transit est sans doute l'un des outils les plus efficaces à court terme, surtout lorsque ceux-ci disposent de capacités d'action réelles. C'est pourquoi la coopération avec la Turquie est une priorité.
Les relations de l'Union européenne et de ses membres avec la Turquie étaient déjà particulièrement intenses avant cette crise migratoire : entre les instruments de pré-adhésion, de voisinage ou de paix et de stabilité, une enveloppe de 4 milliards d'euros était déjà prévue. Les accords conclus depuis ne sont pas des instruments conventionnels, en effet, mais des accords politiques. Depuis octobre 2015, trois réunions au sommet ont eu lieu, et la déclaration commune du 29 novembre 2015 a marqué un premier accord. Les discussions ont porté sur cinq volets. Les deux premiers - le processus d'adhésion et le renforcement du dialogue à haut niveau structuré entre l'Union et la Turquie - ne sont pas de mon ressort. Deux autres concernent plus directement ma direction générale : la libéralisation des visas et la mise en oeuvre des accords de réadmission, d'une part, et la lutte contre l'immigration irrégulière et la mise en place de voies légales d'accès à l'Union européenne, d'autre part. Quant au cinquième volet - le soutien financier de l'Union européenne et de ses États-membres à l'accueil des réfugiés en Turquie - il ne représente pas une aide à la Turquie elle-même mais à l'accueil des réfugiés en Turquie ; en novembre 2015, une facilité de 3 milliards d'euros a été mise en place à cet effet, et il a été prévu le 18 mars dernier que ce montant pourrait être dépassé, sans que le montant final soit précisé. Pour l'heure, 1 milliard d'euros est prélevé sur le budget de l'Union, et 2 milliards d'euros doivent être versés par les États-membres.
L'accord du 18 mars 2016 prévoit de rendre opérationnels les accords de réadmission. La Turquie et la Grèce ont signé il y a une quinzaine d'années un accord bilatéral de réadmission portant aussi sur les ressortissants de pays tiers, mais sa mise en oeuvre a rencontré des difficultés. Un accord de réadmission existe également entre la Turquie et l'Union européenne. Il est entré en vigueur en octobre 2014, mais la clause concernant les ressortissants de pays tiers ne doit entrer en vigueur qu'en octobre 2016 ; il est envisagé d'anticiper cette date. L'accord du 18 mars 2016 rappelle certaines garanties, notamment sur les modalités opérationnelles de la réadmission.
Il approfondit également les contreparties. Le processus de libéralisation des visas sera accéléré, sans que cela dispense la Turquie de se conformer aux 72 critères prévus dans la feuille de route initiale. Alors que le troisième rapport sur leur respect devait initialement être rendu par la Commission européenne à l'automne 2016, il a été présenté la semaine dernière. Et l'échéance de la libéralisation des visas a été fixée à la fin juin de cette année.
Le programme dit « un pour un » prévoit que pour chaque Syrien réadmis, un autre serait accueilli à titre définitif dans un État-membre de l'Union. Cela établira une voie légale d'accès à l'Union européenne, fondée sur la vulnérabilité des personnes et non leur propension à tenter un passage irrégulier. Les engagements pris par chaque État-membre au titre de la réadmission sont déductibles de ceux pris au titre de la relocalisation.
L'accord est assorti d'un mécanisme de suivi qui a déjà donné lieu à un rapport de la Commission européenne publié le 4 mai 2016. Les flux irréguliers entre la Turquie et la Grèce, qui concernaient jusqu'à 10 000 personnes par jour à l'automne, puis 2 000 pendant l'hiver, ont considérablement diminué pour s'établir à quelques dizaines de personnes par jour aujourd'hui. Entre 600 et 700 personnes ont été réadmises en Turquie depuis la Grèce depuis le 18 mars dernier. Des échanges d'agents de liaison sont en cours entre la Grèce, la Turquie, Frontex et Europol. Une plateforme d'échange d'informations est mise en place.
Plusieurs dizaines de projets ont été approuvés par le comité de pilotage du fonds fiduciaire et 187 millions d'euros ont déjà été engagés, notamment dans des projets d'aide alimentaire, d'accompagnement social, de scolarisation ou de construction de centres communautaires.
La Commission européenne a publié en même temps que ce rapport une proposition législative tendant à l'exemption de visas pour les ressortissants turcs. Le troisième rapport de la Commission montre toutefois que plusieurs critères ne sont pas respectés, malgré des efforts importants faits par les autorités turques. La France considère que le respect effectif de tous les critères est un préalable incontournable à une exemption de visas et demande donc un quatrième rapport de progrès. Elle estime aussi que des modalités de suspension éventuelle de la libéralisation des visas doivent être définies.
D'après la Commission, 135 personnes ont été réinstallées depuis la Turquie vers les pays de l'Union européenne. La France a donné son accord à 81 dossiers dès le 1er avril, et l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) a depuis examiné sur place 227 dossiers. Mais comme il s'agit d'un processus volontaire, les personnes concernées arrivent quand elles le souhaitent, ce qui rend plus difficile leur comptabilisation.
Le bon fonctionnement de cet accord nécessite des efforts importants de la Grèce, avec un fort soutien de l'Union européenne. Pour faire réadmettre en Turquie des demandeurs d'asile, il faut en effet que la demande d'asile ait été examinée et qu'un recours suspensif ait pu être déposé. Il a donc fallu modifier la législation grecque, ce qui a été fait le 3 avril dernier, et la Turquie a dû apporter des garanties sur la protection dont bénéficieraient les personnes réadmises. En pratique, il faut que la Grèce dispose de moyens suffisants pour appliquer l'accord. C'est pourquoi les agences ont lancé des appels à la mise à disposition d'experts : 1 500 pour Frontex, surtout pour des escortes, et plusieurs centaines pour le Bureau européen d'appui en matière d'asile (European Asylum Support Office, EASO). Certes, le système d'asile grec, déficient depuis longtemps, n'allait pas devenir performant du jour au lendemain. Trois mille demandes d'asiles ont été enregistrées et plusieurs centaines de décisions rendues, dont la moitié environ est défavorable. Les recours, toutefois, n'ont pas encore été jugés.
La France s'est pleinement mobilisée pour la mise en oeuvre de cet accord. Le Président de la République a pris le 18 mars 2016 un engagement, avec la Chancelière allemande, consigné dans une lettre cosignée par MM. Cazeneuve et de Maizière, les deux ministres de l'intérieur. Il s'agissait pour chaque pays de mettre à disposition 200 experts pour effectuer les escortes. La France s'est exécutée fin mars en déployant en 48 heures dans les îles grecques 122 escorteurs français - le premier contingent, et de loin. Les cent experts promis à EASO seront des officiers de l'Ofpra, des interprètes, des personnes susceptibles d'enregistrer des demandes d'asile ainsi que des spécialistes qui aideront à bâtir un système juridictionnel d'appel.
Les officiers de protection de l'Ofpra ont accéléré les opérations de relocalisation. Déjà, 900 personnes ont été relocalisées vers d'autres États-membres, dont 40 % en France. Si l'on ajoute à ces 360 personnes arrivées en France un nombre équivalent dont les dossiers ont été acceptés, notre pays est nettement le plus engagé. Sur les 50 000 personnes arrivées en Grèce avant le 20 mars 2016, la moitié environ est éligible à une relocalisation.
Le groupe opérationnel a organisé la montée en puissance de la contribution française à l'application de l'accord. La France soutient aussi le service de soutien à la réforme structurelle en Grèce, qui coordonne ces opérations. Envers la Grèce comme envers la Turquie, la France se mobilise pour tenir ses engagements.
M. Michel Billout, rapporteur. - Merci pour ces précisions. La nécessité d'une coopération active avec les pays de transit n'est contestée par personne, mais la nature de l'accord passé en mars soulève des interrogations, d'autant que c'est le premier de cette ampleur dans ce domaine. Il est un peu tôt pour évaluer son application, sans doute, mais notre mission dispose de plusieurs mois. L'actualité turque, avec le départ du Premier Ministre et les déclarations fracassantes du Président Erdogan, laisse perplexe sur la perspective d'une libéralisation des visas. Certes, cet accord vient conforter des conventions bilatérales antérieures. Dès lors, pourquoi fallait-il un étage supplémentaire ? Comment cet accord s'articulera-t-il avec le précédent ? Qu'apportera-t-il ? Le Parlement grec a dû accorder à la Turquie le statut de pays tiers sûr, ce qui ne va pas forcément de soi...
M. Pierre-Antoine Molina. - Cet accord est politique, il ne s'agit pas d'un instrument conventionnel. Il fournit un cadre à plusieurs processus antérieurs parallèles. La question de l'adhésion est ancienne ; celle de la libéralisation des visas était liée à la réadmission. Celle-ci ne fonctionnait pas car l'accord de la Turquie avec l'Union européenne n'était entré en vigueur, à ce stade, que pour les ressortissants turcs ; celui qui la lie à la Grèce n'était guère sollicité, les deux pays se renvoyant la responsabilité de cette situation. La complexité des relations entre la Grèce et la Turquie ne permettait pas d'atteindre le niveau de coopération nécessaire, en pratique, au fonctionnement d'une procédure de réadmission. Nous voyons bien, avec l'Italie, combien les échanges entre services doivent être fournis, alors même qu'il s'agit d'une frontière terrestre.
M. Claude Malhuret. - Merci de ces précisions éclairantes sur cet accord parfois troublant. Chacun comprend qu'il faut discuter avec la Turquie mais cet accord comporte des précisions qui risquent de le rendre inapplicable, ce qui posera un problème politique. Sur les visas, la Commission européenne a fixé 72 critères. Beaucoup ne sont pas respectés, même si la Commission a déclaré qu'il n'en manquait que cinq. Pis, la Turquie s'est parfois contentée, pour s'y conformer, d'adopter des textes qui ne seront pas appliqués.
Le non-respect des droits fondamentaux s'aggrave chaque jour : deux journalistes viennent d'être condamnés à cinq ans de prison, les équipes de Zaman ont été remplacées par des journalistes affidés au régime, d'autres médias ont été supprimés, la magistrature est au pas et Reporters sans frontières classe la Turquie au 151ème rang en matière de liberté de la presse, entre le Tadjikistan et le Congo ! Les universitaires ayant signé une pétition contre la répression au Kurdistan sont révoqués, et 2 000 citoyens turcs ont été inculpés d'outrage au président depuis l'élection de M. Erdogan à la présidence de la République turque. Il serait donc provocateur d'affirmer que le critère de respect des droits fondamentaux est respecté.
Le président Erdogan a expliqué qu'il ne modifierait pas la loi antiterroriste. On peut le comprendre, étant donné la situation au Kurdistan, mais cela nous pose un problème. Quant à la lutte contre la corruption, vu le niveau auquel se situent les principaux problèmes de corruption en Turquie, il est peu probable qu'elle progresse d'ici le prochain Conseil européen. La France exigera le respect effectif des critères, demandera un quatrième rapport... Mais dans le troisième rapport, la Commission s'est discréditée en ne mentionnant pas le respect des droits fondamentaux !
Bref, nous nous sommes engagés dans un processus sans issue, ce qui ne manquera pas d'entraîner des problèmes majeurs entre pays européens - déjà, le premier accord a été pratiquement imposé par Mme Merkel - et entre l'Union européenne et la Turquie. Voyez-vous, à votre niveau, une solution à ce problème inextricable ?
M. Jean-Yves Leconte. - Merci pour ces informations. Qui sélectionne les personnes réinstallées ? D'où arrivent les candidatures ? Quelle est l'articulation de la réinstallation avec la procédure de demande d'asile ? Combien avons-nous enregistré de demandes d'asile au premier trimestre de 2016 ? En février dernier, j'ai constaté que le système grec d'asile avait beaucoup progressé, mais comme tous ceux qui veulent rester en Grèce doivent déposer une demande d'asile, puis faire appel en cas de rejet, le système s'est embolisé en deux mois. N'avons-nous pas le même problème, d'ailleurs ? Du coup, les escorteurs de Frontex chôment, pour l'instant.
Les passeports biométriques turcs seront-ils lisibles par les polices aux frontières des membres de l'espace Schengen ? La Moldavie, la Géorgie ou l'Ukraine demandent aussi la suppression des visas. Une fois que les conditions fixées sont réunies, nous leur imposons une période probatoire, dont nous allons dispenser la Turquie. Est-ce bien raisonnable ? Cela n'aura-t-il pas des conséquences sur les négociations avec d'autres pays ?
M. Jean-François Rapin. - Comment la charge des 2 milliards d'euros sera-t-elle répartie entre les États-membres? Quelles sommes supplémentaires sont prévues, et à quelles conditions ?
M. Jean-Pierre Vial. - En Italie, comment se passe la réadmission ? Qui sélectionne les personnes bénéficiant du programme « un pour un » ? Il ne faudrait pas que ceux qui sont entrés dans une procédure d'asile régulière, qui peut être longue, s'en trouvent exclus.
M. Michel Billout, rapporteur. - Cet accord a été vivement critiqué par les organisations humanitaires. La France est très volontariste dans sa mise en oeuvre. Le ministère de l'Intérieur avait-il analysé ses effets juridiques, notamment au regard du principe de non-refoulement ? Sa solidité a été renforcée, mais les critiques demeurent, y compris de la part du Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR). Les ONG évoquent des expulsions collectives, contestent le statut de pays tiers sûr accordé à la Turquie et dénoncent la rétention de migrants dans des conditions incontrôlées. Comment répondez-vous à ces critiques ? Pensez-vous que cet accord soit incontestable sur le plan juridique ?
M. Pierre-Antoine Molina. - Le premier point de l'accord du 18 mars 2016 prévoit que le renvoi en Turquie des migrants en situation irrégulière se fera en totale conformité avec le droit de l'Union européenne et le droit international, ce qui exclut toute forme d'expulsion collective. Le principe de non-refoulement sera respecté. Toute demande d'asile sera traitée individuellement par les autorités grecques, en coopération avec le HCR. Reste à rendre effectives ces garanties. La Commission européenne a écrit le 16 mars dernier que les législations grecque et turque présentaient des insuffisances. Une loi a donc été adoptée par la Grèce, qui met en place des comités d'appel et reconnaît la Turquie comme pays tiers sûr. En effet, la directive « Procédures » prévoit qu'une demande d'asile peut être rejetée comme irrecevable si le pays de renvoi peut être considéré comme premier pays d'asile ou comme pays tiers sûr - notions définies par les articles 35 et 38 de cette directive.
Il fallait aussi que la Turquie prenne certaines mesures. Saluons au passage son effort d'accueil et de protection des 2,7 millions de Syriens qui sont sur son territoire, dont 300 000 environ sont hébergés dans des camps. Le statut de protection temporaire qui leur est accordé leur offre l'accès à certains droits sociaux. Le 12 avril dernier, la Turquie a renforcé ces garanties, notamment en abrogeant une disposition faisant perdre le bénéfice du statut de protection temporaire aux personnes qui quittaient son territoire : comment pourraient-elles y être réadmises sinon ? Les 6 et 24 avril 2016, elle a donné des précisions par échange de lettres en faveur des ressortissants d'autres pays que la Syrie, notamment les Afghans et les Irakiens.
Cela dit, le caractère de pays tiers sûr de la Turquie ne peut être déclaré qu'au cas par cas, en fonction de chaque situation individuelle. Des entretiens approfondis sont donc nécessaires. En moyenne, la moitié des dossiers est aujourd'hui considérée comme recevables. Pour les autres, le recours est suspensif si la décision est fondée sur la notion de pays tiers sûr.
Il n'y a aucune substitution entre la réinstallation et nos programmes de visa pour asile ou nos engagements à l'égard du HCR pour le Liban et la Jordanie. En revanche, sur les 30 500 personnes que nous devions relocaliser, certaines seront réinstallées. En effet, la Hongrie n'a pas souhaité bénéficier du programme de relocalisation. Par conséquent, 54 000 places n'étaient plus attribuées, dont 10 000 pour la France. C'est pourquoi il a été décidé que le nombre de Syriens réinstallés depuis la Turquie pourra être déduit de ce volant de relocalisés non utilisé. Pour l'heure, il y a eu 135 arrivées effectives dans l'ensemble de l'Union européenne.
La réinstallation se fait de plusieurs manières. La France ne prend que des dossiers du HCR, qui font l'objet d'un double examen sur place : l'Ofpra statue sur le besoin de protection et la DGSI effectue des vérifications de sécurité. Un visa est ensuite délivré et la personne entre sur le territoire sans avoir à demander l'asile. Plusieurs organismes l'aident à trouver un logement et l'accompagnent socialement. La mobilisation du logement fait l'objet d'une mission, conduite par un préfet.
Un jugement de la CEDH de 2011 constatait que le règlement Dublin ne pouvait être mis en oeuvre en Grèce faute de garanties sur son système de l'asile. Nous étions dans une situation anormale en Grèce avec un nombre élevé d'arrivées irrégulières pour une demande d'asile quasiment inexistante. Cette situation traduisait une déficience du système grec très importante, d'où la nécessité d'efforts rapides pour y remédier.
La France est attachée à ce que les critères de la feuille de route soient durablement respectés et plaide donc pour un contrôle régulier de leur application. Chaque processus en cours de libéralisation des visas doit être examiné indépendamment des autres.
Sur les droits fondamentaux, la Commission estime que plusieurs critères ne sont pas respectés, notamment le critère n° 65 ou celui relatif à la lutte contre la corruption. La libéralisation des visas ne bénéficiera qu'aux personnes munies d'un passeport biométrique. Or la distribution de ces passeports n'a pas débuté... La Commission européenne demande qu'ils soient lisibles par les polices des États-membres. Vu le retard pris par la Turquie, une solution transitoire pourrait être adoptée jusqu'en octobre 2016.
Environ 70 % des personnes interpellées dans les Alpes-Maritimes sont réadmises. Si ce taux était atteint entre la Grèce et la Turquie, ce serait un net progrès !
Sur les 3 milliards d'euros évoqués, la contribution de la France devrait être de l'ordre de 300 millions d'euros. Oui, 3 milliards d'euros supplémentaires ont été envisagés, mais cela ne figure pas dans l'accord du 18 mars dernier.
M. Raphaël Sodini, directeur de l'asile. - Le nombre de demandes d'asile en France a augmenté de 23 % en 2015. Au second semestre, ce chiffre a même atteint 45 %. Au premier trimestre 2016, la hausse est de 20 % et concerne davantage des personnes isolées, surtout originaires d'Afghanistan, de Syrie et du Soudan. Les Balkans ne figurent plus parmi les premières zones d'origine. Sur douze mois glissants, la hausse est de 20 %.
M. Jacques Legendre, président. - Nous vous remercions pour ces éclaircissements.
Audition de M. Christophe Léonzi, directeur-adjoint de l'Union européenne au ministère des affaires étrangères et du développement international
M. Jacques Legendre, président. - Nous accueillons M. Christophe Léonzi, directeur adjoint en charge de l'Union européenne au Quai d'Orsay, accompagné de Mme Florence Lévy, responsable adjointe du service des politiques internes et des questions institutionnelles dans cette direction et de M. Bertrand Buchwalter, sous-directeur en charge de l'Europe méditerranéenne au Quai d'Orsay et, à ce titre, en charge du suivi de la Turquie.
L'audition portera sur l'accord - qui n'en est pas vraiment un - entre l'Union européenne et la Turquie sur la crise des réfugiés. Je vous propose, après une brève évocation du contexte de crise migratoire et du premier accord passé en novembre, de nous présenter les différents volets de cet arrangement : renvoi des migrants en Turquie, asile en Grèce, réinstallations, facilité financière, libéralisation des visas pour la Turquie, relance du processus d'adhésion, etc. Cet accord, qui a donné lieu à des débats virulents, reste très critiqué, car il pourrait nous conduire à renoncer aux principes défendus par l'Europe, tant vis-à-vis des réfugiés que dans notre position à l'égard de la Turquie. Cette dernière se montre manifestement réticente à accomplir les progrès qui sont encore attendus pour la libéralisation des visas, en témoignent les récentes déclarations du président Erdogan.
M. Christophe Léonzi, directeur-adjoint de l'Union européenne au ministère des affaires étrangères et du développement international. - En ce qui concerne le contexte de cet accord, la situation syrienne est l'une des causes de cette crise qui s'est développée en 2015-2016 et s'est traduite par un flux de 850 000 personnes en 2015 à travers la Turquie et la Grèce, et encore 135 000 de janvier à mars 2016, avec des pics de 10 000 entrées par jour à l'automne.
L'impact a été considérable dans les trois principales destinations : Allemagne, Suède et Autriche. La Suède a accueilli 130 000 réfugiés, soit le total le plus élevé par habitant. Ses capacités d'accueil sont saturées.
La fermeture progressive de la route des Balkans à l'initiative de l'Autriche et de la Hongrie a placé la Grèce dans une situation explosive : en quelques semaines, le pays a dû faire face à la venue de 50 000 migrants, flux difficile à gérer pour un pays dont les capacités administratives sont déjà limitées par la crise.
Quatrième élément, les conditions déplorables dans lesquelles ces mouvements de population se déroulent. L'estimation est incertaine, mais en 2015, 500 à 800 personnes se seraient noyées dans la mer Égée ; 150 à 200 début 2016. Une économie criminelle de trafic d'êtres humains s'est développée, avec un chiffre d'affaires évalué à 3 milliards d'euros pour 2015.
Enfin, le risque sécuritaire lié au terrorisme est réel, puisque certains des auteurs des attentats de 2015 et 2016 ont emprunté cette voie.
Un plan d'action a été conclu avec la Turquie le 29 novembre, prévoyant un effort accru en matière de contrôle des frontières, une lutte renforcée contre les trafics migratoires et le soutien budgétaire de l'Union européenne. Ensuite, le sommet Union européenne-Turquie du 7 mars a eu plusieurs résultats importants : la déclaration du 18 mars prévoyant la réadmission en Turquie de tous les migrants irréguliers, commencée le 4 avril selon le principe du « un pour un » : un Syrien réinstallé de Turquie dans l'Union européenne pour un Syrien renvoyé de Grèce en Turquie, afin de dissuader les réseaux criminels et de substituer des flux migratoires légaux aux flux migratoires illégaux ; une accélération du déboursement des 3 milliards d'euros d'aide européenne prévus le 29 novembre ; une accélération des négociations d'adhésion, notamment sur le chapitre 33 ; et une libéralisation des visas avant la fin juin, sur la base du respect des 72 critères. Enfin, la déclaration souligne la nécessité d'une amélioration des conditions humanitaires en Syrie.
S'agissant des priorités qui ont été les nôtres dans cette négociation, le premier objectif était de sauver des vies en substituant les voies légales au trafic d'êtres humains ; ensuite, une coopération efficace avec Ankara reposant sur une lutte accrue de la Turquie contre les trafics et une coopération policière dans le respect du droit international et européen, côté grec comme côté turc ; enfin, un engagement de la Turquie sur la protection des réfugiés syriens et non-syriens. Par l'accord du 18 mars, les autorités turques s'engagent au respect du droit d'asile européen. S'agissant du programme « un pour un », nous avons demandé que la réinstallation des migrants s'effectue dans le cadre des engagements existants pris par chaque État membre en matière de relocalisation- soit 30 000 personnes pour la France, à raison de 400 par mois à terme.
Concernant la libéralisation des visas, nous avons demandé le plein respect des procédures de l'Union européenne (les 72 critères) ; concernant les négociations d'adhésion et l'ouverture du chapitre 33, qui définit la contribution financière du futur Etat membre consacrée aux questions budgétaires et ne prend vraiment son sens qu'à la fin de la négociation, nous souhaitions une progression sur la seule base du mérite et des réformes concrètes. Les financements visés sont destinés aux réfugiés syriens ou non syriens et portent sur la santé, l'éducation, l'alimentaire, sur la base de besoins concrets. La définition des projets doit s'effectuer dans un dialogue direct entre la Commission européenne et l'ONG, sans intervention des autorités turques. Nous avons enfin insisté sur nos attentes en matière de respect des droits de l'homme et de liberté d'expression.
Vis-à-vis de la Grèce, qui se trouve dans une situation très difficile, l'Union européenne doit marquer sa solidarité. Nous le faisons au niveau français : 362 personnes ont d'ores et déjà été relocalisées et nous allons poursuivre sur un rythme de 400 par mois. De même, nous prêtons notre concours aux Grecs à travers la mise à disposition de deux cents agents français (juges, interprètes, spécialistes du droit d'asile, etc.) destinés au renforcement des équipes dans les hotspots et à la conduite des opérations de criblage. Depuis l'accord, la situation s'est détendue en Grèce. Nous avons aussi contribué au programme d'aide Euro Echo de 700 millions d'euros sur trois ans, auxquels s'ajoutent 200 millions versés en 2015, mis sur pied dans un délai record de quelques semaines.
Nous y insistons depuis le début : l'accord Union européenne-Turquie doit s'inscrire dans une approche globale, ce qui implique que l'UE renforce le contrôle des frontières extérieures, notamment avec la création d'un corps de garde-frontières, mais aussi qu'elle soit attentive aux autres voies d'accès.
C'est ainsi que nous sommes montrés particulièrement attentifs au volet africain. L'engagement de l'Union européenne sur le dossier syrien est important.
En ce qui concerne la mise en oeuvre de l'accord, je peux indiquer, sur la base du récent rapport de la Commission, que plus d'un mois après l'accord, nous sommes passés de 2 000 à 3 000 entrées par jour début 2016 à 50 à 60 en mai. Dans les trois semaines précédant l'accord, 26 800 entrées ont été enregistrées, et 5 800 dans les trois semaines suivantes, ce qui démontre l'effet dissuasif de ce dispositif.
La Turquie a également décidé d'accorder une protection temporaire renouvelable aux Syriens admis sur son territoire ainsi qu'un accès au marché légal du travail, une scolarisation pour les enfants et une protection internationale. A minima, les non Syriens - principalement Pakistanais et Afghans - ne seront pas refoulés du territoire turc, aux termes d'un engagement pris auprès de l'Union européenne.
L'Union européenne a renforcé sa délégation à Ankara pour surveiller la mise en oeuvre des accords. Un programme de visites des centres d'accueil des migrants a été établi.
Les financements européens sont conditionnés au respect des engagements de l'accord ; de plus, ils vont directement aux ONG, ce qui nous donne un aperçu des développements sur le terrain.
La Grèce a accéléré le traitement des demandes d'asile, réduisant le délai à deux semaines. Une centaine de demandes de recours sont en cours d'examen. Les hotspots sont en train d'être renforcés. Le pré-enregistrement accéléré de 21 000 réfugiés a été entamé avant l'enregistrement proprement dit, auquel nous participerons.
Pas moins de 22 000 réinstallations de la Turquie vers l'Union européenne sont prévues ; 16 000 offres n'ont pas encore été honorées à ce jour. En France, l'objectif est de 6 000 sur deux ans.
La Commission n'a pas constaté de report massif des flux de réfugiés de la mer Égée vers la Méditerranée centrale, même si cette dernière route connait à nouveau une hausse de fréquentation comparable à celle de l'année passée pour la même période. .
Enfin, dans le cadre de la facilité en faveur des réfugiés en Turquie, des contrats d'un montant de 77 millions d'euros ont été signés et les premiers paiements effectués fin mars ; une évaluation conjointe a été présentée au comité de pilotage le 12 mai. Une enveloppe de 165 millions a été débloquée. Six nouveaux projets en faveur des réfugiés seront financés par le fonds d'affectation spéciale de l'Union européenne pour l'aide d'urgence (dit fonds « Madad ») à hauteur de 76 millions d'euros.
En dépit des nombreuses difficultés quotidiennes, il y a du positif. Les flux illégaux ont été jugulés au profit des circuits légaux. Face à l'urgence, cet accord était la seule option viable.
M. Michel Billout, rapporteur. - Vos collègues du ministère de l'intérieur, que nous avons interrogés, ont mis en avant la réactivité de la France dans la mise en oeuvre de l'accord politique. Nous sommes plus interrogatifs quant à sa place dans la négociation avec la Turquie, dont l'Allemagne semble avoir pris le leadership exclusif. Qu'en est-il ? Les États membres semblent répondre en ordre dispersé à une crise sans précédent.
Sur le plan juridique, la limitation géographique que la Turquie continue à appliquer au statut de réfugié, réservé aux seuls ressortissants européens, semble constituer une entorse aux critères de définition d'un « pays tiers sûr » qui autoriserait le renvoi des réfugiés vers ce pays.
Au vu des récentes déclarations du président turc dénonçant les critères restant à remplir, en particulier la modification de la loi antiterroriste, un échec de l'accord est envisageable. Dans cette hypothèse, un plan B est-il prévu ou se satisfera-t-on d'avoir ralenti le rythme des arrivées ?
La libéralisation des visas ne constituerait-elle pas une inégalité de traitement au détriment des autres pays en négociations avec l'Union européenne, comme l'Ukraine ou plusieurs États des Balkans ?
En cas de contestation de l'accord devant un juge, qui serait condamné ? La Grèce ?
Vous mettez en avant la préservation des vies humaines ; ne craignez-vous pas le développement d'autres routes, en Méditerranée centrale mais aussi vers l'Albanie par l'Adriatique ?
Enfin, comment les migrants renvoyés sont-ils orientés et pris en charge ? Dans quels centres sont-ils logés, et l'accord laisse-t-il la possibilité à des représentants de l'Union européenne d'y accéder ? Nous préparons un déplacement sur le terrain en juin.
M. Christophe Léonzi. - La base de départ des négociations est l'accord du 29 novembre, jugé insuffisant puisque les flux se sont poursuivis dans les mêmes proportions. L'Allemagne ayant accueilli 80 à 90 % des migrants, sa motivation politique était forte, ce qui explique l'activité importante déployée par la chancelière Merkel - mais d'autres aussi - lors du sommet du 7 mars.
Nous avons agi en accord étroit avec notre partenaire allemand, avec des discussions à toutes les étapes. La France a porté l'exigence de respect du droit international, de relocalisations dans le cadre des engagements déjà pris par les États membres, du respect des critères définis en matière de visa et de processus d'adhésion. Le dialogue franco-allemand a été constant à tous les niveaux.
Notre priorité a aussi été de revenir à une approche européenne cohérente et unifiée, dans cette crise où des initiatives se prenaient de manière désordonnée. C'est pourquoi nous avons poussé à la création d'un corps européen de garde-côtes et de garde-frontières et à la conclusion d'un accord rendant sa cohérence à l'action de l'Union.
M. Bertrand Buchwalter, sous-directeur en charge de l'Europe méditerranéenne au ministère des affaires étrangères et du développement international. - La question de la limitation géographique à l'application de la Convention de Genève fait l'objet du point numéro 24 de la feuille de route vers la libéralisation des visas. Il est demandé à la Turquie d'adopter des mesures d'effet équivalent à la protection assurée aux réfugiés par le protocole de Genève. Celle-ci a d'abord accordé une protection temporaire aux réfugiés syriens avant de l'étendre aux réfugiés venus d'autres pays. Ils ont enfin pu bénéficier d'un accès au marché du travail.
Les déclarations turques sur la législation antiterroriste ne modifieront pas notre position sur le respect de la totalité des critères. La Turquie doit s'aligner sur la définition européenne du terrorisme mais aussi mettre les pratiques de ses forces de sécurité et de son appareil judiciaire en conformité avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Nous serons très attentifs au respect de ce critère, dans un contexte de forte exposition du pays à la menace terroriste de Daech mais aussi du PKK et du DHKP-C.
Les flux de migrants en Méditerranée centrale n'ont pas augmenté significativement depuis 2015 malgré plusieurs tragédies. On a dénombré 27 000 arrivées sur les côtes italiennes en 2016, ce qui est conforme au rythme de 2015. Les personnes concernées, qui ne sont pas éligibles à la protection internationale, proviennent pour plus de moitié d'Afrique subsaharienne.
Mme Florence Lévy, responsable adjointe du service des politiques internes et des questions institutionnelles à la direction de l'Union européenne au ministère des affaires étrangères et du développement international. - Déjà, 386 réfugiés ont été renvoyés de la Grèce vers la Turquie, dont quatorze Syriens et une majorité d'Irakiens et d'Afghans. Ils sont dirigés vers deux types de camps : ceux qui accueillent les réfugiés éligibles au droit d'asile au titre du « un pour un » et un camp regroupant les migrants considérés comme économiques près de la frontière turco-bulgare, où ils font l'objet d'une procédure de retour vers leur pays de transit ou d'origine. L'Union européenne est très présente dans cette procédure et soutient les autorités grecques dans l'organisation des retours sur le plan technique, à travers la mise à disposition d'experts, de bateaux, de spécialistes de l'asile, ainsi que sur le plan financier.
M. Christophe Léonzi. - Difficile de répondre sur un éventuel contentieux contre l'accord : tout dépend du point sur lequel porterait la contestation. Il est probable qu'une procédure en justice serait engagée par une voie nationale.
M. Claude Malhuret. - Votre collègue de l'Intérieur m'a donné une réponse très partielle sur la libéralisation des visas qui, il est vrai, intéresse davantage le Quai d'Orsay. C'est un sujet politique épineux et certains pays - sans compter les opinions publiques d'autres États plus ouverts sur la question - sont très réservés. L'accord doit par conséquent être inattaquable au plan technique et juridique. Or ce n'est pas le cas.
D'après la Commission européenne, cinq des 72 critères ne sont pas satisfaits - à mon avis, le chiffre est plus élevé, mais passons. Sur la loi antiterroriste, vous avez répondu. Le deuxième critère, la lutte contre la corruption, recouvre une situation qui ne sera certainement pas réglée avant longtemps. Enfin, les droits fondamentaux, qui font partie du bloc 4 de la feuille de route, n'ont pas été évoqués par la Commission ; or personne ne peut prétendre qu'ils sont respectés, ils le sont même de moins en moins. Des journalistes ont été condamnés à des peines de cinq ans de prison ; ceux du quotidien d'opposition Zaman ont été licenciés ; une agence de presse a été fermée ; deux mille procédures pour outrage au Président ont été engagées.
La Commission n'a pas inclus les droits fondamentaux dans la liste des critères non respectés. C'est indéfendable ! M. Molina n'a évoqué que les critères de la protection des données personnelles. On fait également valoir les mécanismes de sauvegarde qui, en cas de non-respect des critères, permettent une suspension temporaire du régime de libéralisation. Reste qu'on s'assoit sur les principes !
Les protocoles additionnels nos 4 et 7 de la Convention européenne des droits de l'homme, relatifs à la libre circulation et à la protection des étrangers, n'ont pas été ratifiés par la Turquie. C'est un problème majeur, qui au demeurant ne disparaîtra pas avec la ratification.
Côté turc comme côté européen, la question du plan B reste posée. Nous resterons vigilants sur ce point.
M. Jean-Yves Leconte. - Si aucun transfert significatif de la voie turque vers la voie italienne n'est relevé - si ce n'est une connexion limitée via l'Égypte - on enregistre une augmentation importante côté italien. Les murs entre les pays des Balkans n'étant pas hermétiques, certains réfugiés parviennent de Grèce vers l'Europe du Nord par cette voie. Tout n'est pas réglé. Il faut prendre en compte les dynamiques.
Les 250 000 euros d'amende par personne pour les pays qui refusent la répartition automatique des demandeurs d'asile ne me gênent pas sur le principe, mais c'est une provocation vis-à-vis des pays déjà réticents. Ce n'est pas le meilleur moyen de reconstruire de la solidarité. Quelle est la position française ?
Comment peut-on envisager la suppression des visas pour les citoyens turcs sans avoir vérifié la réalisation effective des engagements ? Pourquoi ces exigences réduites ? Alors que la Turquie est plus loin que jamais de l'Union européenne sur les droits fondamentaux, la liberté de la presse ou le fonctionnement de la justice, nous accélérons le processus d'adhésion ! Les autres pays engagés dans la procédure, comme la Serbie ou la Macédoine, en concluront que moins l'on progresse, plus l'on obtient de concessions...
M. Didier Marie. - Cet accord nécessaire ne doit pas masquer les difficultés. Le secrétaire général du Conseil de l'Europe vient de rendre un rapport alarmant sur la situation en Grèce, notamment dans les îles où le déploiement des hot spots rencontre des obstacles. Les réfugiés installés à Athènes et au Nord, à Idomeni, vivent dans des conditions sanitaires et de sécurité difficiles. Quid des enfants isolés ? Que compte faire l'Union pour améliorer l'accueil sur le territoire grec et rendre opérationnels tous les hot spots ? Comment aider la justice et l'administration grecques à s'organiser ? Les tribunaux grecs sont embolisés.
Les dernières positions du président Erdogan n'incitent guère à la confiance. Qui plus est, le prochain congrès de l'AKP devrait entériner la mise à l'écart du Premier ministre, Ahmet Davutoglu, avec lequel les relations se sont dégradées. Que se passera-t-il si M. Erdogan, comme on peut le craindre, fait monter les enchères ? De quels leviers dispose l'Union européenne pour s'assurer que les autorités turques respectent leurs engagements ? Comment seront-ils évalués et à quel rythme ?
Enfin, il faut évoquer les réticences turques à engager la coopération policière avec d'autres États membres : avec Chypre en particulier, les relations sont pour le moins complexes.
M. Philippe Kaltenbach. - Les accords ont tari le flux migratoire sur la mer Égée. Les décès ont pratiquement cessé et le risque de nouvel afflux est minime.
En Turquie, beaucoup d'enfants syriens mendient dans les rues ou travaillent dans des usines ; très peu sont scolarisés. Très attendu, l'argent promis par l'Europe aura des effets positifs. Cependant, le chantage aux visas du président ne laisse pas d'inquiéter. La libéralisation ou, pour mieux dire, la suppression des visas est un point fort du discours politique. L'atterrissage en juin sur la question semble difficilement envisageable. On ne voit pas d'évolution sur les droits fondamentaux, l'emprisonnement des journalistes ou la loi antiterroriste. En juin, on constatera que la Turquie ne veut pas respecter les critères sur les droits fondamentaux et la loi antiterrorisme, et la suppression des visas sera bloquée. Pourrons-nous alors poursuivre les discussions sans remettre en cause les résultats positifs déjà obtenus ?
M. Pascal Allizard. - Je prépare, dans le cadre de la commission des affaires européennes, un rapport sur le partenariat oriental. Avec la Géorgie, les discussions évoluent positivement ; or je n'ai pas l'impression que la Turquie fasse les mêmes efforts. Y a-t-il des États plus égaux que d'autres ? L'urgence et le réalisme politique justifient-ils que l'on s'assoie sur les valeurs et principes qui ont présidé à la construction de l'Union européenne ?
M. Christophe Léonzi. - J'essaierai de répondre de la façon la plus détaillée à vos questions d'une précision remarquable. Soyez assurés que la France, très impliquée sur ce sujet, jouera pleinement son rôle, en particulier sur la question de l'Etat de droit.
Nous comptons sur le dialogue pour faire progresser la situation des droits de l'homme en Turquie, même si la situation n'est pas simple. Droits de l'homme, État de droit, séparation des pouvoirs sont des éléments fondamentaux. Dans les négociations d'adhésion, ils sont traités dans le cadre des chapitres 23 et 24, qui sont à la fois le point de départ et le terme de ces négociations. La France considère avec attention et préoccupation certains développements récents, comme les intimidations contre les journalistes et les universitaires. Notre ambassade et notre consul général, avec plusieurs de leurs collègues de l'Union européenne, suivent les procès en cours. Nous sommes alertés des menaces physiques à l'encontre de certains journalistes. Nous faisons passer nos messages sur les droits de l'homme et les droits fondamentaux dans nos entretiens bilatéraux.
La position de la France est claire : les 72 critères doivent être remplis pour la libéralisation des visas. Dans son dernier rapport, la Commission a soulevé sept critères non satisfaits, dont deux techniques, dont les passeports biométriques, et cinq de fond, dont le respect des droits fondamentaux.
Je crois savoir que la Turquie a tout récemment (le 02 mai) ratifié la convention sur la lutte contre la traite des êtres humains, et signé en 1992 les protocoles additionnels nos 4 et 7 de la Convention européenne des droits de l'homme qui doivent encore être ratifiés. Nous nous efforçons de pousser la Commission à se montrer précise sur la question des droits fondamentaux. La liberté de la presse, la loi antiterroriste et la question de la protection des données sont intimement liées. Nous sommes attachés au respect de l'ensemble des critères.
La corruption est un problème systémique et, en effet, elle ne se résorbera pas à court terme. Nous avons besoin d'instruments forts à cet égard.
M. Bertrand Buchwalter. - Les droits fondamentaux constituent un bloc de neuf critères dont la majorité est satisfaite. Nous attendons une révision de la législation antiterroriste en conformité avec la jurisprudence de la CEDH, dans le respect de la liberté d'expression et d'association.
La Commission européenne ne fait pas bon marché des cinq critères qui restent à remplir. Le Président s'est exprimé clairement sur ce point lors du dernier conseil européen, au lendemain de la descente de police dans les locaux du journal Zaman. Notre représentation diplomatique assiste au procès et nous avons fait entendre notre voix face aux intimidations contre les universitaires, les journalistes et les avocats.
M. Christophe Léonzi. - Les flux en Méditerranée centrale n'ont pas augmenté de manière significative. On dénombre 150 000 passages sur l'année 2015 et 25 000 pour les premiers mois de 2016. Pour l'instant, nous n'avons pas de stratégie efficace pour endiguer ces flux. Des hot spots ont été mis en place en Italie ; il y a aussi des points de contrôle à la frontière franco-italienne - la coopération, encadrée par les accords de Chambéry, se déroule bien - et à la frontière italo-autrichienne où les relations sont plus difficiles. Mais il n'y a pas eu de report massif vers cette route.
Nous ne négligerons aucun des 72 critères pour la libéralisation des visas. La Turquie ne bénéficiera d'aucun passe-droit : une clause transversale prévoit une suspension de l'accord d'exemption en cas de pression asymétrique
Nous restons vigilants à l'égard des négociations d'adhésion, mais il ne s'agit pas de les bloquer. Les avancées sont limitées en raison de la faiblesse des progrès réalisés par la Turquie sur le fond. Seuls deux chapitres ont été ouverts au cours des cinq dernières années. Le fil rouge de la position européenne est la priorité donnée, dans la procédure d'élargissement, à l'indépendance des pouvoirs, à l'état de droit et aux libertés fondamentales.
En Grèce, la situation globale reste tendue bien que l'accord ait donné de l'air aux autorités. Grâce à l'aide financière européenne, des moyens supplémentaires vont arriver.
Mme Florence Lévy. - La mise en oeuvre de l'accord a en effet soulagé la Grèce. On compte 8 000 réfugiés dans les îles et 54 000 sur l'ensemble du territoire. La solidarité européenne se mobilise. L'organisation des hot spots monte en puissance : les autorités grecques, d'abord hésitantes à reconsidérer leur approche de l'asile, ont finalement mené à bien ce changement. Cinq des six hot spots prévus sont pleinement opérationnels, 26 000 places d'hébergement supplémentaires seront mises à disposition par les autorités grecques dans les prochaines semaines.
À Idomeni circulent de fausses rumeurs faisant état d'une prochaine réouverture de la frontière avec la frontière de l'ancienne république de Macédoine. C'est pourquoi les 10 000 à 12 000 réfugiés qui y sont installés ne souhaitent pas quitter le camp, et les autorités ont des difficultés à les faire entrer dans le processus d'enregistrement et de sécurisation. Parallèlement, une expertise européenne de traitement des demandes d'asile se déploie grâce au Bureau européen d'appui en matière d'asile.
Les autorités grecques espèrent mettre en place avant juin un processus accéléré d'enregistrement pour désengorger les îles et assurer un hébergement dans des conditions plus dignes. En plus du soutien de l'Union européenne qui a d'ores et déjà débloqué 300 millions d'euros, le HCR a lancé, avec le PNUD, et l'OIM le 25 janvier 2016, un plan régional conjoint pour les migrants et les réfugiés en Europe d'un montant initial de 550 millions de dollars. Ce plan vise à financer les opérations d'assistance et de protection des arrivants (y compris identification des personnes, enregistrement, hébergement,...) et à renforcer les capacités de réponse des pays concernés (Turquie, Grèce, Macédoine, Serbie, Croatie et la Slovénie) pour l'amélioration des conditions sanitaires, d'hébergement, de scolarisation temporaire et de vaccination. Après une mise en place assez lente, la mobilisation atteint son rythme de croisière.
Nous le rappelons sans cesse : le soutien à la Grèce est une priorité. Nous appelons également nos partenaires européens à monter en puissance dans leurs prévisions d'accueil et de réinstallation. La France a d'ores et déjà engagé cet effort. Les équipes de l'Ofpra et des services concernés tournent à plein régime grâce à un système de rotation des agents pour la conduite des entretiens, des screenings (opérations de contrôle) sécuritaires et la préparation des dossiers sollicités par les autorités grecques.
Sur la question des enfants isolés, nous constatons une prise de conscience des États membres. La Finlande, en pointe sur le sujet, accueille le gros du contingent d'enfants mineurs non accompagnés.
M. Christophe Léonzi. - Les autorités grecques expriment une véritable reconnaissance. Il faut reconnaitre la célérité remarquable dont la Commission européenne a fait preuve dans la mobilisation des moyens en faveur d'Athènes.
La France a joué un rôle important au début de la crise migratoire pour éviter que l'on ne perde de vue les intérêts stratégiques de l'Union. Nous avons aussi veillé à ce que le processus de paix chypriote ne soit pas bousculé par ces événements.
M. Bertrand Buchwalter. - Éviter l'isolement d'un État membre est une préoccupation constante du Président Hollande et du président du Conseil européen, Donald Tusk. Plusieurs critères de la feuille de route concernent Chypre. La Turquie a d'ores et déjà levé l'obligation de visa pour les citoyens chypriotes.
M. Didier Marie. - Tout en soulignant que cela ne valait pas reconnaissance de la République de Chypre...
M. Christophe Léonzi. -Le prochain congrès de l'AKP, le 22 mai, débouchera probablement sur un changement de Premier ministre. Nous resterons attentifs à la réalisation effective des réformes annoncées, que le gouvernement change ou non.
M. Jacques Legendre, président. - Merci. Nous serons peut-être amenés à vous solliciter pour un nouveau point en septembre.
La réunion est levée à 17 h 45.