Jeudi 7 avril 2016
- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -Audition, sur le thème du numérique, de Philippe Lemoine, président du Forum d'action modernités
M. Roger Karoutchi, président. - Mes chers collègues, je suis très heureux d'accueillir, en votre nom, Philippe Lemoine, président du Forum d'action modernités, président de la fondation Internet nouvelle génération, auteur d'un rapport remis au Gouvernement à la fin de 2014 et joliment intitulé La nouvelle grammaire du succès : La transformation numérique de l'économie française.
La délégation en a eu confirmation lors des auditions qu'elle a organisées, la révolution numérique est un sujet qui traverse véritablement l'ensemble des secteurs d'activités et suscite, chez les uns, un réel enthousiasme, chez les autres, de sérieuses craintes, notamment sur la pérennité d'un certain nombre d'emplois. Monsieur Lemoine, la lecture de votre rapport et des cent quatre-vingts propositions qu'il contient rend plutôt optimiste. Vous considérez, finalement, que la transformation numérique présente plus d'opportunités qu'elle ne comporte de risques.
Nous allons donc écouter vos propos avec grand intérêt. Si vous en êtes d'accord, je vais vous céder la parole pour une vingtaine de minutes afin de laisser le temps nécessaire au débat et aux échanges, auxquels pourront participer les dix auditeurs de la première promotion de l'Institut du Sénat, présents parmi nous ce matin et que je salue.
Je précise, enfin, que cette audition fait l'objet d'une captation audiovisuelle retransmise sur le site du Sénat.
Monsieur Lemoine, vous avez la parole.
M. Philippe Lemoine, président du Forum d'action modernités. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, mesdames, messieurs, lorsque cette mission m'a été confiée en 2014, j'avais retenu quatre partis pris.
Premièrement, puisque ce rapport devait notamment évoquer l'intelligence collective, il convenait surtout d'éviter ce réflexe ridicule qui consiste à travailler en cercle restreint, en chambre, pour, au contraire, privilégier une réflexion ouverte. J'ai donc développé une méthodologie permettant d'associer un grand nombre de personnes, de favoriser la co-construction, de travailler efficacement, même à plus de cinquante. Ce sont ainsi près de cinq cents personnes qui ont été associées à l'élaboration de ce rapport.
Deuxièmement, il me semblait important d'être orienté vers l'action en formulant des propositions en direction non pas uniquement du gouvernement, mais aussi de l'ensemble des acteurs économiques et de la société. Ont été mis en place des outils spécifiques pour recueillir l'avis du plus grand nombre, ce qui a abouti à formuler cent quatre-vingts propositions.
Je reprends volontiers à mon compte le slogan de BlaBlaCar, qui l'affiche sur ses murs et que j'ai découvert lors de l'une des journées consacrées à la co-construction : « Done is better than perfect. » Autrement dit : « Ce qui est fait vaut mieux que de chercher la perfection. » Choquant ? Peut-être. Mais totalement justifié si l'on croit à cette notion d'intelligence collective. Vouloir aller vite pour sortir rapidement sur le marché la première version d'un produit, la fameuse « V1 », c'est faire preuve d'humilité, montrer qu'on est à l'écoute des réactions des uns et des autres pour voir comment l'améliorer.
Troisièmement, je tenais à faire souffler un vent d'optimisme. L'avenir numérique ne sera ni unique ni uniforme, il sera pensé de manière forcément différente aux États-Unis, en Chine, en Europe. En revanche, il y a une « grammaire » à respecter, pour objectiver les éléments qui fonctionnent et ceux qui ne fonctionnent pas. D'où le titre de mon rapport.
Quatrièmement, enfin, je souhaitais réunir, ce que l'on a tellement de mal à faire en Europe et en France, les deux bouts d'une même chaîne : le principe de réalité, d'un côté, le principe d'audace, d'utopie, de l'autre. L'un des points forts de cette « grammaire », c'est qu'elle rend cela possible.
Tous les grands innovateurs de la Silicon Valley, à l'image des pionniers des révolutions industrielles successives, sont portés par une vision transformatrice du monde couplée à une capacité d'agréger différents systèmes, avec l'idée de renverser la table. Elon Musk a fait fortune en créant Paypal. Ne connaissant rien au monde de la voiture, il s'est fixé comme objectif d'attaquer ce marché en produisant la meilleure automobile au monde, la Tesla. Puis il a lancé un autre projet, SpaceX, qui se veut le concurrent d'Ariane dans le domaine des lanceurs de satellites. Des tempéraments de ce type, on n'en a quasiment pas en Europe, en France, en tout cas pas assez, ni au niveau public ni au niveau privé. Il faut se persuader qu'il est possible de respecter le réel tout en ayant la tête dans les nuages et l'envie de créer.
Fruit d'un travail de près d'une année, mon rapport a abouti à trois grandes conclusions.
Première conclusion, c'est de dire, de façon presque tautologique : oui, il y a bien une transformation numérique de l'économie et de la société.
J'ai commencé ma carrière professionnelle en étant, en même temps, chercheur en informatique et assistant d'Edgar Morin. On peut faire remonter l'aventure des technologies de l'information à la publication, en 1936, d'un article d'Alan Turing On Computable Numbers, dans lequel il énonce le concept de machine universelle. J'ai l'impression que, depuis lors, on n'a jamais cessé de parler de bouleversement, de mutation, de révolution, de chambardement, au point de s'interroger : mais qu'y a-t-il de neuf ?
Aujourd'hui, on recense trois vraies nouveautés.
Tout d'abord, une transversalité totale. Voilà encore quelques années, des secteurs comme l'agriculture ou le bâtiment pouvaient ne pas se sentir concernés par les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC). Tel n'est plus le cas, tous les secteurs, absolument tous, le sont. D'où d'immenses enjeux, notamment en termes d'emploi, de mobilité et de formation professionnelles. Des études américaines ou européennes, à quelques nuances près, l'ont montré : dans les quinze ans à venir, un emploi sur deux va disparaître ou être profondément transformé, avec le risque supplémentaire que les emplois créés ne soient pas de même nature que ceux qui seront détruits.
La deuxième nouveauté réside dans le jeu des acteurs. L'éclosion, en français, du mot « numérique » - « digital » en anglais - vient de l'électronique grand public et veut bien dire ce qu'il veut dire : un acteur nouveau est entré dans la danse et c'est lui qui mène la course ; et cet acteur, c'est vous, c'est moi, ce sont les personnes physiques, pas les institutions ni les entreprises. Le temps est révolu où, par étapes, en cascade, les grandes institutions, puis les grandes entreprises, puis les moyennes, puis les petites s'emparaient des NTIC.
Le renversement date de la fin des années 2000, quand Apple a sorti son propre smartphone et développé la tablette. Je ne dis pas que le numérique se réduit à cette optique nouvelle, mais le fait est que les personnes s'équipent étonnamment vite, sans retenue, et en masse : entre 2008 et aujourd'hui, elles sont à peu près deux milliards qui, non contentes de s'être équipées, inventent des usages. Ce n'est pas M. Airbnb qui a inventé la location ou l'échange d'appartements entre particuliers. Ce n'est pas M. Uber qui a inventé le covoiturage. Ce ne sont pas des entreprises qui ont inventé de nouvelles façons de s'informer, de communiquer, de faire du troc, d'envisager de nouveaux modes de propriété. Ce sont les personnes qui innovent, et, mondialement, les entreprises ne font que cavaler derrière elles pour capter l'air du temps, en faire des modèles d'affaires et se transformer.
Troisième grande nouveauté : pour les entreprises, les enjeux à maîtriser sont de plus en plus compliqués. Aux enjeux d'avant-hier, l'automatisation et la productivité, et d'hier, la dématérialisation et les réseaux, s'ajoutent ceux d'aujourd'hui, la transformation complète des chaînes d'intermédiation et de désintermédiation, avec un nouveau rôle dévolu aux personnes et un nouveau facteur de richesse, les données, qui ne sont, ni l'un ni l'autre, des sujets faciles à manier. Les entreprises sont contraintes de devoir innover pour maîtriser tout cela à la fois.
Dans la concurrence actuelle, seules quelques grandes entreprises se montrent parfaitement à l'aise dans ce nouveau travail d'interaction avec les personnes et d'exploitation des données. Ce sont notamment les fameux GAFA, les quatre grandes firmes qui dominent le marché du numérique : Google, Apple, Facebook, Amazon. Elles pèsent à elles quatre fois plus que le CAC40 français. Pour que les marchés financiers leur attribuent de telles valeurs, c'est qu'ils attendent certains types de revenus, des transferts de valeur d'un secteur à un autre, avec le risque mondialement perçu de la « sur-traitance ». Dans de nombreux secteurs, y compris l'hôtellerie, l'énergie, les transports, les entreprises existantes vivent avec la menace de voir s'intercaler entre elles et le marché final des agrégateurs de services offrant des services fluides, attractifs, s'appuyant sur les acteurs existants pour ce qui est de la fourniture du service mais aux conditions de prix et de marge qu'ils définissent eux-mêmes. D'où un transfert de marge massif. Voilà ce qui fonde la valeur de ces entreprises.
Pour les entreprises françaises, l'ampleur d'un pareil « détournement » de profits est estimée à une soixantaine de milliards d'euros. C'est une vraie inquiétude par rapport à un phénomène mondial. Nos entreprises ont intérêt à se mettre rapidement dans le coup si elles ne veulent pas se faire tondre la laine sur le dos.
La deuxième grande conclusion de mon travail a été de dire qu'il y a tout de même, pour la France, plus d'opportunités que de risques. J'ai été très content de pouvoir le dire, et je n'ai pas eu à forcer le trait. Je n'aurais pas aimé faire l'un de ces rapports, que je trouve à la fois sinistres et lamentables, affirmant, presque par réflexe, que la France est bien mal partie ou, pire, qu'elle va dans le mur.
En réalité, le paysage est assez nuancé. L'atout majeur dans la transformation numérique réside dans le comportement des personnes et leur rapidité à s'emparer des nouveaux outils. Comparativement à leurs homologues européens, les Françaises et les Français sont plutôt bien placés. Sur une demi-douzaine d'indicateurs, ils font 20 % à 30 % de mieux que la moyenne européenne. Tant mieux, il faut continuer. C'est dire l'extrême importance de sujets comme la formation.
J'ai été l'un des pères de la loi Informatique et libertés, qui a permis à la France d'avoir confiance dans le système. Il faut poursuivre en ce sens car les thèmes qui émergent sont innombrables : l'internet anonyme, les blockchains en matière bancaire, etc. Dans tous ces secteurs, la France a beaucoup d'atouts et de légitimité. Allons-y à fond !
Du côté des entreprises, le paysage est nettement plus nuancé. Pour vous donner une idée, en 2014, on estimait que six Français sur dix, de tous âges, avaient au moins acheté une fois sur Internet, mais que seules 11 % des entreprises françaises avaient vendu au moins une fois sur la toile. Mondialement, les personnes courent plus vite que les institutions et les entreprises, et l'écart est particulièrement flagrant dans notre pays.
Sommes-nous en train de le combler ? À cet égard, la vitalité du marché publicitaire en ligne est un indicateur important. En France, c'est le segment de marché le plus dynamique de la publicité et il croît, depuis deux ans, au rythme annuel de 3 %. Or, en Angleterre, alors qu'il y est déjà trois à quatre fois plus développé, sa croissance est de 14 % par an. Deux raisons différentes peuvent être avancées pour expliquer notre retard.
D'une part, nos PME sont mal équipées, donc tout ce qui peut être imaginé pour faciliter et encourager leur équipement est le bienvenu. Celles qui le sont déjà font preuve d'une grande agilité et de beaucoup de souplesse. Nous avons ainsi une excellente génération de start-up. La France a une histoire heurtée, sur tous les plans, politique, artistique, etc. Les grandes entreprises françaises aussi. Elles sont nées par grappes successives : lors du Second Empire, en 1880, dans les années vingt ; la dernière grappe est apparue dans les années soixante, avec le Club Med, Carrefour, la Fnac, qui ont tiré la croissance française et sont devenus des leaders mondiaux. La génération actuelle des start-up est-elle capable de faire surgir une vague nouvelle et de tirer, à son tour, la croissance française ? Je le pense.
D'autre part, il faut bien avoir à l'esprit la grande masse d'entreprises qui se créent chaque année en France : entre 300 000 et 500 000, selon que l'on compte les auto-entrepreneurs ou pas, ce qui est énorme pour un pays où 800 000 bébés naissent par an. Pourtant, nombre d'entre elles meurent et ne se développent jamais parce qu'elles ne sont pas vécues comme innovantes. Une statistique est particulièrement préoccupante : pendant longtemps, à la question « Ce que vous faites est-il innovant ? », les créateurs d'entreprise répondaient par la négative.
La nouveauté, c'est que l'on voit apparaître des entrepreneurs hybrides, même dans des métiers « modestes » de vente de biens, de prestation de services à la personne, qui, grâce au numérique, affichent une capacité de croissance réelle car, du coup, ils intéressent beaucoup plus de monde que leur zone de chalandise traditionnelle. L'ascenseur économique peut se remettre en marche avec de telles initiatives et voir se renouveler les grandes entreprises.
Pour accompagner les petites entreprises émerge une génération de services business to business de très grande qualité en matière juridique et comptable : certains sites extrêmement bien conçus donnent accès à toutes sortes de lettres et contrats types, offrent un accompagnement dans le domaine du contrôle de gestion. Je citerai l'exemple d'une petite entreprise de prestation de services comptables absolument étonnante : Small Business Act. Déjà, pour s'appeler ainsi, il faut vraiment avoir du culot ! Elle récupère non seulement les factures scannées mais capte également, directement auprès des banques, les flux de trésorerie de la TPE concernée. Elle les analyse en temps réel et peut donc, en cas d'écart important constaté, alerter le dirigeant via son smartphone. S'il s'agit, par exemple, d'un oubli de facturation, il suffit à ce dernier de prendre la photo de la facture et de l'envoyer pour traitement à Small Business Act. Voilà une façon très nouvelle de travailler entre le comptable et l'entreprise et qui peut s'appliquer à nombre de secteurs d'activité.
Les moins bonnes nouvelles se concentrent sur ce qui a pourtant été le moteur et le modèle de la croissance française : l'État, les grandes administrations et les très grandes entreprises. C'est là qu'il y a le plus de difficultés et, donc, d'inquiétudes. Pourtant, les grandes entreprises ont su absorber, au cours du temps, bien des changements et des évolutions, avec une moyenne d'âge de leur personnel assez élevée. Mais lorsqu'il s'agit de s'adapter à un nouvel environnement, de s'inspirer autrement, de travailler à plusieurs, l'âge a une influence énorme
Pour Mark Zuckerberg, qui a fêté ses trente ans en 2014, et ses collaborateurs de Facebook, ce n'est pas très dur de comprendre la société en mouvement. Pour l'industrie automobile française, secteur qui, à une certaine époque, s'inquiétait du vieillissement de ses salariés sur les chaînes de production, aujourd'hui, le vrai sujet, c'est le vieillissement des clients. L'âge moyen de l'acheteur d'une voiture neuve en France est de cinquante-deux ans. Pour un jeune salarié qui travaille au service marketing d'un constructeur automobile, il est bien difficile d'être en phase avec pareille évolution du marché.
L'effort d'adaptation et d'organisation à faire est énorme. Nombreuses sont les grandes entreprises qui commencent à mettre en oeuvre des programmes de transformation numérique, pour investir dans les start-up, s'ouvrir à des designers extérieurs, pour lancer ce que l'on appelle des « hackatons ». Le chemin sera d'autant plus long qu'il croise un enjeu culturel extrêmement lourd : tout, dans ces grandes organisations, y compris l'innovation, est vu comme un sujet qui doit remonter jusqu'au sommet pour être maîtrisé. Or, aujourd'hui, le succès repose sur une culture du lâcher prise, avec des équipes très décentralisées au contact direct de l'extérieur, des besoins finaux, d'écosystèmes « nourriciers » qui viennent les remplir.
J'ai voulu donner de nombreux exemples dans mon rapport mais pas toujours en référence aux GAFA. L'un d'entre eux en est presque pathétique parce qu'il concerne deux conglomérats industriels, Alstom et General Electric. Dans le cadre d'un des groupes de travail que j'avais montés, deux jeunes ingénieurs du premier ont expliqué ce qui avait le plus changé depuis l'arrivée du second comme principal actionnaire : il était désormais demandé de calculer la valeur ajoutée additionnelle que le numérique était censé apporter aux différentes productions ; cela n'avait jamais été le cas auparavant.
Autre exemple, par l'image cette fois. Essayez-vous à lancer, en parallèle sur deux ordinateurs, les applications Google Maps et ViaMichelin pour vous rendre, par exemple, de Brest à Perpignan ; le résultat que vous obtiendrez est éloquent. Il est même révélateur de la stratégie de Michelin et de ses dysfonctionnements internes, et je dis cela sans animosité aucune. Le numérique y a été perçu comme un support de communication. Des problèmes n'ont sans doute pas été gérés, notamment d'ego, car comment expliquer autrement le travail de ceux qui s'occupent de cartographie chez Michelin, sinon qu'ils ont visiblement besoin de prouver, voire de sur-prouver, leur légitimité ? Certes, ViaMichelin regorge d'informations sur la beauté des paysages, les restaurants, les bonnes haltes, mais, contrairement à Google Maps, l'affichage de la carte prend un temps fou. C'est désolant dès lors que le premier service que vous attendez en l'occurrence, c'est la rapidité de calcul et d'affichage de l'itinéraire demandé.
Nos entreprises n'ont pas encore complètement acquis le réflexe de se mettre dans la peau de l'utilisateur final, de raisonner en fonction de son ergonomie mentale. Quant à nos administrations, n'en parlons pas, tant y règne la segmentation : l'usager a, face à lui, autant de sites internet qu'il y a de services publics, voire plus. Il est temps d'inverser la donne, de se mettre réellement à la place de l'usager pour lui offrir le meilleur service possible. Les propositions en la matière sont forcément des propositions de relais, de pilotage, pour promouvoir des actions décentralisées en insistant sur la formation et l'expérimentation.
À cet égard, j'ai formulé quatre séries de propositions.
Il s'agit, tout d'abord, de muscler la gouvernance du numérique en France. Tout devrait partir, à mon avis, d'une impulsion interministérielle. La bonne façon de faire existe en Allemagne : plusieurs ministères s'occupent de ces questions de numérique et organisent conjointement un rendez-vous annuel réunissant les différents acteurs - entreprises, partenaires sociaux,... -, au cours duquel on fait le point de ce qui a été fait dans le domaine des NTIC et on se fixe de nouveaux objectifs, tout cela étant rendu public.
Il s'agit, ensuite, d'adresser un message fortement européen. « Où va l'Europe ? », se demande-t-on souvent. Justement, elle devrait aller sur ce terrain-là, tant il y a de dossiers à faire avancer en matière, notamment, d'infrastructures, de droits d'auteur, de droit de la protection. Je compte beaucoup sur le rapprochement entre l'Allemagne et la France.
S'il est un sujet d'une importance capitale sur le plan européen, c'est celui des données. Dans le domaine de l'observation de la Terre par satellite, l'Europe a lancé un projet prometteur, Copernic, qui va fournir, chaque année, 4,5 fois le volume de données produit depuis la création du Centre national d'études spatiales. C'est colossal et d'une importance économique majeure. Pourtant, personne ne s'en préoccupe. Le Cnes, l'une des plus prestigieuses institutions françaises, est obsédé par l'avenir d'Ariane et de ses lanceurs. On a laissé l'Europe se dépatouiller avec ce sujet, sur lequel elle s'en tient à une philosophie vaguement open data, à l'idée que les pays participant au projet ont un droit d'accès à toutes les données. Résultat : le Royaume-Uni, qui n'a jamais participé à l'aventure spatiale européenne, adhère à Copernic et s'accorde avec Google pour lui fournir les données d'observation de la Terre européenne en échange d'une aide à la création d'un village de start-up anglaises spécialisées dans ce domaine. J'ai milité pour que cela ne soit pas rendu possible, car l'Europe spatiale n'a plus de sens sans une Europe des données du spatial. Voilà un sujet, parmi tant d'autres, sur lequel l'Europe a une vraie responsabilité.
Pour que les acteurs du numérique se mettent véritablement en action, il faut fixer un objectif. Cet objectif pourrait être l'organisation d'une exposition universelle, dont la France a été le grand pays, mais avec un nouveau concept : la première exposition numérique universelle. Une exposition qui soit en partie réelle, physique, et en partie sur internet, qui s'organise à l'échelle européenne, une exposition qui soit l'occasion de mobiliser les forces, de se représenter le futur, de s'y projeter. Pour le moment, mon idée n'a pas eu trop d'écho. Mais je persévère !
M. Roger Karoutchi, président. - Monsieur Lemoine, je tiens à saluer votre optimiste et votre volontarisme. Ce n'est pas si courant. Moi qui ne suis pas, c'est le moins que l'on puisse dire, un spécialiste passionné des problèmes du numérique, je suis prêt à soutenir ce projet d'exposition universelle numérique.
M. Yves Rome. - Monsieur Lemoine, je vous remercie pour votre analyse et le message que portez sur un sujet qui, de mon point de vue, est insuffisamment partagé par l'ensemble des institutions et décideurs, y compris ceux qui élaborent la loi. On constate en effet une sorte d'opposition entre eux et les individus. Les seconds vont beaucoup plus vite quand les premiers se retrouvent à la remorque. Ces bouleversements de la société, il ne faut pas en avoir peur. On ne s'en empare pas assez, et c'est un tort car d'autres le font : ce sont les fameux GAFA, avec les risques majeurs qu'ils représentent si les États-nations et, surtout, les institutions européennes n'interviennent pas.
En la matière, l'Europe agit peu, voire n'agit pas du tout. Or, la bonne maille d'action, c'est a minima l'Europe, pour contrarier non plus internet mais ce que l'on appelle aujourd'hui le numérique, concentré dans quatre ou cinq grandes entreprises dont la puissance financière, vous l'avez rappelé, dépasse très largement celle des nations. Nous avons donc intérêt à ce que l'Europe agisse beaucoup plus rapidement. C'est ce sur quoi devraient porter massivement nos efforts.
Puisque vous avez fait souffler un vent d'optimisme sur la société française en soulignant notamment la capacité des individus à co-agir, je souhaite que vous nous donniez votre avis sur l'Estonie, pays auquel s'est particulièrement intéressé le groupe sénatorial d'études Communications électroniques et Poste, dont j'assure la présidence avec Bruno Sido. L'Estonie est certainement l'État le plus numérisé au monde, et ce dans tous les domaines, avec des gains de productivité et de qualité de vie tout à fait significatifs.
Force est malheureusement de constater qu'en France, la République numérique, pour reprendre le titre du projet de loi actuellement en discussion au Parlement, reste à construire, en tout cas au niveau de ses administrations. Notre société est notoirement peu numérisée et nous devrions commencer par engager une évaluation de la réalité de la numérisation de nos services publics, au niveau tant de l'État que des collectivités territoriales, pour ensuite accélérer le mouvement. L'exemple de l'Allemagne que vous avez cité est particulièrement parlant.
Je terminerai en évoquant ce que je crois être une faille pour l'économie française, à savoir l'insuffisante numérisation des TPE et des PME, comparativement à l'Allemagne et au Royaume-Uni. J'aimerais connaître votre opinion sur les actions à promouvoir en ce domaine.
M. Jean-Pierre Sueur. - Après avoir entendu vos propos forts intéressants, monsieur Lemoine, une question me taraude. Depuis que l'humanité existe, elle a finalement les mêmes préoccupations : se nourrir, construire, se protéger, aimer, réaliser ses projets, ses rêves. Tout cela, je le vis très bien, avec des papiers, des stylos, des paroles.
Mme Annie David. - Moi aussi !
M. Jean-Pierre Sueur. - Le numérique n'est-il pas, d'une certaine façon, une autre formulation du réel ou en change-t-il l'essence même ? Avant l'imprimerie, il y avait les manuscrits. On n'a pas dit de choses tellement différentes après. Dans Notre-Dame-de-Paris, Victor Hugo a écrit : « Ceci tuera cela. » Ceci n'a pas tué cela. Le fait de parler tellement et tout le temps du numérique ne lui donne-t-il pas parfois trop d'importance ?
J'ai une question subsidiaire, un tantinet provocatrice. Si exposition numérique universelle il devait y avoir, chacun pourrait y participer de manière virtuelle, en restant chez soi. Mais, alors, où pourrais-je trouver un cornet de frites ? Voilà un vrai sujet ! C'est magnifique de pouvoir engager une conversation par l'entremise d'internet à des tas d'inconnus. Ça l'est beaucoup moins quand on passe six heures par jour devant son écran et que l'on ignore sa voisine d'à côté qui va très mal et à qui l'on n'adresse jamais la parole.
Pourquoi ne pas imaginer un Parlement numérique ? Plus de papier, tous les amendements défileront sur l'écran, comme en Estonie. Soit. Mais, à un moment, quelqu'un dira que ce n'est même pas la peine de venir. Dès lors, aucun débat ne sera plus possible faute d'un vrai rapport au réel.
Mme Annie David. - Comme Jean-Pierre Sueur, je m'interroge beaucoup. La révolution numérique bouleverse notre société, nos habitudes. Vous avez dit, monsieur Lemoine, que l'on devait passer à la culture du lâcher prise. En France, c'est vrai, on a la culture du bien faire. En même temps, vous rappelez que l'utopie reste une idée moderne : avoir les pieds ancrés sur terre et la tête dans les nuages. Tout cela est déroutant.
Je suis favorable au développement du numérique, à condition qu'il profite à tous, sur l'ensemble du territoire, et au-delà aussi, bien sûr. Pourtant, la fracture numérique est une réalité dans notre pays. Elle est d'abord géographique, car il y a encore, malheureusement, des zones blanches privées du haut débit. Elle est aussi sociale : tout le monde ne peut pas se payer un smartphone, une tablette, un abonnement au haut débit.
La vraie modernité, pour moi, serait que tout le monde puisse profiter de la révolution numérique, qu'elle soit solidaire. Comment faire quand, sur le plan budgétaire, l'heure est plutôt aux restrictions ?
Dans le monde du travail, autre domaine qui me préoccupe beaucoup, un emploi sur deux, vous l'avez dit, va disparaître ou se transformer. Comment faire, là aussi, pour accompagner les salariés concernés ? Nous touchons là, notamment, à la question de la formation. Le secteur du numérique offre des rentabilités importantes. Quelles actions des différents opérateurs pourraient être envisagées ?
En bref, le numérique doit pouvoir être mis à la disposition de toutes et de tous, quelle que soit leur situation géographique et sociale. J'ai la désagréable impression qu'est en train de se construire une société coupée en deux, que seule une partie profitera de tous les progrès que vous avez évoqués et qui, c'est vrai, font envie. Comment faire pour qu'une partie de nos concitoyens ne reste pas sur le bord du chemin ?
M. Philippe Lemoine. - Sur la formation, je voudrais souligner à quel point on perçoit les limites du système actuel. Vous le rappeliez, monsieur Sueur, on parle beaucoup du numérique sous le signe d'un « merveilleux technologique ». Mais lorsqu'il s'agit d'agir, notamment dans les lieux où se décident les orientations à mener dans le domaine de la formation, on n'en parle pas du tout. On est en arrière de la main dans la connaissance réelle des enjeux sociaux, culturels, anthropologiques. On est très en retard par rapport à l'ampleur des bouleversements à venir en termes d'emplois, de qualifications professionnelles. Il reste des mécanismes à inventer, à instaurer, pour flécher prioritairement les efforts de la formation professionnelle et de la formation permanente sur ce type de questions. Il faut passer du discours et des orientations à l'action.
Sur la fracture numérique, le Conseil national du numérique a publié un rapport intéressant qui montre que le problème, notamment chez les jeunes, tient moins à l'équipement qu'à l'usage. Si l'accès à internet chez les adolescents d'une quinzaine d'années se révèle à peu près homogène, le Credoc a livré des statistiques terribles : plus un enfant issu d'un milieu social et culturel défavorisé passe de temps sur internet, moins bons sont ses résultats scolaires, parce qu'il ne fait que du tchat ou du jeu en ligne ; en revanche, plus un enfant issu d'un milieu social et culturel favorisé passe de temps sur internet, meilleurs sont ses résultats scolaires, parce que son entourage l'incite à utiliser internet pour progresser.
L'entourage familial a une importance énorme. Au-delà de la formation professionnelle et continue, il faudrait s'intéresser à la formation des jeunes, voire des tout-petits. C'est un débat qui n'existe pratiquement pas en France. Au regard des nouveaux enjeux, on assiste à une certaine déresponsabilisation de la part des parents. Aux États-Unis, vous trouverez dans les librairies des rangées entières de livres consacrés au bon usage des outils numériques et destinés aux parents de très jeunes enfants. C'est le sujet numéro un de préoccupation aux États-Unis. Nous en revenons à la nécessité de l'orientation vers l'action.
Par ailleurs, je serais bien présomptueux de vous répondre de façon définitive, monsieur Sueur, sur la portée anthropologique de la révolution numérique. Je ne me risquerais pas, avec les quelques connaissances que j'ai, à aborder tout ce qui s'est passé avec l'imprimerie, le lien avec la Réforme, avec l'invention du théâtre, de la commedia dell'arte, et du travail de la mémoire dans le théâtre italien.
Que vous le vouliez ou non, il y a un problème intergénérationnel. Toute une partie de la jeunesse ne peut trouver à s'insérer dans la société qu'en maîtrisant à fond le numérique. C'est sa seule porte d'accès.
M. Jean-Pierre Sueur. - Le numérique est-il une autre culture ou un autre véhicule de la culture ? En quoi l'outil transformerait-il le contenu ?
M. Philippe Lemoine. - Dans la période actuelle, celles et ceux qui utilisent massivement les outils numériques et continuent de s'équiper sont loin de constituer une petite élite. Cela remet en cause nombre de certitudes figées depuis des décennies.
Pour schématiser, les technologies de l'information et de la communication ont progressé par phases de vingt-quatre ans. Premier cycle : de 1936, année de publication de l'article d'Alan Turing qui pose les principes théoriques de ce qu'est un automate, jusqu'en 1960 ; cycle au cours duquel l'ordinateur est inventé et trouve un marché, celui de l'entreprise. Deuxième cycle : de 1960, sortie de la série des gros ordinateurs IBM 360, jusqu'en 1984, lancement du Macintosh par Apple ; c'est le cycle de l'informatique de gestion. Troisième cycle : de 1984 à 2008 ; c'est le cycle d'internet, de la transformation des grands systèmes en matière de santé, d'éducation, de transports, etc.
Chacune de ces étapes soulève son lot de questionnements et d'enjeux.
Le premier cycle est marqué par une révolution scientifique et le règne de l'intelligence artificielle. Le débat s'oriente autour de la cybernétique et de la conception de l'homme, avec des penseurs formidables comme Norbert Wiener, connu pour ses positions humanistes. Aujourd'hui, malgré les prouesses récentes de la machine au jeu de go et contrairement à ce que certains affirment, l'issue du match entre l'intelligence des machines et l'intelligence humaine n'est pas définitivement scellée : on assiste à une sorte de recombinaison des rapports entre intelligence artificielle et intelligence collective.
D'aucuns s'efforcent de faire apparaître le transhumanisme comme un enjeu culturel majeur, avec cette idée que, nécessairement, l'homme sera battu à plate couture par l'intelligence des machines et qu'il n'aura pas d'autres possibilités, pour augmenter ses capacités, que de doper son intelligence humaine grâce à des ajouts électroniques. Je ne crois absolument pas à cette vision des choses.
M. Jean-Pierre Sueur. - J'espère.
M. Philippe Lemoine. - C'est pourtant celle qui est en train de devenir le marqueur d'un certain élitisme de la pensée. De mon point de vue, il faut absolument la rejeter. Quand j'étais chercheur en informatique, j'ai côtoyé un formidable mathématicien, Marcel-Paul Schützenberger, venu aux mathématiques à cinquante ans après toute une vie de psychiatre et d'intellectuel politique. À l'origine, avec Noam Chomsky, de « super-théorèmes », il s'est notamment intéressé à la théorie des automates finis, dont le but était de démontrer qu'il existait un biais de départ en matière d'intelligence artificielle rendant impossible l'exécution, par les machines, d'un certain nombre de tâches, par exemple la traduction d'une langue dans une autre. C'est vrai, en théorie. J'ai moi-même passé des années de ma vie à essayer de le démontrer. Il n'empêche, malheureusement, qu'en pratique on arrive à fabriquer des traducteurs automatiques.
L'Estonie, quant à elle, est un modèle absolument étonnant, preuve qu'on peut aller très loin, même si, assez rapidement, on risque de buter sur les enjeux sensibles de liberté et d'identité numérique.
À l'évidence, dans un pays grand comme la France, il faut, dans la manière de concevoir les choses, associer la puissance publique et la faire travailler en écosystème. Le « patron » de l'informatique publique, Henri Verdier, met en avant, non sans raison, la notion d'État plate-forme.
Je me suis intéressé à la situation de Pôle Emploi. C'est l'administration qui a la plus mauvaise image dans les sondages quand les chiffres du chômage sont ceux qui sont le plus attendus par nos concitoyens. Le problème du chômage est une priorité nationale. Or, au moment où j'élaborais mon rapport, seuls 17 % des chômeurs étaient inscrits à Pôle emploi, qui montrait une incapacité à maîtriser réellement cet enjeu du numérique. Parallèlement, plusieurs start-up avaient imaginé toute une série d'outils très fluides et efficaces. Il fallait assurer la cohésion entre les deux. J'en ai parlé longuement au patron de Pôle Emploi : il était d'accord avec moi mais pointait un déficit de confiance chez ses agents. La confiance, lui ai-je rétorqué, cela se crée. Il l'a fait en leur parlant un langage de vérité, en leur expliquant que vouloir travailler avec des start-up était tout sauf un effet de mode. Pôle Emploi doit à la fois gérer le contact avec les chômeurs, avec les entreprises, et, tous les mois, rendre compte au ministre du travail et à l'Élysée des mauvais chiffres du chômage. C'est un travail épuisant, bien différent de celui d'un entrepreneur du numérique, qui est à 200 % concentré sur ses clients et leurs besoins. Pôle emploi exerce des missions complémentaires et ne peut pas avoir cette capacité à se dédier entièrement à ses « clients ». J'ai été un petit peu suivi car, de fait, dans le prolongement de mon rapport, a été mis en place ce qui s'appelle l'« Emploi Store », une sorte d'App Store de l'emploi.
M. Pierre-Yves Collombat. - Je suis heureux de rencontrer l'un des pères de la loi Informatique et libertés, loi utile s'il en est, alors que tant d'autres ne le sont pas...
J'ai longtemps cru ne jamais pouvoir me passer de mon stylo ; je l'ai d'ailleurs toujours sur moi. Mais je ne pourrais pas non plus me passer du traitement de texte. L'informatique, comme la machine à vapeur avant elle, a transformé notre société. Le numérique est avant tout un outil qu'il s'agit de s'approprier. À cet égard, j'aurai un petit reproche à vous faire car cet outil ne devrait pas servir seulement à mieux vendre mais pourrait aussi être utilisé pour mieux penser. Voilà un aspect très absent de la réflexion générale même si je note que vous avez évoqué Chomsky.
On s'est aperçu combien il pouvait être intéressant de comparer ce à quoi conduisaient les procédures algorithmiques mises en place par les opérateurs. Je pense à l'envahissant M. Google : les outils qu'il a développés sont loin d'être neutres, pourtant on ne se bouge pas trop pour faire autre chose. Pour trouver certaines informations sur Google, il faut chercher, quand d'autres sont envahissantes. Tapez « dette publique », et vous obtiendrez 566 000 occurrences. Tapez maintenant « dette privée », vous n'en aurez que 66 700. La dette publique, ce n'est pas beau ; la dette privée, on n'en parle pas. Il y a des biais qui s'insèrent sur la toile et ce serait tout de même bien de s'en préoccuper. De même, s'agissant de l'éducation, l'ordinateur, l'informatique, la connexion à internet servent uniquement à recueillir des informations alors que cela pourrait également permettre, via des jeux de simulations, de penser un petit peu autrement. Ce serait un point à développer.
Je suis conscient que vous n'avez pas pu tout dire mais il est un deuxième aspect qui semble manquer dans votre approche, à savoir le rôle des institutions. Que serait la Silicon Valley sans les grandes universités américaines, qui pompent pas mal de nos cerveaux, et puis surtout sans le Pentagone ?
Monsieur Lemoine, l'enjeu premier, c'est de mettre en place des programmes d'actions, de lancer des appels d'offres pour attirer chercheurs et innovateurs, ce que vous avez vous-même évoqué en parlant d'un certain nombre de programmes européens. Voilà qui serait autrement plus efficace que de savoir s'il faut privilégier une gouvernance interministérielle. Il faudrait aussi disposer d'une recherche fondamentale un peu plus étoffée. J'ai cru comprendre, si je me trompe, dites-le-moi, que la prochaine révolution informatique sera l'informatique quantique. C'est un domaine qui reste encore très confidentiel, notamment, je le crains, dans les universités françaises, alors qu'en Amérique du Nord on s'y intéresse déjà beaucoup.
M. Yannick Vaugrenard. - Monsieur Lemoine, j'apprécie votre enthousiasme et votre optimisme. Je prolongerai le propos de Jean-Pierre Sueur. De tout temps, depuis l'âge de la pierre jusqu'à la découverte de la machine à vapeur en passant par celle de l'imprimerie, la question s'est à chaque fois posée de la maîtrise du nouvel outil qui était mis à la disposition des hommes : à quoi ça sert ? Pour quoi faire ? En quoi cela peut-il être utile à la société et améliorer la vie en collectivité ?
En définitive, tout dépend de nous et de notre capacité à nous approprier le progrès technologique et à le maîtriser. Je ne suis pas spécialement pessimiste mais je m'interroge sur la place actuelle des philosophes, que je trouve relativement absents du débat par rapport à d'autres périodes de l'histoire.
Je tiens à apporter un témoignage sur l'industrie française, que l'on considère souvent comme étant en retard ou trop frileuse. Vous avez dû entendre parler de la commande historique qui a été passée aux chantiers navals STX à Saint-Nazaire : quatre paquebots, 4 milliards d'euros ; dix années de travail. Voilà quelques mois, j'ai convié mes collègues de la commission des affaires économiques à se rendre sur place pour visiter les infrastructures. STX a investi 200 millions à 300 millions d'euros dans la construction d'un portique, l'un des plus grands qui existent, pour pouvoir construire les plus beaux paquebots et navires de croisière du monde. Parallèlement, l'entreprise a investi la même somme dans le numérique, ce qui lui permet d'avoir un coup d'avance. Contrairement à ce que certains imaginent, un site industriel ne se résume pas à un amas de tôles : on y trouve aussi des machines-outils à commande numérique, un centre de réalité virtuelle. Dès lors que l'on investit de manière intelligente, on peut être compétitif.
J'aborderai un second point : l'immense enjeu de la mobilité, de la formation, de l'adaptabilité de l'ensemble des salariés et des jeunes, aujourd'hui et demain, à ces nouveaux métiers qui vont apparaître et dont nombre d'entre eux nous sont encore inconnus. Indépendamment même de la teneur de ces métiers, l'important est la capacité à s'adapter, à penser aussi par soi-même, considérant que les citoyens sont non pas seulement des acteurs économiques, mais aussi des êtres avides de penser, de choisir, de délibérer, et donc d'entrer en relation sociale. Quand je dis « formation », je pense à la formation générale, à la formation initiale, pas seulement professionnelle, y compris celle des très jeunes. C'est, pour moi, un aspect fondamental tant le déterminisme social est prégnant et préoccupant dans notre pays. Cela pose, par contrecoup, le problème de la formation des parents, y compris au niveau scolaire. Je trouve assez surprenant que ne soit pas enseigné le b.a.-ba de l'éducation, pour éviter simplement de faire des erreurs auprès des enfants, notamment des tout-petits. L'information est insuffisante, et l'éducation tout autant.
Dernière question : j'ai vu que vous siégiez au conseil d'administration de La Poste, présidé par Philippe Wahl, que la commission des affaires économiques a eu l'occasion d'auditionner. D'après les sondages, le postier et le personnel de La Poste sont ceux qui recueillent le plus la confiance de la population, avant même les pompiers. C'est surprenant. Avec la révolution numérique, compte tenu du fait que les échanges de courriers se font de plus en plus rares, La Poste est appelée à se diversifier. L'un de ses nouveaux objectifs ne devrait-il pas être de devenir un élément facilitateur par rapport aux générations qui ont des difficultés à s'adapter ou à maîtriser ces outils que la révolution numérique fait entrer dans la vie de tous les jours ? La Poste n'aurait-elle pas un rôle important de trait d'union à jouer entre ce qui était l'économie ou le rapport entre les citoyens et l'administration hier et ce qu'elle va devenir demain du fait du progrès numérique ?
M. Philippe Lemoine. - Sur La Poste, il ne m'appartient pas de commenter trop longuement. À l'évidence, elle a une équation difficile à résoudre puisqu'elle subit 6 % de décroissance annuelle du volume du courrier et, à l'instar d'autres établissements comparables à la Banque Postale, une baisse de fréquentation de ses guichets bancaires. Elle doit se transformer pour s'adapter à la révolution numérique et je dirais qu'elle est à cet égard en net progrès. Elle a franchi une étape importante, et que j'appelais de mes voeux dans mon rapport, en se portant candidate pour mettre en oeuvre ce que l'on appelle les maisons de services publics, c'est-à-dire le regroupement de plusieurs services à l'échelle du territoire.
Avant le numérique, pareille idée avait déjà germé, notamment à la Datar, mais les outils suggérés à l'époque restaient très cloisonnés. Là, il suffit de prendre des outils grand public pour placer l'agent de guichet et l'usager dans un rapport, non plus de face-à-face, mais de côte-à-côte, dans lequel le premier aidera le second à se familiariser avec les procédures numérisées pour accéder aux différents services publics.
C'est très bien d'avoir de tels lieux ; reste maintenant à les animer pour leur donner la dimension humaine que vous évoquiez. Tout à l'heure, je faisais référence au « done is better than perfect », cette idée d'amélioration progressive. Qui mieux que l'agent de guichet a la capacité de détecter les nombreuses erreurs et autres anomalies de traitement éparpillées dans les méandres administratifs ? Lui y est confronté au quotidien. Avant le numérique, chacun tentait d'améliorer les choses dans son coin. Avec le numérique, on est en mesure de faire remonter l'information, de mutualiser les expériences.
Il faudrait s'inspirer, en la matière, de l'initiative Ted, acronyme de Technology, Entertainment and Design, ces conférences filmées diffusées sur internet, circonscrites d'abord à la Californie, puis développées un petit peu partout dans le monde. Elles se déroulent selon un format préétabli - un exposé d'une douzaine de minutes - et couvrent à peu près n'importe quel sujet traité par les meilleurs spécialistes de la planète. Pourquoi ne pas transposer cette façon de faire en matière de relation avec les usagers ? Ce serait l'occasion de partager les bonnes pratiques. On peut aller assez loin dans cette nouvelle conjugaison du savoir humain. Cela suppose un renversement culturel important, les métiers de guichet n'étant tout de même pas les plus valorisés au sein de l'administration.
Sur le rôle des institutions, je ne suis pas du tout naïf. J'ai effectué une mission, voilà deux ans, sur la « start-up nation » israélienne. J'ai été impressionné de constater combien elle était liée aux budgets consacrés à la recherche militaire. J'ai rencontré des universitaires qui travaillaient sur les nanotechnologies en matière d'écoute et ils m'ont expliqué à quoi cela servait en pratique : écouter une conversation entre deux personnes situées dans une pièce, fenêtres fermées, située à 1,8 kilomètre de distance, contre cinquante ou soixante mètres auparavant ; c'est en recueillant les vibrations d'une fenêtre que l'on peut restituer la voix humaine. Là, vous avez un impact direct de la recherche militaire sur l'activité des start-up et la croissance économique.
Bien sûr, tout ne se passe pas toujours ainsi. Le monde universitaire joue un rôle très important à la Silicon Valley. En son temps, M. Stanford, cet ingénieur chargé de la construction des chemins de fer de l'ouest américain, a eu une idée à la fois visionnaire et révolutionnaire en créant une université, non pas disciplinaire mais transversale, axée sur la technologie. Il n'empêche, une partie importante de la technologie américaine est née de la rupture avec le monde militaire.
Monsieur Collombat, c'est vrai, je cite peut-être plus volontiers les exemples liés à la vente et au commerce, domaine dans lequel j'ai travaillé. Si le commerce électronique a pu voir le jour, c'est parce que le Pentagone a pris conscience du fait qu'il était trop onéreux de vouloir tout développer en interne, jusqu'au moindre circuit intégré, alors qu'il suffisait de le commander à l'extérieur. Cette ouverture sur le marché a fait baisser de manière extrêmement importante le coût des programmes militaires et a entraîné un phénomène de déconnexion entre les institutions militaires et le monde de la technologie. Cela étant, il convient de ne pas sous-estimer la dimension culturelle et la difficulté rencontrée par des pays trop hiérarchisés à s'emparer de ces outils.
Par ailleurs, on peut avoir l'impression à juste titre que, comparativement à d'autres périodes de l'humanité, la pensée critique, philosophique, est moins présente à l'heure actuelle, alors même que le développement des NTIC date déjà d'il y a quelques années. Ce n'est pas une histoire neuve. Puisque vous parliez de Google, je vous conseille un très bon livre sur les limites de Google en tant que système de pensée, écrit par une philosophe, Barbara Cassin. Il n'y a pas tant de travaux de qualité que cela pour éclairer le débat public, qui est davantage alimenté par des postures.
Je suis tout à fait d'accord avec l'idée selon laquelle il est plus que nécessaire de développer la réflexion, la pensée critique, compte tenu de l'ampleur de ce qu'il se passe, pour pouvoir mettre les choses en perspective. En tant qu'ancien de l'Inria, je peux dire que la France n'est pas en retard du point de vue des programmes de recherche scientifique et technologique, même si elle n'a pas les mêmes moyens que les États-Unis. J'ai travaillé au sein de l'équipe chargée du projet Cyclades, qui a développé les concepts d'internet.
M. Pierre-Yves Collombat. - Il a été pour ainsi dire « fusillé » !
M. Philippe Lemoine. - Pour des raisons qui ne tiennent absolument pas au monde de la recherche. À l'époque, la France sortait du plan d'équipement téléphonique et le monde des télécoms était rétif à toute idée de vendre du débit et de la bande passante sur lesquels repose la technologie d'internet. Il a donc promu un autre standard, celui sur la base duquel fut développé le minitel. Je regrette les arbitrages qui ont été faits à l'époque, opposant monde de la connaissance et monde industriel.
La France, je le répète, ne souffre pas d'un retard de connaissance. La recherche mathématique et informatique française est d'un très bon niveau et devrait être valorisée. La French Tech est une initiative à saluer car, localement, elle a su fédérer les différentes start-up pour assurer leur promotion à l'international. Mondialement, la France est perçue comme l'un des pays qui a une vraie carte à jouer dans les technologies de l'information, ce qui n'était pas le cas voilà sept ou huit ans. Un changement important s'est produit, et c'est tant mieux.
Mon souhait est de voir l'ensemble des branches d'activités évoluer. Le secteur bancaire bouge extrêmement peu. Il a un côté « sapin de Noël », il se plaît à reprendre le vocabulaire à la mode, à parler de big data, mais, concrètement, il ne prévoit aucun remise en cause des procédures et n'engage aucun processus de refonte des différents métiers. C'est une erreur fondamentale.
La seule idée intelligente à avoir été mise en oeuvre s'appelle le Compte-Nickel, qui repose sur une approche marketing et professionnelle totalement nouvelle et va bien au-delà de la seule innovation technologique. Promu, au départ, pour les gens frappés d'interdit bancaire, lesquels peuvent se voir délivrer extrêmement rapidement une carte de paiement, il s'attaque maintenant au marché de la création d'entreprise. Le plus long, pour créer une entreprise, ce ne sont plus les démarches administratives, c'est désormais d'obtenir l'ouverture d'un compte bancaire. Nickel est un bon exemple de start-up qui « disrupte » l'univers bancaire.
La France a l'obligation absolue, au risque de subir des pertes de valeurs considérables, d'accélérer tous ces processus. Il ne s'agit pas de foncer aveuglément dans le mur, il faut prendre aussi le temps de la réflexion. Mais sachons faire la distinction, je la crois importante, entre la nécessité d'adopter la grammaire du numérique, qui est la grammaire du succès, et l'importance de laisser, s'agissant du texte de l'avenir numérique à écrire, toute sa place à la France. Avec le numérique, les concepts qui ont fait la grandeur de notre pays - Liberté, Égalité, Fraternité - peuvent s'en trouver renouvelés, enrichis et apparaître encore plus intelligents et novateurs.
M. Roger Karoutchi, président. - Voilà une belle conclusion ! Merci infiniment, monsieur Lemoine.