- Mercredi 9 décembre 2015
- Ratification de l'accord commercial entre l'Union européenne et ses États membres et la Colombie et le Pérou - Examen du rapport et du texte de la commission
- Ratification de la convention du Conseil de l'Europe sur la contrefaçon des produits médicaux et les infractions similaires menaçant la santé publique - Examen du rapport et du texte de la commission
- Ratification de l'accord-cadre global de partenariat et de coopération entre l'Union européenne et ses Etats membres et la République socialiste du Viêt Nam et entre l'Union européenne et ses États membres et la République des Philippines - Examen du rapport et des textes de la commission
- Déplacement à la 70e assemblée générale de l'ONU - Communication
- Déplacement au Bundestag - Communication
- Nomination de rapporteurs
- Jeudi 10 décembre 2015
Mercredi 9 décembre 2015
- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -La réunion est ouverte à 10 h 05
Ratification de l'accord commercial entre l'Union européenne et ses États membres et la Colombie et le Pérou - Examen du rapport et du texte de la commission
La commission examine le rapport de M. Jeanny Lorgeoux et le texte proposé par la commission pour le projet de loi n° 692 (2014-2015) autorisant la ratification de l'accord commercial entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et la Colombie et le Pérou, d'autre part.
M. Jeanny Lorgeoux, rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, cet accord commercial signé le 26 juin 2012 entre l'Union européenne et ses Etats membres, d'une part, et la Colombie et le Pérou, d'autre part, est présenté comme l'accord le plus substantiel jamais conclu par l'Union européenne avec des pays andins. C'est un accord mixte qui porte à la fois sur des matières relevant de la compétence exclusive de l'Union européenne (instauration d'une zone de libre-échange) et des matières de la compétence des Etats membres (droits de l'homme, non-prolifération des armes de destruction massive). Il doit donc, pour entrer en vigueur, être ratifié à la fois par l'Union européenne et les Etats membres.
Il est le fruit d'une négociation, entamée en 2007, sur la base de l'accord-cadre de coopération, signé en avril 1993 par l'Union avec la Communauté andine des Nations ou CAN (Bolivie, Colombie, Equateur, Pérou), qui amorçait une nouvelle relation commerciale tout en ménageant une place à la protection des droits de l'homme et au respect des principes démocratiques.
L'ensemble de l'accord, à l'exception de quatre articles, est déjà appliqué, à titre provisoire, avec le Pérou depuis le 1er mars 2013 et avec la Colombie depuis le 1er août 2013. Ainsi, la France, qui sera un des derniers Etats membres à le ratifier, bénéficie déjà des préférences commerciales et de la levée des obstacles non tarifaires aux échanges qu'il prévoit.
L'Union européenne et la France entretiennent des relations commerciales avec la Colombie et le Pérou qui n'épuisent pas leur potentiel et ne pourront que croître et prospérer avec cet accord. La Colombie est la troisième puissance économique d'Amérique du Sud derrière le Brésil et l'Argentine avec un PIB de 400 milliards de dollars américains en 2014. Elle connaît une croissance soutenue depuis plusieurs années (+20 % entre 2009 et 2013 et 4 % en 2014).
L'Union européenne est son deuxième partenaire commercial avec un volume des échanges d'un peu plus de 14 milliards d'euros en 2013. La France était son 8e pays fournisseur avec une part de marché de 2,4 % en 2013. La France y est le premier employeur étranger avec 100 000 emplois (avec notamment l'implantation de Casino et Sodexo). Le processus d'adhésion de la Colombie à l'OCDE, entamé en 2013, devrait s'achever fin 2016.
Nous entretenons d'excellentes relations politiques avec le Pérou, notamment pour la préparation de la COP 21. C'est une économie de taille moyenne avec un PIB de 203 milliards de dollars américains. Il a connu une forte croissance entre 2006 et 2013 (6,8 % en moyenne annuelle) et un net ralentissement en 2014 (+2,4 %) du fait de la baisse du prix des minerais. L'Union européenne est le troisième partenaire commercial du Pérou et le premier investisseur étranger. Le volume des échanges entre l'Union européenne et le Pérou a atteint 8,985 milliards d'euros en 2013. Avec environ 544 millions d'euros d'échanges commerciaux directs en 2014, la France est le 23ème client et le 21ème fournisseur du Pérou.
Cet accord est un accord commercial dit de « nouvelle génération » qui vise à libéraliser progressivement le commerce des biens et à favoriser l'intensification des échanges commerciaux dans un environnement stable et durable en vue d'instaurer, à terme, une zone de libre-échange.
C'est d'abord un accord commercial. Son volet commercial est très proche du volet commercial de l'accord d'association conclu entre l'Union européenne et l'Amérique centrale que nous avons examiné l'an dernier et que la France a ratifié.
L'Union européenne s'engage à ouvrir son marché aux exportateurs du Pérou et de la Colombie au travers de la libéralisation immédiate des produits industriels et de la pêche (crevettes notamment). En contrepartie, le Pérou et la Colombie éliminent respectivement 80 % et 65 % des droits de douane sur les importations de produits industriels européens, pour les supprimer totalement au bout de 11 ans.
S'agissant des produits agricoles, les échanges sont plus ouverts que par le passé et des contingents tarifaires libres de droit ont été accordés de part et d'autre. La Colombie et le Pérou autorisent l'accès libre immédiat du vin européen à leurs marchés respectifs, à la grande satisfaction de nos exportateurs français. Dans le secteur laitier en revanche, le lait et le beurre sont exclus de la libéralisation pour la Colombie et libéralisés en 15 à 17 ans pour le Pérou. Les yaourts sont traités sous forme de contingents réduits pour la Colombie et libéralisés en 15 ans pour le Pérou. Réciproquement, pour le rhum, l'Union européenne accorde des contingents annuels exempts de tout droit de douane à hauteur de 1 500 hl pour la Colombie et de 1 000 hl pour le Pérou avec une augmentation de 100 hl par an. Pour le sucre et les produits à base de sucre, les contingents libres de droit sont de 22 000 tonnes chacun avec une augmentation annuelle de 1 860 tonnes pour la Colombie et de 660 tonnes pour le Pérou. S'agissant de la banane, une réduction du droit de douane est prévue chaque année jusqu'en 2020, date à laquelle le taux sera de 75 euros la tonne. Je m'empresse de vous dire à ce sujet - la banane - que les tarifs douaniers applicables et les deux mécanismes de protection prévus sont les mêmes que ceux figurant dans l'accord d'association Union européenne-Amérique centrale que nous avons adopté au Sénat et que la France a déjà ratifié. Ils sont donc de nature à offrir des garanties à nos territoires d'outre-mer et à nous rassurer.
En effet, la clause de sauvegarde permet d'augmenter les droits de douane lorsque des marchandises sont importées de Colombie ou du Pérou « dans des conditions tellement accrues (en valeurs absolues ou par rapport à la production de l'Union) et à des conditions telles qu'elles menacent de causer un préjudice grave à l'industrie de l'Union produisant un produit similaire ou directement concurrent ».
Un mécanisme de stabilisation, applicable jusqu'en 2020, déclenche, quant à lui, une suspension du traitement préférentiel dans le cas d'une forte augmentation des importations en provenance des pays andins au-delà d'un certain seuil, qui est relevé chaque année. Je note que ces deux mécanismes n'ont pas été utilisés pour l'instant. Le rapport annuel de décembre 2014 de la Commission européenne sur la mise en oeuvre de cet accord indique qu'aucune enquête de sauvegarde n'a d'ailleurs été ni demandée, ni donc réalisée. C'est évidemment un point que j'ai regardé avec beaucoup d'attention.
Cet accord est aussi un accord dit de « nouvelle génération », ce qui signifie qu'il couvre non seulement les sujets traditionnels du commerce international ou qui lui sont connexes (libéralisation tarifaire et non tarifaire, libéralisation des services et de l'investissement, ouverture des marchés publics, défense commerciale, droit de la propriété industrielle, mesures sanitaires et phytosanitaires), mais aussi, même si très succinctement, les questions relatives aux droits de l'homme et au développement durable, pour ce dernier point, dans le chapitre « Commerce et développement durable ».
Ainsi, l'accord traduit les préoccupations de l'Union européenne et des Etats membres au regard de la situation des droits de l'homme en Colombie et au Pérou. En cas de dégradation significative, il pourra être suspendu, soit sur la base de l'article 1 relatif aux principes démocratiques et droits fondamentaux de l'homme, soit sur celle de l'article 2 relatif au désarmement et à la non-prolifération des armes de destruction massive. Si l'article 1er est déjà appliqué à titre provisoire, ce n'est pas le cas de l'article 2, qui entrera en application à l'issue des ratifications.
J'ajouterai que des dispositions institutionnelles - classiques dans ce type d'accord - y figurent. Un comité « Commerce », composé de représentants de la Partie Union européenne et de représentants de chaque pays andin signataire est institué pour suivre et faciliter le fonctionnement de l'accord ainsi que la bonne application de ses dispositions. Il se décline en sous-comités thématiques.
Quelles sont, enfin, les conséquences attendues de l'accord ? Cet accord ne devrait pas remettre fondamentalement en cause la structure et le volume des échanges de biens entre le Pérou et l'Union européenne, d'une part, et la Colombie et l'Union européenne, d'autre part, puisqu'il sécurise des « préférences » commerciales accordées à ces deux pays par l'Union européenne : au titre du système de préférences généralisées (SPG) de base pour la Colombie, qui est un pays en développement « plus avancé », et au titre du système de préférences généralisées plus (SPG +) pour le Pérou, qui est un pays en développement moins avancé. Il ouvre le champ des produits couverts par ces préférences, qui passe de 2/3 à quasiment 90 %. Jusqu'au 1er janvier 2016, la Colombie et le Pérou bénéficient de ces deux régimes pour leurs exportations vers l'Union européenne, c'est-à-dire, soit le système de préférences généralisées, soit l'application anticipée de l'accord de libre-échange.
L'application du calendrier de démantèlement tarifaire permettra aux grandes industries exportatrices de l'Union européenne du secteur des produits industriels et des produits de la pêche de bénéficier d'économies de droits de douane annuelles pour un montant annuel de 250 millions d'euros, au plus tard dix ans après l'entrée en vigueur de l'accord. Ainsi, le secteur de l'automobile et des pièces détachées automobiles économisera plus de 33 millions d'euros, les produits chimiques 16 millions d'euros et les textiles plus de 60 millions d'euros. Les industries pharmaceutiques et celles des équipements de télécommunications profiteront, respectivement, d'une réduction annuelle de droits de 16 et 18 millions d'euros.
S'agissant des produits agricoles, à la fin de la période de transition de 17 ans, l'économie résultant de l'ouverture des marchés andins aux Européens devrait être d'environ 270 millions d'euros par an.
Cet accord devrait également permettre à l'Union européenne, souvent désavantagée par des normes locales contraignantes ou des règlements techniques, d'augmenter ses ventes de produits pharmaceutiques, de dispositifs médicaux, d'instruments d'optique et de voitures, dans ces deux pays.
Depuis l'application provisoire de l'accord en 2013, la France enregistre un total des ventes de 6,1 millions d'euros de produits laitiers au Pérou en 2014 contre 2,6 millions d'euros en 2013, soit une augmentation de +133 % ainsi qu'une forte augmentation des exportations de produits agroalimentaires (céréales et fruits) vers la Colombie variant, suivant les produits, entre +22 % et +382 % au cours du premier semestre 2014. La signature, en avril 2015, d'un contrat d'achat de 100 nouveaux Airbus par la compagnie nationale colombienne Avianca pour un montant de 10,6 milliards de dollars offre également de bonnes perspectives aux exportations françaises. J'ajouterai que, depuis 2013, 92 indications géographiques européennes sont désormais protégées, dont 43 françaises (27 vins, 6 fromages, 4 spiritueux, 2 produits à base de viandes, 2 huiles, 1 mollusque et 1 fruit) contre 2 indications géographiques colombiennes et 4 indications géographiques péruviennes. La reconnaissance de ces normes européennes, jusque-là peu connues des Colombiens et Péruviens, signe une victoire sur le système américain des marques.
En conclusion, et sous le bénéfice de ces observations, je recommande l'adoption de ce projet de loi. Cet accord permet l'approfondissement du dialogue avec les pays d'Amérique latine en complétant les accords existants avec le Chili, le Mexique et le Brésil. Une clause d'adhésion ménage d'ailleurs aux autres pays membres de la Communauté andine des Nations la possibilité de participer à l'accord lorsqu'ils le jugeront opportun. L'Équateur a ainsi engagé des négociations commerciales avec l'Union européenne, qui ont abouti à un accord conclu en juillet 2014. En outre, on peut espérer qu'il enclenche une dynamique politique propice à la mise en oeuvre des réformes dans ces pays.
L'examen en séance publique est fixé au jeudi 17 décembre 2015. La Conférence des Présidents a proposé son examen en procédure simplifiée. Je vous propose, quant à moi, un rapport publié en forme synthétique.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Pourriez-vous nous dire à quoi sert le Comité « Commerce » ?
M. Jeanny Lorgeoux, rapporteur. - C'est le comité qui est chargé de suivre la mise en application de cette convention.
M. Yves Pozzo di Borgo. - Contrairement à celles qui proviennent de la Martinique et de la Guadeloupe, les bananes des autres pays contiendraient des produits chimiques dangereux pour notre santé : raison de plus pour en importer moins !
M. Joël Guerriau. - Le chlordécone est un produit phytosanitaire, toxique pour l'homme, utilisé pour protéger les bananes, notamment en Amérique du Sud. Cet aspect est-il pris en compte dans nos accords internationaux ?
M. Michel Billout. - La ratification de cet accord n'est-elle pas bien tardive par rapport à son application effective ? Il semble par ailleurs très favorable à l'Union européenne, mais les ONG pointent des conséquences néfastes et s'opposent à son application. Mon groupe s'opposera à sa ratification et demandera l'examen de cette convention en procédure normale.
M. Jeanny Lorgeoux, rapporteur. - Notre commission insiste avec raison sur la nécessité d'une ratification plus rapide par la France des traités internationaux que notre pays signe mais met beaucoup de temps à ratifier. Par ailleurs, s'agissant des bananes, son objectif principal, c'est la qualité des fruits produits. Ce traité concerne les échanges commerciaux entre l'Union européenne d'une part, la Colombie et le Pérou, d'autre part. Grâce à cet accord, tant nos producteurs que les producteurs andins pourront mieux vendre leurs marchandises. Chaque producteur est naturellement responsable de la qualité de ses produits et du respect des normes en la matière, le juge étant in fine le consommateur.
M. Yves Pozzo di Borgo. - Une députée italienne a rendu un rapport, à ce sujet, qui a été passé sous silence. Je ne comprends pas que l'Union européenne n'intègre pas la sécurité sanitaire comme volet à part entière des négociations commerciales. Elle devrait le faire, à l'avenir.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - C'est une question complexe qui mérite réflexion. L'intégration de normes sanitaires aux accords commerciaux rendrait sans doute les négociations très complexes. Est-ce au niveau des négociations commerciales que cette importante question doit être traitée ? Le bon niveau n'est-il pas celui du contrôle de l'application des normes phytosanitaires ?
M. Joël Guerriau. - L'usage de traitements chimiques sur des aliments a forcément des conséquences en termes de santé publique.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - La question est bien de savoir à quel niveau placer le contrôle sanitaire : en l'intégrant à des accords commerciaux, ou en conservant un contrôle national ?
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - La presse anglo-américaine a récemment fait état de la résurgence d'une maladie de la banane, dite « maladie de Panama », qui pourrait menacer ce fruit d'extinction.
Suivant l'avis du rapporteur, la commission adopte le rapport ainsi que le projet de loi précité.
Ratification de la convention du Conseil de l'Europe sur la contrefaçon des produits médicaux et les infractions similaires menaçant la santé publique - Examen du rapport et du texte de la commission
La commission examine le rapport de M. Claude Malhuret et le texte proposé par la commission pour le projet de loi n° 210 (2014-2015) autorisant la ratification de la convention du Conseil de l'Europe sur la contrefaçon des produits médicaux et les infractions similaires menaçant la santé publique.
M. Claude Malhuret, rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui le projet de loi autorisant la ratification de la Convention du Conseil de l'Europe sur la contrefaçon des produits médicaux et les infractions similaires menaçant la santé publique appelée encore Convention Médicrime. C'est un sujet qui présente l'avantage d'être très consensuel, mais aussi l'inconvénient d'être technique et donc de risquer d'être rébarbatif. C'est la raison pour laquelle je voudrais tenter de susciter l'intérêt des membres de notre commission par deux exemples, deux exemples parmi d'autres, qui vous montreront l'importance de ce sujet.
Le premier exemple est celui des prothèses PIP, dont vous avez tous entendu parler, et dont le gel avait été remplacé, cela ne s'invente pas, par des huiles de moteur qui avaient deux conséquences : la première, celle de corroder l'enveloppe et la seconde, une fois l'enveloppe corrodée et éclatée, de se répandre dans le corps en y causant des lésions et des troubles graves. Lors de la réunion du Conseil de l'Europe, nous avons entendu le témoignage de deux victimes qui nous ont expliqué cela. C'est évidemment très grave et on a l'impression que seule la France est concernée, parce que l'auteur, M. Mas, qui est en prison pour quatre ans, est français, et à cause des 30 000 victimes françaises. Il se trouve que ce produit a eu un gros succès à l'international, surtout en Amérique latine et en Europe de l'Est et que ce n'est pas 30 000 femmes mais 300 000 femmes dans le monde qui sont touchées et dans ces pays, vous pouvez imaginer que ces femmes ne bénéficieront pas des possibilités de réimplantation ou des soins dont elles peuvent bénéficier en France. C'est donc un problème considérable à l'échelle de plusieurs continents. M. Mas, cela ne s'invente pas, était auparavant épicier et il était spécialisé dans la vente en gros de vins, de cognac et de saucissons, avant de se mettre à fabriquer des prothèses mammaires.
Le deuxième exemple pourrait paraître plus anodin ou plus anecdotique et concerne les médicaments les plus contrefaits à l'échelle du monde, et notamment depuis le développement d'Internet, qui sont ceux destinés à améliorer la qualité des érections. La plupart du temps, le produit actif est remplacé par des substances sans effet, ce qui n'est pas très grave, mais de temps en temps, il s'agit de produits toxiques qui peuvent entraîner des troubles sérieux, voire la mort. Même si le risque qu'il s'agisse de produits toxiques est faible, c'est néanmoins un grave problème de santé publique au vu des millions d'utilisateurs de ces produits.
Voilà pour vous montrer l'importance de cette Convention, puisque pour le moment, il n'y a pas de convention internationale spécifique sur ce sujet.
La contrefaçon des produits médicaux est donc un phénomène en pleine croissance dans tous les pays du monde. D'ailleurs, pour lutter contre cette menace mondiale, la Convention est ouverte aux États membres du Conseil de l'Europe mais aussi à tous les autres Etats. La contrefaçon touche majoritairement les produits érectiles comme je le disais, les amincissants, les stimulants et excitants. Quasiment tous les produits médicaux qui font l'objet d'une forte demande sont contrefaits ou susceptibles de l'être. Le recours à Internet permet désormais d'atteindre des clients et des patients dans le monde entier. La criminalité organisée internationale s'est emparée de ce secteur qui présente peu de risques car peu sanctionné et qui génère un chiffre d'affaires de plusieurs milliards d'euros, pour ce que l'on connaît de cette activité clandestine.
Selon le Conseil de l'Europe, les dernières estimations indiquent que les ventes mondiales de médicaments contrefaits, après avoir doublé en seulement en cinq ans, entre 2005 et 2010, représenteraient plus de 70 milliards d'euros. Le nombre de produits médicaux saisis aux frontières de l'UE a triplé entre 2006 et 2009 pour atteindre 7,5 millions d'euros. 10 % des produits saisis, en 2009, par les douanes au sein de l'Union européenne étaient des médicaments.
Ce fléau mondial porte un grave préjudice à la santé des individus en livrant aux patients et clients des produits médicaux dangereux. Il sape la confiance du grand public dans les autorités sanitaires et les systèmes de santé, sans compter ses désastreuses conséquences économiques et sociales.
Le Conseil de l'Europe s'est inquiété de l'absence d'une législation harmonisée au niveau international, dont profitent les organisations criminelles transnationales et propose donc cette convention, sur laquelle je voudrais faire cinq remarques principales.
Premièrement, la Convention Médicrime du Conseil de l'Europe est ainsi le premier traité international spécifique de lutte contre les produits médicaux contrefaits et les infractions similaires menaçant la santé publique.
Jusqu'à présent, les organisations internationales spécialisées abordaient la lutte contre la contrefaçon des produits médicaux uniquement sous l'angle de la protection des droits de la propriété industrielle et non pas sous celui de la mise en danger de la santé.
L'Union européenne, quant à elle, a adopté une directive en 2011, dite directive « Médicaments falsifiés », que la France a déjà transposée. Ce texte vise à faciliter la détection des médicaments falsifiés à usage humain et n'oblige toutefois pas expressément les États membres à prendre des dispositions pénales contre les auteurs de ces falsifications, ce qui est le but de la convention que nous examinons.
La convention Médicrime a pour champ d'application les produits médicaux à usage humain et vétérinaire, génériques ou sous brevet, y compris les accessoires destinés à être utilisés avec les dispositifs médicaux ainsi que les substances actives, les excipients, les éléments et les matériaux destinés à être utilisés dans la fabrication des produits médicaux.
En revanche, contrairement aux autres conventions actuelles, est exclue du champ d'application la protection des droits de la propriété intellectuelle qui fait déjà l'objet d'autres conventions. Sont exclues également les catégories apparentées d' « aliments », de « produits cosmétiques » et de biocides. En outre, ne sont pas considérées comme des victimes, au sens de la Convention, les personnes physiques subissant des pertes purement financières résultant des conduites incriminées par celle-ci, puisque son objet est spécifiquement la protection de la santé.
Il y a un petit problème sur le terme « contrefaçon » qui est entendu au sens commun de « présentation trompeuse de l'identité et/ou de la source », ce qui peut prêter à confusion, car il renvoie au droit de la propriété intellectuelle. Médicrime vise en réalité la « falsification » des produits médicaux au sens de la directive « Médicaments falsifiés ». La difficulté pour les services douaniers de distinguer facilement entre les produits licites, les produits falsifiés et les produits contrefaisants, déjà rencontrée lors de la transposition de la directive, devra être levée et les services de l'Etat en charge de la mise en application de ces textes y travaillent actuellement.
Deuxième remarque, la Convention Médicrime est le premier traité juridiquement contraignant qui fixe des normes minimales communes dans le domaine du droit pénal matériel et du droit procédural.
Il faut savoir que la législation française est déjà conforme aux exigences posées par la convention et qu'il n'y aura pas de mesure complémentaire à introduire, en particulier dans notre droit pénal.
Néanmoins, s'agissant des règles de compétence, qui sont très extensives, la France déposera 2 réserves découlant des principes de notre procédure pénale générale. La première pour écarter sa compétence générale systématique pour toute infraction dont l'auteur ou la victime aurait sa résidence en France et la seconde pour préciser que l'applicabilité de la loi française sur des actes commis à l'étranger reste subordonnée à l'incrimination locale des faits et à la plainte de la victime ou à la dénonciation de l'État du lieu où l'infraction a été commise. Ce sont nos principes habituels en matière pénale. C'est le sujet de la compétence universelle ou non.
La convention Médicrime oblige les Parties à créer 4 infractions pénales intentionnelles -auxquelles s'ajoutent à chaque fois, la tentative et la complicité - qui sont les suivantes : (1) la fabrication de produits médicaux ; (2) la fourniture ou l'offre de fourniture et le trafic de produits médicaux ; (3) la fabrication de faux documents ou la falsification de documents et enfin (4) des infractions similaires menaçant la santé publique comme la fabrication ou la fourniture non pas de produits médicaux contrefaits, mais de médicaments sans autorisation, lorsqu'une telle autorisation est exigée par le droit interne.
Ces infractions permettent aussi de sanctionner pénalement la publicité faite sur un site web ou par des messages électroniques (spams) adressés à des clients potentiels ; ainsi que l'important marché noir des traitements hormonaux produits sans autorisation et utilisés notamment comme dopants par certains sportifs, ou encore la fabrication d'un produit médical dans le seul but d'être vendu au marché noir à des personnes qui en feront une utilisation détournée, par exemple les stéroïdes anabolisants.
Les deux premières infractions doivent faire l'objet de sanctions privatives de liberté pouvant donner lieu à extradition. D'autres mesures sont prévues : la saisie, la confiscation, ainsi que l'éventuelle destruction des produits médicaux ainsi que de possibles mesures administratives comme l'interdiction d'exercer une activité commerciale ou professionnelle ou le retrait d'une licence professionnelle.
Les Parties sont invitées à permettre à leurs juges nationaux de prendre en compte des circonstances aggravantes : la mort ou l'atteinte à la santé physique ou mentale de la victime, l'abus de confiance du professionnel qui argue de sa qualité, le recours à des procédés de diffusion à grande échelle, Internet, l'organisation criminelle, ainsi que la récidive nationale comme « internationale ». C'est donc un progrès notable.
Troisième remarque, la Convention Médicrime vise à renforcer les législations nationales en matière de poursuite, de prévention et de protection des victimes.
Un statut des victimes dans les enquêtes et les procédures pénales doit être aménagé, afin de protéger les droits de celles-ci à tous les stades des enquêtes et des procédures pénales.
Des poursuites de plein droit, y compris donc en l'absence de plainte, doivent être instaurées. Les enquêtes doivent être rendues plus efficaces par la spécialisation d'unités des juridictions nationales, qui doivent être dotées de ressources suffisantes, et par la possibilité d'un recours à des techniques d'enquête particulières : enquêtes financières, opérations sous couverture, livraisons contrôlées et autres techniques spéciales d'investigation (surveillances électroniques, opérations d'infiltration).
Concernant le volet prévention, les Parties ont l'obligation de fixer des critères de qualité et de sûreté applicables aux produits médicaux afin de garantir la sûreté de la distribution. Des formations destinées aux professionnels de santé, aux fournisseurs, aux policiers, aux douaniers et aux autorités de règlementation compétentes, ainsi que des campagnes de sensibilisation à destination du grand public peuvent être organisées.
S'agissant de la protection des victimes, celles-ci doivent avoir accès aux informations pertinentes relatives à leur cas et nécessaires à la protection de leur santé, être assistées dans leur rétablissement physique, psychologique et social et avoir droit à un dédommagement de la part des auteurs de l'infraction. L'instauration d'un fonds spécifique d'indemnisation n'est toutefois pas obligatoire.
En quatrième lieu, la Convention Médicrime établit enfin un cadre favorisant une coopération nationale entre toutes les autorités nationales compétentes d'une Partie, qu'il s'agisse des autorités sanitaires, des douanes, des forces de l'ordre ou des autorités de tutelle de la santé, ainsi qu'une coopération internationale entre les Parties. Cette coopération se fait par le biais de points de contact uniques (SPOC), au niveau national ou local.
Pour la France, l'Agence nationale de sécurité du médicament devrait jouer le rôle de référent national. La Direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI) et la direction des affaires criminelles et des grâces de la Chancellerie devraient être associées au dispositif national (pôle d'évaluation des politiques pénales), ainsi qu'au dispositif international (bureau de l'entraide pénale internationale).
Actuellement, faute de conventions, l'absence de réciprocité des incriminations fait obstacle à la coopération judiciaire internationale. La convention a donc notamment pour objet de donner un socle juridique à la coopération judiciaire internationale entre Etats Parties.
Enfin, la Convention Médicrime prévoit également la création d'un « Comité des Parties » chargé d'assurer le suivi de la Convention par les États signataires.
En conclusion, comme la Conférence parlementaire du 24 novembre 2015, organisée par le Conseil de l'Europe, à laquelle j'ai participé, nous y encourage, je recommande l'adoption de ce projet de loi. La Convention Médicrime entrera en vigueur au 1er janvier 2016, après avoir obtenu les 5 ratifications requises. Elle vient, en effet, combler l'absence d'instrument international spécifique de lutte contre les produits médicaux falsifiés. Selon les services du ministère de l'intérieur et de la justice que j'ai auditionnés, sa ratification par la France est attendue comme un signal fort qui devrait entraîner d'autres ratifications chez nos voisins européens. Pour que la Convention soit un outil véritablement efficace de lutte contre la criminalité organisée transnational, il apparaît indispensable qu'un grand nombre de pays rejoignent les standards qu'elle prévoit.
L'examen en séance publique est fixé au jeudi 17 décembre 2015. La Conférence des Présidents a proposé son examen en procédure simplifiée. J'y souscris car je crois que nous devons privilégier l'efficacité et la rapidité.
M. Joël Guerriau. - On se réjouit des avancées que va permettre cette convention. Rappelons qu'en Afrique, un médicament sur trois est contrefait. La France est dotée, à travers sa réglementation, son réseau de distribution et son système de prescriptions médicales remboursées, d'un cadre protecteur ; mais Internet n'en constitue pas moins un danger, dans la mesure où l'on peut y acheter des médicaments dits de confort. Pourquoi n'interdit-on pas la vente des médicaments sur Internet ?
M. Yves Pozzo di Borgo. - Le marché mondial de la drogue étant en baisse, les mafias se sont lancées dans la contrefaçon de médicaments. Doit-on interdire ou autoriser la vente de médicaments sur Internet ? C'est une question sensible. Il faut en tous cas préserver notre réseau de pharmacies traditionnelles qui nous protège des contrefaçons.
M. Bernard Cazeau. - Il convient de distinguer la contrefaçon d'un médicament existant et la non-conformité d'un produit à une certification donnée. Dans le cas des prothèses PIP, le problème était qu'une certification avait été délivrée à un produit non conforme. Il est nécessaire d'agir concomitamment à la fois sur le volet « certification » et sur celui de la mise sur le marché. Est-ce bien le cas ?
M. Jacques Legendre. - L'examen de ce texte doit être l'occasion de saluer l'action du Conseil de l'Europe. Il y a d'ailleurs une pharmacopée européenne. De nombreux médicaments contrefaits sont mis en vente en Afrique, notamment au Nigéria et au Bénin. Environ 50 % des médicaments vendus dans ces pays sont de faux médicaments. Il est urgent de s'attaquer au niveau international à la vente de faux médicaments et la France s'honorerait en ratifiant rapidement cette convention.
M. Alain Néri. - Aux Etats-Unis où je me suis rendu dans le cadre de la commission d'enquête sur la lutte contre le dopage, on trouve de nombreux types de produits médicaux contrefaits, qui sont vendus sur Internet. Les médicaments sont fabriqués dans des laboratoires clandestins, dans des conditions sanitaires non contrôlées et sans que soit respectée aucune spécification technique, notamment en ce qui concerne le dosage. Il faut absolument lutter contre cette contrefaçon de médicaments, d'autant que certains, comme les produits dopants, sont assimilables à des drogues.
M. Claude Malhuret, rapporteur. - Compte tenu des conditions de délivrance des médicaments, la France est l'un des pays les plus protégés vis-à-vis de la contrefaçon. Il n'y a pas d'incitation à rechercher sur Internet des produits susceptibles d'être contrefaits ou falsifiés, sauf s'agissant de certains produits tels que les produits dopants, les stéroïdes anabolisants, ou encore les produits amincissants, que les médecins, à raison, ne veulent pas prescrire. En matière de vente de médicaments sur Internet, la réglementation française est très stricte : toute pharmacie sur Internet doit dépendre d'une pharmacie physique et le pharmacien doit être diplômé. Le problème est celui des commandes de médicaments hors de France, en Europe de l'Est et en Asie (90 % des médicaments contrefaits provenant d'Inde et de Chine). La seule chose qu'on puisse faire en France est de renforcer les contrôles au niveau des douanes. La France fait le maximum et applique une bonne réglementation mais le problème est international et cette convention devrait permettre d'améliorer les choses.
En réponse à M. Bernard Cazeau, si la certification est européenne, la prévention et la répression s'exercent au plan national. À cet égard, la coopération internationale que va permettre cette convention va renforcer les possibilités d'intervention de chaque pays. Néanmoins, je constate en France une insuffisance de la pharmaco-vigilance, comme l'a illustré l'affaire du Médiator et celle des prothèses mammaires PIP. D'autres scandales du même type sont possibles si l'on ne remédie pas aux failles de notre système de pharmaco-vigilance. Ainsi pour les prothèses PIP, il y avait eu des signalements de la Food and Drug Administration américaine, des autorités britanniques et de chirurgiens français bien avant que le scandale n'éclate. Avec le Médiator, les effets secondaires n'étaient pas connus en France quand ils l'étaient dans d'autres pays d'Europe.
En écho à l'intervention de M. Jacques Legendre, le comble est que les médicaments contrefaits vendus en Afrique le sont à un prix plus élevé que les médicaments originaux.
M. Bernard Cazeau. - La certification des dispositifs médicaux est faite par des organismes relevant de l'UE. L'adaptation de leur cadre d'intervention, qui était attendue, est-elle intervenue ?
M. Claude Malhuret, rapporteur. - Les contrôles incombent aux services habilités de la Haute Autorité de Santé, qui les délèguent à des sociétés privées. La certification des prothèses PIP était déléguée à une société allemande qui prévenait à l'avance le fabricant des contrôles prévus. Il est probable que ce type de pratiques se rencontre dans d'autres domaines. Plus encore que la législation, la pratique est donc perfectible.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Comment se fait-il que nous ayons une législation protectrice et que, dans le même temps, nous soyons les derniers à signaler les problèmes ?
M. Claude Malhuret, rapporteur. - C'est parce que face à un problème, on répond en France par une loi et non par des actions. On ne se préoccupe pas assez de l'application effective des lois.
Suivant l'avis du rapporteur, la commission adopte le rapport ainsi que le projet de loi précité.
Ratification de l'accord-cadre global de partenariat et de coopération entre l'Union européenne et ses Etats membres et la République socialiste du Viêt Nam et entre l'Union européenne et ses États membres et la République des Philippines - Examen du rapport et des textes de la commission
La commission examine le rapport de Mme Hélène Conway-Mouret et les textes proposés par la commission pour les projets de loi n° 414 (2014-2015) autorisant la ratification de l'accord-cadre global de partenariat et de coopération entre l'Union européenne et ses Etats membres, d'une part, et la République socialiste du Viêt Nam, d'autre part et n° 551 (2014-2015) autorisant la ratification de l'accord-cadre de partenariat et de coopération entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et la République des Philippines, d'autre part.
Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure. - Monsieur le Président, Mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui, par souci d'efficacité, deux projets de loi autorisant la ratification de deux accords de partenariat et de coopération que l'Union européenne et ses Etats membres ont conclus respectivement avec le Viêt Nam et les Philippines.
Par ailleurs, ces accords étant très similaires, il a semblé souhaitable de les présenter dans un rapport commun, et ce d'autant plus que le rapport de M. Henri Plagnol, de juin 2015, intitulé « Simplifier pour mieux ratifier » encourage le Parlement à se prononcer simultanément sur des conventions concernant une même zone géographique. Il est en effet hautement souhaitable de tout faire pour réduire les délais de ratification des conventions et améliorer, en conséquence, la qualité de « signature » de notre pays vis-à-vis de ses partenaires internationaux.
Ce sont des accords mixtes qui portent à la fois sur des matières relevant de la compétence exclusive de l'UE et des matières de la compétence des Etats membres. Ils doivent donc, pour entrer en vigueur, être ratifiés à la fois par l'UE et les Etats membres. Certaines stipulations de ces accords relèvent, en droit français, du domaine de la loi, comme notamment les données personnelles qui pourraient être échangées dans le cadre de la coopération en matière de lutte contre le terrorisme, la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive. En application de l'article 53 de la constitution, ces accords doivent donc être soumis à l'autorisation du Parlement.
En premier lieu, voyons l'historique des négociations et le contenu de ces accords-cadres de partenariat et de coopération.
Ces deux accords-cadres s'inscrivent dans une dynamique de développement d'une relation globale entre l'Union européenne et les Etats membres fondateurs de l'Association des Nations d'Asie du Sud-Est (ANASE) lancée en 2004. Un mot pour vous dire que l'ANASE est une organisation régionale de coopération politique, sécuritaire, économique et culturelle, qui a été créée en 1967 et qui regroupe aujourd'hui dix Etats membres : aux cinq pays fondateurs - Indonésie, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande - sont venus s'ajouter Brunei (1984), le Viêt Nam (1995), la Birmanie et le Laos (1997) ainsi que le Cambodge (1999).
Sur la base d'une autorisation du Conseil donnée en mai 2007, la Commission a conduit, sans rencontrer de difficultés particulières d'ailleurs, des négociations à partir de novembre 2007, avec le Viêt Nam et, à partir de février 2009, avec les Philippines, qui ont abouti à la signature de ces deux accords respectivement, en juin 2012 et en juillet 2012.
Il s'agit des deuxième et troisième accords de partenariat et de coopération conclus avec un pays de l'ANASE. Le premier accord-cadre, signé en 2009, avec l'Indonésie est entré en vigueur le 1er mai 2014.
L'accord CEE-Viêt Nam se substitue au cadre juridique actuel constitué par l'accord de coopération de 1995 et l'accord CEE- ANASE de 1980, qui avait été étendu au Viêt Nam en 1999. Il traduit la volonté de l'Union européenne (UE) de renforcer la relation bilatérale dans les domaines du commerce, de l'économie, de la politique et du développement, ainsi que l'intérêt du Viêt Nam pour développer une relation complète avec l'UE dans sa stratégie de multiplication des partenariats afin de contrebalancer l'influence économique et politique croissante de la Chine au Viêt Nam et dans l'Asie du Sud-Est. À cet égard, je vous rappelle que la France et le Viêt Nam ont signé, en 2013, une déclaration de Partenariat stratégique, qui vise à renforcer leur relation bilatérale dans tous les domaines, notamment politique, défense, économie, éducation et culture.
L'accord CEE-Philippines, quant à lui, est le premier accord bilatéral entre l'Union européenne et les Philippines depuis l'accord de coopération CEE-ANASE de 1980. Ce premier cadre de coopération global couvre aussi bien les questions économiques que les questions sociales et politiques, comme le processus de paix et de prévention des conflits, les droits de l'homme et la non-prolifération des armes.
Ces deux accords de partenariat et de coopération (APC) sont des accords-cadres peu contraignants qui marquent essentiellement la volonté des parties de s'engager dans une relation globale qui ne se limite pas à la seule dimension économique et commerciale. L'Union européenne n'entend pas être perçue seulement comme un acteur économique, mais aussi comme un acteur politique et de sécurité.
Ils ont pour objet de renforcer le dialogue et la coopération sectorielle, entre l'UE et chacun de ses deux pays d'Asie du Sud Est, dans un très grand nombre de domaines, notamment sur les questions de commerce et d'investissement, de justice et de sécurité, de migration, d'économie et de développement. Ils comprennent en outre les clauses politiques « standard » de l'Union européenne sur les droits de l'homme, la Cour pénale internationale, les armes de destruction massive, les armes légères et de petit calibre et la lutte contre le terrorisme.
Ils ont aussi vocation à ouvrir des coopérations qui se concrétiseront dans des accords sectoriels. Les principes qu'ils établissent dans le domaine du commerce et de l'investissement doivent notamment servir de point de départ à la négociation d'accords de libre-échange (ALE).
La négociation d'un accord de libre-échange avec le Viêt Nam est en cours depuis 2012. En août 2015, la Commission européenne et le Viêt Nam ont annoncé avoir trouvé un « accord de principe » qui comprendrait des dispositions ambitieuses en matière de démantèlement tarifaire, ce qui pourrait profiter notamment à notre industrie vinicole, les vins français étant soumis à des droits de douane contrairement aux vins néozélandais. 99 % des lignes tarifaires seraient ainsi libéralisées avec des périodes transitoires de 10 ans pour le Viêt Nam et de 7 ans pour l'UE s'agissant des produits sensibles. Il devrait permettre à l'UE comme à la France de mieux profiter des opportunités commerciales du Viêt Nam et de résorber le déficit commercial de l'UE et de la France dans leurs relations commerciales avec le Viêt Nam. L'accord devrait également inclure la reconnaissance et la protection sur le marché vietnamien de 169 produits alimentaires et boissons d'origine géographique spécifique, en vue notamment d'empêcher l'utilisation abusive de l'appellation Champagne au Viêt Nam.
La direction générale du Trésor que j'ai auditionnée m'a indiqué que cet accord de libre-échange devrait être signé prochainement car les deux Parties considèrent que l'accord politique global a été trouvé et qu'il ne reste plus que d'ultimes réglages techniques à négocier. Le premier ministre vietnamien tient en particulier à l'inscrire à l'actif de son bilan de politique étrangère, dans la perspective du Congrès du parti communiste vietnamien et du renouvellement des instances dirigeantes, début 2016.
S'agissant des Philippines, La Commission européenne prévoit, à courte échéance, de lancer des négociations (courant 2016) avec les autorités philippines en vue de conclure un accord de libre-échange qui s'appuierait sur le volet économique de cet accord.
En second lieu, voyons les enjeux économiques de ces accords de partenariat et de coopération avec l'Asie du Sud-Est et plus précisément le Viêt Nam et les Philippines.
L'Asie du Sud-Est, en dépit d'une grande hétérogénéité et d'écarts de développement, est, pour reprendre la description du rapport d'information « Reprendre pied en Asie du Sud Est » - dont un des rapporteurs, notre collègue Christian Cambon, est ici présent - « une aire au succès économique retentissant, bientôt comparable en taille au marché européen » et qui pourrait bien être demain « le futur centre économique du monde ».
Quelques chiffres pour que vous en preniez la mesure : le PIB cumulé de l'ANASE atteint 2 500 milliards de dollars en 2013, soit 27 % du PIB chinois et 122 % du PIB de l'Inde, avec une progression de 7,6 % des exportations. La croissance moyenne des pays de l'association s'est établie à 5,1 % en 2013 et la région a attiré 106,8 milliards de dollars en investissements directs étrangers. En 2014, les échanges entre l'ANASE et l'UE s'établissaient à 180 milliards d'euros, soit davantage que les échanges de l'UE avec le Japon, la Turquie, le Brésil ou l'Inde pris séparément.
S'agissant des relations commerciales du Viêt Nam avec l'Union européenne et la France, il faut garder quelques chiffres en tête. Le Viêt Nam est un des principaux marchés de l'Asie du Sud-Est avec ses 90 millions d'habitants. Son PNB a été multiplié par 5 en quinze ans et il connaît une croissance soutenue, qui était de 5,9 % en 2014.
Cette même année, les échanges commerciaux entre l'UE et le Viêt Nam s'élevaient à 28,4 milliards d'euros. Le Viêt Nam bénéficie du système de préférences généralisées (SPG) de l'Union européenne qui lui permet d'exporter une large gamme de produits dans des conditions préférentielles. L'UE, comme la France, accusent un déficit commercial important avec le Viêt Nam, qui était respectivement de 16 milliards d'euros et 2,3 milliards d'euros en 2014. Le Viêt Nam est le 29e partenaire commercial de l'Union européenne et le quatrième au sein de l'ANASE. L'UE est le second partenaire du Viêt Nam après la Chine.
Les échanges commerciaux entre la France et le Viêt Nam atteignaient 3,8 milliards d'euros en 2014. Nos exportations qui représentaient 764,3 millions d'euros en 2014, soit une part de marché de 0,8 %, sont composées de ventes aéronautiques pour 20 %, ainsi que de produits pharmaceutiques et agroalimentaires, ces derniers se heurtant à des barrières tarifaires et non tarifaires. Nos importations, qui étaient de 3 milliards d'euros en 2014, sont essentiellement constituées de produits informatiques, électroniques et optiques fabriqués par de grands groupes asiatiques, dont les téléphones pour 864 millions d'euros. Viennent ensuite le textile et l'habillement, le cuir ainsi que les chaussures.
En 2013, les investissements de l'UE représentaient 8 % du stock total (18 milliards de dollars), loin derrière les pays asiatiques (71 %), dont le Japon, Singapour, la Corée du Sud et Taïwan.
La France est le second investisseur européen au Viêt Nam. Les investissements directs à l'étranger (IDE) français, environ 3 milliards d'euros en stock, se concentrent dans les technologies de l'information et de la communication, les services, les infrastructures, l'industrie manufacturière et l'agroalimentaire. Au total, plus de 200 implantations françaises sont recensées. Dans la grande distribution, le groupe Big C (co-entreprise de Casino) est le premier employeur français au Viêt Nam avec 26 sites et 8 000 employés.
Concernant les relations commerciales des Philippines avec l'UE et la France, il faut savoir qu'il s'agit du deuxième Etat le plus peuplé de l'Asie du Sud-Est avec près de 100 millions d'habitants et de la 5e économie de la région. Présenté, en 2013, comme « le nouveau tigre asiatique » par la Banque mondiale et le FMI, il connaît, lui aussi, une croissance soutenue, qui était de 6,2 % en 2014.
En 2014, Les échanges commerciaux entre l'UE et les Philippines ont représenté 12,5 milliards d'euros, l'Union européenne étant le quatrième partenaire commercial des Philippines, après le Japon, les États-Unis, et la Chine. La balance commerciale de l'UE vis-à-vis des Philippines présente un excédent de +1,1 milliard d'euros. Les Philippines sont le 44e partenaire commercial de l'UE et le sixième au sein de l'ANASE. Depuis décembre 2014, les Philippines bénéficient du régime de préférences généralisées plus (SPG +) , c'est à dire de préférences tarifaires sous certaines conditions, notamment la vulnérabilité économique et l'engagement de ratifier et de mettre en oeuvre 27 conventions internationales en matière de droits de l'Homme, de bonne gouvernance et de développement durable.
Les échanges commerciaux bilatéraux entre la France et les Philippines représentaient 2,3 milliards d'euros en 2014. Depuis 2007, la balance commerciale de la France avec les Philippines est très excédentaire. Cet excédent, qui était de 1,456 milliard d'euros en 2014, a progressé de 30 % par rapport à 2013. Les exportations françaises sont dominées par les produits industriels (89 % du total, dont 76 % pour les matériels de transport), principalement dans l'aéronautique auxquels viennent s'ajouter des composants électroniques, des produits pharmaceutiques et des constructions métalliques. Les importations en provenance des Philippines sont en baisse et restent peu diversifiées. Il s'agit de composants électroniques assemblés aux Philippines par des usines françaises (notamment Microelectronics, Alcatel, Essilor) ; d'équipements médicaux, de vêtements et de produits alimentaires.
Parmi les grands partenaires des Philippines, les Européens ont les montants d'investissements directs à l'étranger (IDE) les plus élevés, avec un stock de 7,6 milliards d'euros en 2012, soit 30 % du total philippin. Les compagnies européennes emploient environ 400 000 personnes aux Philippines, ce qui constitue une contribution importante à l'économie du pays.
Les entreprises françaises (Essilor, Lafarge/Holcim, Total, Téléperformance, l'Oréal notamment) sont de plus en plus présentes aux Philippines avec 150 implantations recensées aujourd'hui contre 50 il y a 5 ans et près de 65 000 employés, soit un stock d'investissements directs à l'étranger de 710 millions d'euros. En revanche, il y a peu d'investissements directs philippins en France avec un stock d'environ 36 millions d'euros et des flux de quelques dizaines de millions d'euros seulement par an.
En conclusion et sous le bénéfice de ces observations, je recommande l'adoption de ces deux projets de loi, d'autant que la France fait partie des quelques derniers Etats membres qui n'ont pas encore ratifié ces accords de partenariat et de coopération. Il semble tout à fait indispensable que la France apporte son soutien à ce projet de développement d'une relation globale de l'Union européenne avec le Viêt Nam et les Philippines qui ne peut que se révéler profitable, pour chacune des Parties.
L'examen en séance publique est fixé au jeudi 17 décembre 2015. La conférence des présidents a proposé son examen en procédure simplifiée.
M. Jeanny Lorgeoux. - Ces accords-cadres de partenariat et de coopération me semblent excellents. Je voudrais toutefois vous faire part de mes craintes et de celles de la délégation à l'Outre-mer concernant le plafond d'exportation accordé par l'Union européenne au Viêt Nam pour le sucre roux, soit 20 000 tonnes. Si pour l'instant, la production vietnamienne est de 3 000 tonnes, elle risque de progresser très rapidement. Or la Réunion produit 40 000 tonnes de sucre roux par an et c'est une production très importante pour son économie, comme pour celle de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Guyane d'ailleurs. La délégation de l'outre-mer essaye de faire changer ce point et je sais que plusieurs ministres sont intervenus auprès de Bruxelles, mais nous n'avons pas obtenu de réponse. Pour ces raisons, je m'abstiendrai.
Mme Michelle Demessine. - Je vous indique que mon groupe, le groupe CRC, envisage de demander que cette convention soit examinée, selon la procédure normale, en séance publique, en raison des liens historiques qui unissent la France et le Viêt Nam et non pas pour en critiquer le contenu. Je rappelle en effet que c'est en France qu'ont été signés les accords de paix.
Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure - Monsieur le Président, avec votre permission, je vais répondre aux deux premiers intervenants, car je crois qu'il y a une confusion sur les accords dont on parle. Pour l'instant, nous examinons l'accord-cadre global de partenariat et de coopération Union Européenne-Viêt Nam et non pas l'accord de libre-échange Union Européenne-Viêt Nam dans lequel figure la question du sucre roux et qui n'est d'ailleurs pas encore signé. Bien entendu, il faudra être très vigilant sur ce point dans les négociations en cours.
M. Jeanny Lorgeoux. - Dont acte. Mon abstention n'a donc plus lieu d'être.
M. Christian Cambon. - Il faut se féliciter de ces deux accords. Je les mets en relation avec notre travail sur l'ASEAN l'an dernier. Ceux qui ont travaillé sur le sujet partagent notre impression mitigée sur la présence de l'Union européenne et la présence française dans cette région du monde. Certes nous avons des marchés d'aéronautique et d'armement, mais il reste encore des marges de progression très importantes pour la France et pour l'Europe. Je rappelle que la France a joué un rôle essentiel dans cette région du monde et qu'il y subsiste un grand désir de France. Nous serions bien inspirés, à travers nos différentes commissions, de voir ce que l'on pourrait faire ou suggérer au Gouvernement pour aider nos PME à conquérir des marchés. On voit apparaître des partenaires nouveaux : Australie, Nouvelle-Zélande qui prennent des parts de marché importantes à côté des États-Unis, alors que la France bénéficiait d'un capital sympathie. Il conviendrait donc de le faire fructifier aussi bien dans sa dimension « francophonie » qu'économique. Beaucoup d'entreprises de nos territoires pourraient reconquérir ces marchés.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Pour aller dans le sens du président Cambon, j'indique que le président du Sénat a reçu le Premier ministre vietnamien la semaine dernière. J'ai assisté à cet entretien au cours duquel les autorités françaises ont proposé un grand projet de forum de PME au mois de mai prochain pour développer le partenariat franco-vietnamien.
M. Joël Guerriau. - Je voudrais parler des Philippines. Le président Hollande s'est rendu en février dernier aux Philippines. Des accords bilatéraux, notamment dans le domaine commercial, ont-ils été conclus pour renforcer les relations de la France avec ce pays ?
M. Robert del Picchia. - Je souhaite faire une remarque qui illustre la nécessité d'aller plus vite pour l'examen des conventions et leur ratification. Je vois que l'accord avec les Philippines a été signé en juillet 2012 et que la situation politique a totalement changé, depuis cette date, dans ce pays !
Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure. - Je sais que le secrétaire d'Etat au commerce extérieur s'est rendu déjà trois fois au Viêt Nam, ce qui marque la volonté du Gouvernement de renforcer les relations bilatérales avec ce pays. S'agissant des Philippines, Jean-Marc Ayrault a effectué la première visite officielle française dans ce pays depuis bien longtemps, voire depuis la création de cet État. Lors de ces visites, les ministres ont été accompagnés d'importantes délégations d'entreprises françaises. À cette occasion, celles-ci ont signé un grand nombre d'accords commerciaux. Les accords que nous examinons sont des accords globaux qui portent sur les droits de l'homme mais aussi sur un nombre important d'autres sujets que nous devons continuer à porter.
Suivant l'avis de la rapporteure, la commission adopte le rapport ainsi que les projets de loi précités.
Déplacement à la 70e assemblée générale de l'ONU - Communication
La commission entend une communication de MM. Jean-Pierre Raffarin, Alain Gournac et Mme Bariza Khiari sur leur déplacement à la 70e assemblée générale de l'ONU du 25 au 29 octobre 2015.
M. Jean-Pierre Raffarin, président - Mes chers collègues, je rends hommage à mes prédécesseurs qui ont su instaurer cette tradition d'une mission de notre commission lors de l'Assemblée générale des Nations Unies. De cette présence dans la durée nous récoltons aujourd'hui les fruits, par la densité et la qualité des entretiens que nous pouvons avoir, en peu de jours sur place.
Il est frappant de constater combien la France est un élément clé du dispositif. Notre poids est à l'ONU plus important que notre seul poids économique ou démographique. Notre position de membre permanent, le poids de la francophonie, la force de notre politique africaine et notre capacité d'intervention militaire donnent à notre pays une position singulière et centrale. La qualité humaine de nos représentants à New York - ceci est vrai aussi des diplomates d'autres nationalités-, à l'appui de cette politique, est forte.
La réforme du Conseil de sécurité, que la France propose, prendra du temps car elle se heurte à de nombreux obstacles. Elle m'apparait tout à la fois nécessaire et difficile.
La bonne nouvelle pour le multilatéralisme, c'est que les émergents s'investissent dans le système ONU : la Chine en particulier. L'engagement chinois est évidemment la meilleure nouvelle qui soit pour la vitalité des Nations Unies. Le Président chinois Xi Jinping a annoncé devant l'Assemblée générale en septembre la participation de 8 000 casques bleus chinois et 1 milliard de dollars de financement sur 10 ans.
La réforme du veto que nous proposons -sa non utilisation en cas de crimes de masse- et que nous souhaitons mettre en oeuvre, en ce qui nous concerne, de façon volontaire, n'est pas sans poser de questions dans la mesure où il serait paradoxal que nous nous affaiblissions nous-mêmes : le veto au Conseil de sécurité est un élément de notre souveraineté et de notre indépendance. Toutefois je comprends aussi, face à des blocages qu'il ne faut pas sous-estimer, la nécessité d'être en mouvement, et d'impulser une dynamique -ce qui est bien préférable à une posture qui, en étant trop figée, serait de nature, en fait, à fragiliser, in fine, la légitimé du veto-. Je passe maintenant ma parole à mes collègues.
Mme Bariza Khiari. - Je me concentrerai sur le Moyen-Orient et sur la COP21.
S'agissant tout d'abord de l'Iran, et bien que les sanctions de l'ONU n'aient pas encore été levées, nous avons mesuré la nouvelle dynamique permise par l'accord de Vienne, au cours d'un échange approfondi avec le représentant iranien. Il me semble important de dire que notre position que j'ai toujours qualifiée d' « intransigeante » et que le gouvernement qualifiait de « ferme » sur le dossier nucléaire, n'a pas laissé de séquelles. Nous étions exigeants pour trois raisons : d'abord, parce que la sécurité de la région en dépendait ; ensuite, parce que toute la crédibilité du régime international de lutte contre la prolifération nucléaire risquait d'être mise à mal en cas d'accord faible ou non vérifiable ; enfin, car sinon les voisins de l'Iran se seraient aussi engagés dans un programme nucléaire militaire. Un accord solide, crédible et vérifiable était donc dans l'intérêt de tous. Cette ligne d'argumentation, assez cohérente, un temps critiquée, a finalement payé et a été in fine comprise.
En réponse aux propos de notre président qui a indiqué que l'Iran pouvait jouer un rôle « d'accélérateur de paix », le représentant iranien s'est montré réellement ouvert, estimant que toutes les conditions étaient remplies pour que nos deux pays renouent une relation forte, économique et culturelle et qu'il y avait toujours eu en Iran une appétence pour la culture française.
L'Iran nous a été présenté comme un îlot de stabilité dans un environnement régional troublé, qui allait retrouver avec la levée des sanctions tout son potentiel économique, dont la France avait vocation à être l'un des bénéficiaires.
Dans l'évocation des dossiers du Moyen-Orient, on peut retenir qu'au Yémen, je le cite, "l'influence iranienne est surestimée pour justifier les opérations militaires saoudiennes, alors qu'il s'agit d'un conflit local devant être réglé localement" et, s'agissant du Liban, des propos plutôt ouverts, au rebours de notre analyse traditionnelle suivant laquelle via son allié indéfectible, le Hezbollah, l'Iran demeure imperméable au compromis et se satisfait du blocage institutionnel à la base de la vacance de la présidence libanaise, depuis plus d'un an.
Malgré des tensions de plus en plus vives et un risque de débordement de la crise syrienne, notamment en raison de l'engagement militaire du Hezbollah aux côtés de Bachar al-Assad, bien peu est fait en effet pour débloquer la situation. Nous avons dit combien la persistance de la vacance à la tête de l'État libanais nous inquiétait. Car l'Iran peut contribuer à la sortie de l'impasse institutionnelle en faisant pression sur le Hezbollah. Face à ce discours, le représentant iranien s'est montré ouvert, invitant même nos diplomates à avancer ensemble sur le sujet, ce qui nous a particulièrement surpris.
Sur le conflit israélo-palestinien, nos entretiens ont confirmé l'impasse actuelle. Chacun a en tête les violences en Cisjordanie et à Jérusalem, notamment sur et autour de l'Esplanade des mosquées, qui ont connu une nette aggravation, avec d'un côté les attaques au couteau contre des civils, et de l'autre l'interdiction de l'accès à la Vieille ville de Jérusalem aux Palestiniens non-résidents, ou la destruction des maisons des Palestiniens potentiellement impliqués dans les attaques. Cette spirale de la violence est très inquiétante, et de fait le Président palestinien Mahmoud Abbas est dans une situation très difficile, avec un débordement possible par sa « base ».
Sur ce dossier, l'assemblée générale n'a été l'occasion que d'une avancée symbolique (et, en tant que telle, symptomatique de l'impasse actuelle) : celui de la levée, mercredi 30 septembre, du drapeau de la Palestine - en sa qualité d'« Etat observateur non membre » de l'organisation -, en présence du ministre français des affaires étrangères et à la suite de la résolution adoptée à l'Assemblée Générale le 10 septembre, que nous avons soutenue, avec 14 autres membres de l'Union européenne.
Sur le conflit israélo-palestinien, la France est bien seule à l'ONU à tenter de faire rester ce dossier sous les feux de l'actualité et à promouvoir sans faillir la solution de deux États -à laquelle beaucoup ne semblent même plus croire !-.
Notre action s'appuie sur deux piliers, d'abord renouveler la méthodologie, avec la constitution d'un groupe élargi, le « groupe international de soutien », format qui vise à sortir du seul « quartet » qui est, il faut le dire, un peu au point mort. Nous avons depuis l'année dernière engagé une démarche au Conseil de sécurité pour essayer de définir des échéances temporelles et des « paramètres ». Le deuxième axe est notre initiative, avec la Jordanie qui est la gardienne des lieux saints, pour la protection de l'esplanade des mosquées.
Mais ne nous cachons pas les difficultés. La situation est complètement bloquée avec une escalade de violence préoccupante.
Tout juste rentré d'une tournée dans la région, le secrétaire général Ban Ki Moon nous a fait part sans détour de son inquiétude face à l'escalade de la violence : « Je ne suis malheureusement pas optimiste quant à la perspective d'un retour prochain au calme », je cite.
Notre mission, au plus fort des attaques au couteau, a pu rencontrer à la fois le représentant permanent de Palestine, et le représentant israélien, qui ont chacun pour leur part, renvoyé toute la responsabilité des violences sur l'autre partie. Le palestinien a estimé que la poussée de violence témoignait d'une impasse, plus que d'une dynamique nouvelle susceptible de mener à une 3ème intifada. A la question : « Qu'adviendrait-il si Daech s'implantait dans la bande de Gaza ? », l'israélien a quant à lui rejeté l'idée que l'absence de perspective puisse jouer dans ce sens. Il a mis en avant la -je cite- « bonne volonté » du gouvernement israélien (sur l'installation de caméras, sur un possible sommet avec le dirigeant palestinien M. Abbas, sur le maintien du statut de 1967, etc...), qu'il a opposée à ce qu'il considère comme une attitude de refus systématique des responsables palestiniens.
Il est frappant de constater qu'à New York les missions permanentes, représentation palestinienne et israélienne, n'ont même aucun contact entre elles !
Il n'y a plus de dialogue et je crois qu'on peut dire qu'il n'y a même presque plus de format de discussion. J'ajoute que depuis notre mission, à la suite de la publication par la Commission européenne de ses orientations sur l'étiquetage des produits issus des colonies israéliennes, Israël a décidé de suspendre ses relations avec les institutions européennes.
Sur la COP 21, comme vous le savez, elle a été précédée de l'adoption de « l'agenda 2030 du développement durable » lors du Sommet des chefs d'État à New York en septembre qui a défini 17 Objectifs du développement durable, qui succèdent aux objectifs du Millénaire pour le développement, et donnent un cadre qui intègre les 3 dimensions du développement durable : économique, sociale et environnementale.
Son adoption a représenté pour la France un deuxième succès diplomatique après l'accord adopté lors de la Conférence d'Addis-Abeba sur le financement du développement.
Nous avons mesuré à New York l'effort colossal de notre réseau diplomatique, totalement engagé en faveur des négociations climatiques. La méthode est de mettre l'enjeu climat en transversal dans tous les sujets, afin de créer du « mainstream » -ou courant dominant-. La production des 184 contributions nationales, couvrant 95 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, a été un formidable levier pour engager une dynamique, en créant un effet d'accélération sur la dernière semaine de septembre, pendant laquelle la moitié a été remise. Bien sûr beaucoup reste à faire puisque ces contributions ne permettront pas de contenir la hausse de la température mondiale sous la barre des 2 degrés, ces contributions nous plaçant sur une trajectoire à 3 degrés par rapport à l'ère pré-industrielle.
L'espoir reste permis pour un accord de Paris « universel, contraignant, et différencié», et nous mesurons le chemin parcouru y compris depuis fin octobre puisque le texte issu des pré-négociations de Bonn contenait encore de nombreux points de désaccords, des centaines de crochets sur 50 pages (contre 300 pages à Copenhague lors de la COP qui avait échoué). Après les négociateurs la semaine dernière, ce sont les ministres qui ont la main durant cette seconde semaine de la COP.
Avec 48 pages, le nouveau projet d'accord adopté en fin de semaine dernière identifie mieux les options et dessine des compromis possibles. À l'évidence, il faudra une volonté politique forte pour aboutir. Nous sommes d'après les spécialistes dans une « spirale positive ».
Le financement de l'aide climatique aux pays du Sud par ceux du Nord et la question de la répartition des efforts entre pays développés, émergents et en développement sont évidemment parmi les points les plus épineux.
Autre sujet de tension, la question des "pertes et dommages", portant sur les aides qui pourraient être apportées à certains pays pour faire face aux impacts irréversibles du réchauffement, ou l'instauration de rendez-vous pour revoir les engagements qui sont également des sujets de tensions.
Nous avons quant à nous pendant notre mission passé tous les messages possibles pour favoriser un accord à Paris. A ce stade je voulais saluer le travail considérable du Quai d'Orsay sur ce dossier, et notamment tout le processus et la méthode innovante qui ont été approuvés par 196 parties pour essayer d'arriver à un accord universel durable et contraignant. A quelques jours de la clôture : rien n'est joué et tout est encore possible.
M. Alain Gournac. - J'évoquerai les dossiers africains et les opérations de maintien de la paix. L'Afrique occupe 60 % du temps du Conseil de sécurité, et concentre l'essentiel des opérations de maintien de la paix de l'ONU. Sur les dossiers africains, la France a un leadership incontesté au Conseil de sécurité. 4 diplomates de notre mission à New York se consacrent à plein temps aux dossiers africains.
Barkhane est appréciée de tous aujourd'hui : un effort de communication nous semble avoir été fait sur Serval d'abord, puis l'opération au Sahel Barkhane, et sur ses résultats en matière de lutte contre le terrorisme. Un travail étroit avec le ministère de la défense est engagé en ce sens et de nombreux rapports sont faits au Conseil de sécurité.
Ban Ki Moon nous a d'ailleurs spontanément félicités pour notre action au Mali y compris pour la protection des casques bleus de la MINUSMA, qui continuent de payer un lourd tribut puisqu'on déplore 41 morts et 150 blessés graves depuis son déploiement. Hervé Ladsous, le patron des casques bleus, nous a indiqué qu'il y avait une attaque au mortier ou à la mine tous les deux jours contre les casques bleus au Mali. Il a souligné la bonne articulation avec Barkhane. Naturellement les trafics de drogue et d'armes dans cette région sont deux facteurs qui perturbent la bonne application des accords politiques dans le Nord du pays. Mais à son sens le risque d'une installation de Daech au nord Mali -un scénario catastrophe- n'est pas aujourd'hui avéré.
En 2015, 106 000 policiers et militaires de 124 Etats et près de 20 000 civils sont déployés dans le cadre de 16 opérations de maintien de la paix de l'ONU, essentiellement en Afrique subsaharienne. En 1996, ils n'étaient que 12 400, soit une multiplication par 10 en 20 ans !
Les missions sont désormais le plus souvent des mandats complexes et multidimensionnels (alliant protection des civils, réforme des secteurs de la sécurité, construction d'un État de droit, protection des Droits de l'homme, soutien au processus politique, coordination de l'assistance économique et humanitaire...). De plus, les opérations de maintien de la paix sont de plus en plus déployées dans des environnements non stabilisés, où la population est à la fois la cible et l'enjeu de la violence, ce qui rend nécessaire une posture plus « robuste », c'est-à-dire plus engagée militairement.
Le budget total de l'ensemble des opérations de maintien de la paix est passé de 840 millions de dollars en 1999 à près de 8 milliards de dollars aujourd'hui. Cette somme représente près de quatre fois le budget ordinaire de l'ONU.
La France est le 32e pays contributeur de troupes (2e membre de l'UE, 2e du P5), avec 924 hommes déployés principalement au sein de la FINUL au Liban.
Financièrement, la France est actuellement 3e contributeur financier au budget des opérations de maintien de la paix (354 millions d'euros versés en 2014-2015), avec une quote-part majorée, en tant que membre permanent, de 7,21 %. La France apporte également un appui direct aux opérations de maintien de la paix, en déployant des troupes sous commandement national en soutien comme c'est le cas au Mali avec Barkhane et en RCA avec Sangaris.
Nous contribuons également à renforcer la performance des opérations de maintien de la paix en permettant à nos partenaires, notamment africains, de disposer de troupes correctement formées, puisqu'au total, 18 540 militaires de pays africains ont été formés en 2014, dont 8 083 spécifiquement au profit des opérations de maintien de la paix (MINUSMA, AMISOM, MINUSCA, ONUCI), soit une dizaine de bataillons d'infanterie africains servant en opérations de maintien de la paix.
Tout le monde n'est pas engagé autant que ne l'est la France.
Six États procurent les deux tiers du budget des OMP (Etats-Unis, Japon, Royaume-Uni, Allemagne, France et Italie) tout en ne fournissant que peu de troupes (117 casques bleus américains par exemple) alors que les principaux contributeurs de troupes, notamment du sous-continent indien, ne contribuent que très peu au budget des OMP (moins de 0,5 % par pays) -et financent, de fait, leurs militaires via l'ONU. Quasiment absents depuis la fin des années 90, certains partenaires européens ont tiré parti de leur désengagement d'Afghanistan pour réinvestir prudemment les OMP (Pays-Bas, Suède), d'autres ont engagé une réflexion en ce sens (Royaume-Uni notamment). Mais ce mouvement n'est pas encore de nature à changer la donne.
Ainsi à l'initiative du président Obama, un sommet a été organisé en septembre dernier pour mobiliser plus de contingents pour les opérations de maintien de la paix. 53 pays ont fait des offres de contingents de casques bleus à cette occasion, ce qui est positif.
Face au nombre et à la complexité croissante des opérations, leur rationalisation constitue une triple nécessité opérationnelle, budgétaire et politique. L'enjeu est de gagner des marges de manoeuvre afin d'être capable de faire face à de nouvelles crises, et d'alléger la facture. Cette réflexion est engagée depuis plusieurs années et le département des opérations de maintien de la paix en a bien conscience. On nous a cité 3 OMP qui allaient d'ailleurs bientôt arriver à la fin de leur mandat : en Haiti, au Libéria, et en Côte d'Ivoire (l'ONUCI).
Mme Bariza Khiari. - En conclusion, je crois que nous pouvons être fiers de l'action de la France à l'ONU, dont l'influence est grande, ce qui fait dire parfois que la France y boxe « au-dessus de sa catégorie ».
M. Christian Cambon. - Ayant par le passé participé à cette mission annuelle, je témoigne de son grand intérêt mais aussi d'une certaine « saturation » des capacités de maintien de la paix. La participation aux opérations de maintien de la paix de petits pays -Bengladesh, Mongolie, Pakistan...- est frappante et contraste singulièrement avec certains de nos grands voisins européens...
- Présidence de M. Christian Cambon, vice-président -
Déplacement au Bundestag - Communication
La commission entend une communication de MM. Jacques Gautier, Daniel Reiner, Xavier Pintat et Jean-Marie Bockel sur leur déplacement au Bundestag les 2 et 3 décembre 2015.
M. Jacques Gautier. - Daniel Reiner, Xavier Pintat, Jean-Marie Bockel et moi-même nous sommes rendus à Berlin, les 2 et 3 décembre derniers, pour rencontrer nos homologues membres de la commission de la défense du Bundestag. Ce déplacement intervenait à l'invitation du président de cette commission, M. Wolfang Hellmisch, qui a donné suite, ainsi, à une proposition conjointe du président de notre commission, notre collègue Jean-Pierre Raffarin, et de la présidente de la commission de la défense de l'Assemblée nationale, notre collègue députée Patricia Adam. Notre délégation s'est naturellement jointe à celle que cette dernière conduisait, et dont nos collègues députés Francis Hillmeyer, Gilbert Le Bris, Alain Marty et Gwendal Rouillard faisaient partie.
C'est une rencontre que nous souhaitions organiser de longue date, pour suivre et accompagner les développements de la coopération franco-allemande en matière de défense, selon un format similaire à celui des échanges qui, réunissant des membres des commissions chargées de la défense de l'Assemblée nationale et du Sénat d'une part, de la Chambre des Communes et de la Chambre des Lords d'autre part, se tiennent, de façon régulière, au titre du suivi de la mise en oeuvre des accords franco-britanniques de Lancaster House conclus en 2010. Ces derniers mois, nous avions déjà eu l'occasion de rencontrer les députés allemands à plusieurs reprises, en France ou en Allemagne, et notamment à Müllheim, au printemps dernier, pour une visite commune à la brigade franco-allemande. Le débat structuré que nous avons tenus la semaine dernière a rassemblé trois commissions de la défense - celles de l'Assemblée nationale et du Sénat d'un côté, de l'autre celle du Bundestag, puisque le Bundesrat, je le rappelle, ne dispose pas de compétences en ce domaine.
Cette réunion formelle avait fait l'objet d'un ordre du jour prévisionnel, d'ailleurs adopté par un vote de la commission de la défense du Bundestag, que les attentats terroristes commis à Paris le 13 novembre dernier et le nouveau contexte européen de coopération en matière de défense qui en a résulté ont naturellement conduit à réviser. Nos échanges ont ainsi pu faire une large place aux questions relatives à l'engagement de l'Allemagne auprès de la coalition contre Daech, dans le cadre de la mise en oeuvre de la clause de solidarité prévue par l'article 42, paragraphe 7, du Traité sur l'Union européenne. Ces échanges se trouvaient en effet au coeur de l'actualité : le 25 novembre avait eu lieu, à Paris, la rencontre entre le Président de la République et la Chancelière fédérale, destinée à décider des contours de cette coopération militaire contre Daech ; la veille de notre arrivée à Berlin, le 1er décembre, le gouvernement allemand avait adopté, en Conseil des ministres, le projet d'intervenir en renfort au sein de la coalition ; enfin, l'approbation de ce projet par le Bundestag devait avoir lieu le lendemain de notre départ de la capitale allemande, le 4 décembre.
Ce vote du Bundestag a conforté les espoirs de coopération que nous a laissé concevoir l'ambiance constructive des débats que nous avons tenus avec nos homologues allemands. Je dois dire que cette conclusion positive de notre déplacement n'allait pas de soi a priori.
M. Daniel Reiner. - Longtemps, en effet, il a été difficile de trouver des convergences de vues, sur les questions de défense, avec les députés allemands. Ces derniers ont souvent eu du mal à comprendre, en particulier, notre attachement au succès des exportations d'armement de notre pays. Le climat de nos échanges de la semaine dernière était tout différent, que ce soit lors de notre réunion formelle avec la commission de la défense du Bundestag, le 3 décembre, ou lors du dîner avec plusieurs membres de celle-ci qui s'était tenu la veille. De toute évidence, ce climat a bénéficié des annonces d'engagement auprès de la France, dans la lutte contre Daech, qu'avait effectuées la Chancelière Merkel à la suite de sa rencontre du Président de la République.
Nous avons entendu s'exprimer des représentants de chaque parti représenté au Bundestag : l'Union chrétienne-démocrate (CDU), le Parti social-démocrate (SPD) - dont est membre M. Hellmisch, président de la commission de la défense -, Alliance 90-Les Verts et Die Linke (« La Gauche »). Sur les différentes questions que nous avons abordées, et spécialement sur le sujet de l'intervention en Syrie et au nord du Mali, nous avons observé un certain consensus, d'un groupe politique à l'autre, réserve faite des positions assez vigoureusement critiques de Die Linke. Ce dernier parti, du reste, a exprimé son intention de former un recours, devant la Cour constitutionnelle, contre l'autorisation donnée par le Bundestag d'un engagement de l'Allemagne dans la coalition contre Daech.
Sur un total de 610 députés allemands, 445 députés ont voté en faveur de l'intervention, 146 députés ont voté contre, 7 se sont abstenus. Il est vraisemblable que la population allemande ne soutient pas, majoritairement, cette décision, mais, à en croire les sondages, il semble du moins que l'hostilité soit moins grande qu'il y a quelques mois encore.
L'engagement de l'Allemagne, en tout cas, est tangible. La République fédérale devrait fournir à la coalition contre Daech, dans les prochaines semaines, une frégate, destinée à protéger le porte-avions Charles-de-Gaulle, un avion ravitailleur, du renseignement satellitaire et six avions Tornado de reconnaissance - les évolutions de ces appareils, par nature, n'étant pas exemptes de risques, pour les pilotes allemands... Le mandat donné par le Bundestag permet d'envoyer jusqu'à 1 200 soldats en renfort de la coalition. En outre, le plafond de l'intervention allemande au nord du Mali devrait être prochainement porté à 650 hommes, contre 150 actuellement.
Nous avons bien sûr remercié nos interlocuteurs pour l'ensemble de ces soutiens, précieux, apportés par l'Allemagne aux initiatives françaises. Il faut bien mesurer que, pour la République fédérale, un tel engagement militaire constitue une rupture politique majeure, une forme de révolution !
M. Jean-Marie Bockel. - Je partage l'essentiel des vues de Daniel Reiner, mais je crois qu'il faut relativiser le changement d'orientation de l'Allemagne sur les questions de défense. Ce changement est réel, dont acte ; mais ce n'est pas encore une révolution... On connaît les réticences de la République fédérale, de nature historique, à s'engager de façon armée, et l'hostilité de la population allemande à cet engagement paraît demeurer. Du reste, c'est à certaines conditions que l'Allemagne s'engage : elle se rend sur le terrain, certes, mais elle ne frappe pas. Et nos homologues du Bundestag nous ont fait part de leurs interrogations.
Ils s'interrogent d'abord sur la solidité de la base juridique de l'intervention militaire en Syrie. En droit allemand, le débat porte sur le point de savoir si cette intervention s'inscrit bien dans le cadre d'un dispositif de sécurité collective, critère qui autorise l'intervention armée de la République fédérale. Ce point devrait être clarifié dans la décision de la Cour constitutionnelle à venir, sur le recours de Die Linke. Les risques juridiques paraissent assez faibles.
Nos homologues nous ont également questionnés sur la « stratégie globale » de l'intervention en Irak et en Syrie, et sur la sortie de crise envisagée. Les ministres de la défense et des affaires étrangères allemands, respectivement Mme Ursula von der Leyen et M. Frank-Walter Steinmeier, ont dernièrement mis en avant les trois « piliers » de cette stratégie : d'abord, l'engagement militaire, autorisé le 4 décembre par le Bundestag ; ensuite, la négociation d'une transition politique en Syrie - l'Allemagne défend, dans le processus de Vienne, les mêmes positions que la France ; enfin, l'assèchement des ressources financières de Daech. Dans ce dernier objectif, les ministres des finances français et allemand, MM. Michel Sapin et Wolfgang Schäuble, se sont réunis à Berlin, le 2 décembre dernier.
Les députés allemands s'interrogent aussi, comme nous, sur les garanties de sécurité offertes par les contrôles aux frontières extérieures et intérieures de l'Europe, dans le contexte d'arrivées massives de migrants. Le débat sur la mise en place d'un registre européen des noms de passagers (Passenger Name Record, PNR) se greffait sur cette question ; comme vous le savez, un accord politique en la matière a été trouvé lors de la réunion des ministres de l'intérieur de l'Union européenne, le 4 décembre.
Enfin, nos collègues du Bundestag sont attachés à s'assurer que les risques soient bien circonscrits sous trois aspects :
- en premier lieu, les dommages pour les populations civiles, susceptibles de se produire dans les zones de frappe de la coalition. L'inquiétude des députés allemands porte notamment sur la possibilité que des frappes qui seraient décidées sur la base de renseignements d'origine allemande puissent engendrer de tels dommages collatéraux ;
- en deuxième lieu, la montée du risque d'attentats visant l'Allemagne, à la suite de l'engagement de celle-ci contre Daech. À cet égard, nos homologues se sont fait l'écho des préoccupations de l'opinion publique allemande qui, même si l'Allemagne constitue déjà une cible affichée comme telle par Daech, redoute que l'implication du pays dans la coalition ne renforce le péril terroriste. Cette peur s'inscrit naturellement dans le contexte de la grande émotion suscitée, en Allemagne, par les attentats perpétrés à Paris le 13 novembre dernier, dont témoignaient, lors de notre passage, les nombreux bouquets de fleurs déposés en hommage devant l'ambassade de France ;
- en dernier lieu, les dissensions internes de la société allemande, laquelle, comme la société française, comporte une importante communauté musulmane.
Sur tous ces sujets, comme l'ont signalé Jacques Gautier et Daniel Reiner, nos échanges ont été de bonne qualité.
M. Xavier Pintat. - Quelques mots de bilan sur notre déplacement.
Les entretiens qui se sont tenus, les 2 et 3 décembre derniers, entre les députés et sénateurs français et les députés allemands, se sont avérés, de l'avis général de notre délégation, tout à faits constructifs. En effet, ces échanges ont permis d'apporter un éclairage des positions françaises à la partie allemande, à la veille même du vote du Bundestag qui devait autoriser l'intervention de l'Allemagne dans la coalition contre Daech. Le résultat très positif de ce vote a peut-être été en partie redevable à notre rencontre...
Les députés allemands se sont presque tous montrés disposés à accompagner les initiatives militaires françaises, sous certaines garanties bien sûr. Une part de celles-ci tiendra à la cinquantaine d'officiers allemands qu'il est prévu d'affecter à l'état-major de la coalition contre Daech. Nos collègues allemands ont tous témoigné de leur solidarité avec la France. Nous en avons été touchés, comme nous l'avons été de voir se recueillir, devant notre ambassade à Berlin, des écoliers allemands qui apportaient des bouquets de fleurs, en hommage aux victimes des attentats commis à Paris le mois dernier. Il s'agit là de signes forts de l'amitié qui unit nos deux peuples.
Il était important, aussi, que les parlementaires français, dans cette occasion, montrent à nos partenaires allemands la convergence des points de vue qui existe, sur la question de la lutte contre Daech, entre les groupes politiques que nous représentions, au sein de la délégation de l'Assemblée nationale comme dans la nôtre.
Daech a une stratégie claire, présentée dans l'ouvrage programmatique d'Abou Bakar Naji, dont le titre est limpide : « Gestion de la barbarie ». Cette stratégie, c'est la destruction du lien social dans les pays européens, en tentant de monter l'une contre l'autre la communauté musulmane et le reste de la population, en vue de la dislocation de nos États et, à terme, de l'Europe. D'où la nécessité d'une action européenne qui stoppe l'expansion de Daech et soutienne des forces locales pouvant intervenir au sol, qui favorise un processus politique afin de sortir de la crise syrienne, et qui assèche le financement du terrorisme. La France et l'Allemagne, désignées par Daech comme cibles au titre de pays « croisés », ont à cet égard les mêmes intérêts à défendre.
D'une manière générale, le changement de dispositions d'esprit de nos collègues allemands, que nous avons observé au travers des interventions de la plupart des groupes politiques, et la bonne ambiance générale de nos débats, nous sont apparus de bon augure pour une remontée en puissance de la coopération franco-allemande en matière de défense. De fait, nous avons convenu avec nos homologues de poursuivre ces échanges à intervalles réguliers, pour débattre de l'ensemble des sujets touchant à la coopération de défense entre nos deux pays, notamment en ce qui concerne les enjeux industriels.
M. Jacques Gautier. - Je tiens pour finir à remercier ici notre ambassadeur à Berlin, M. Philippe Etienne, et les services de l'ambassade de France, pour leur mobilisation dans l'organisation de cette visite au Bundestag.
M. Christian Cambon, président. - Merci pour ce compte-rendu, très positif et encourageant pour l'avenir, alors même que les règles allemandes d'engagement des forces armées sont beaucoup plus contraignantes que les nôtres.
Nomination de rapporteurs
La commission nomme rapporteurs :
. M. Gaëtan Gorce sur le projet de loi n° 630 (2014-2015) autorisant la ratification du protocole relatif à la convention n° 29 de l'Organisation internationale du travail sur le travail forcé, 1930 ;
. M. Claude Nougein sur le projet de loi n° 483 (2014-2015) autorisant la ratification du traité de coopération en matière de défense entre la République française et la République du Mali ;
. M. Michel Billout sur le projet de loi n° 340 (2014-2015) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Nouvelle-Zélande concernant le statut des forces en visite et la coopération en matière de défense ;
. M. Jean-Marie Bockel sur les projets de loi n° 803 (2013-2014) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Croatie relatif à la coopération dans le domaine de la défense et n° 74 (2014-2015) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Lituanie relatif à la coopération dans le domaine de la défense et de la sécurité.
La réunion est levée à 12 h 20.
Jeudi 10 décembre 2015
- Présidence de M. Jacques Gautier, vice-président de la commission des affaires étrangères et de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes -La réunion est ouverte à 9 h 35.
Lutte contre les trafics d'êtres humains en Méditerranée - Audition de M. Hervé Bléjean, contre-amiral, vice-commandant de l'opération militaire de l'Union européenne dans la partie sud de la Méditerranée centrale (EUNAVFOR MED)
M. Jean Bizet, président. - Amiral Bléjean, nous sommes heureux de vous accueillir. Vos récents propos devant les représentants des parlements nationaux à Luxembourg à l'occasion de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (COSAC), ont retenu l'attention de nos collègues européens.
La crise des migrants en Méditerranée est très préoccupante. Elle revêt une dimension humanitaire, car un grand nombre de migrants ont perdu la vie malgré les nombreuses opérations de sauvetage. Cette crise pose de manière aiguë la question de la lutte contre les trafics d'êtres humains et contre les passeurs qui abusent de l'extrême vulnérabilité des personnes. Elle souligne aussi l'enjeu crucial d'un contrôle effectif des frontières extérieures de l'espace Schengen. Notre commission des affaires européennes a suivi de près l'évolution de cette crise et les réponses que l'Union européenne a cherché à lui apporter. Nos rapporteurs Jean-Yves Leconte et André Reichardt nous en ont rendu compte.
L'opération Sophia a été lancée en juin 2015 pour lutter contre les passeurs et les trafiquants de migrants et mettre un terme à cette tragédie humaine. En quoi se distingue-t-elle des opérations précédentes ou en cours de l'agence Frontex ou de l'opération italienne Mare Nostrum ? Dans quel cadre juridique est-elle mise en oeuvre ? Quels sont les moyens militaires déployés pour cette opération ? Y a-t-il une implication effective des autres États membres ? Quelle feuille de route devez-vous mettre en oeuvre et comment articulez-vous les différentes priorités qui ont été retenues ? L'opération est dirigée par un militaire italien, le vice-amiral Credendino. Qu'en est-il de la chaîne de commandement ? Enfin, quelles sont les règles et les conditions d'utilisation de la force par les militaires engagés dans l'opération ?
M. Jacques Gautier, vice-président de la commission des affaires étrangères. - Je voudrais tout d'abord excuser le président de la commission des Affaires étrangères, M. Jean-Pierre Raffarin, en déplacement à l'étranger. La réunion de nos deux commissions est une occasion rare, que justifie tout à fait l'opération Sophia. Lancée le 22 juin 2015, à la suite de la noyade en Méditerranée de 700 migrants le 18 avril 2015, au large de l'île de Lampedusa, elle a consisté dans sa première phase à collecter des renseignements sur les réseaux de passeurs de migrants établis notamment sur les côtes libyennes. Le 14 septembre dernier, les ministres des affaires européennes ont approuvé le lancement de la deuxième phase, plus opérationnelle, au cours de laquelle les forces européennes doivent arraisonner les navires, les fouiller, saisir et dérouter les embarcations, appréhender les trafiquants et les conduire à la justice. Dans les conditions prévues par le droit international de la mer, cette intervention n'a lieu que dans les eaux internationales et non dans les eaux territoriales libyennes, faute de résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, et contre des navires suspects, c'est-à-dire sans pavillon, ou portant un pavillon qui n'est pas le leur. Une troisième phase de cette opération passerait donc par l'adoption d'une résolution du Conseil de sécurité et nécessiterait la coopération des forces libyennes. Le début d'un rapprochement avec les gouvernements de Tripoli et de Tobrouk est indispensable pour avancer.
Comment vivez-vous la montée en puissance de l'opération ? Alors que l'Italie, la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni participent déjà à l'accomplissement de cette mission, d'autres pays européens doivent-ils renforcer le dispositif ? Vous nous direz si l'effort consenti est suffisant et satisfaisant selon l'État-major, et si les interventions internationales dans la zone sont articulées de façon efficiente. Enfin, Amiral, nous souhaiterions que vous nous donniez votre analyse sur la complémentarité de l'action d'interception en mer et d'une action relais sur terre. Des coopérations se dessinent-elles avec les forces libyennes ou avec d'autres forces régionales, comme la Tunisie ou l'Égypte, ou encore l'Algérie ?
Amiral Hervé Bléjean, vice-commandant de l'opération EUNAVFOR MED-Sophia. - J'occupe les fonctions de vice-commandant de l'opération Sophia, depuis fin juin, moment où cette opération a été lancée, pour faire suite à la décision du Conseil européen extraordinaire, le 20 avril, d'inscrire le problème migratoire dans un plan d'action en dix points, sous l'autorité de Mme Mogherini, Haute Représentante de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. L'opération Sophia n'est qu'un des points de ce plan d'action. Son objectif premier est d'empêcher la perte de vies humaines. Il s'agit de compléter Frontex ou Mare Nostrum, qui sont des opérations de sauvetage et de recueil des migrants, par une opération de lutte contre les réseaux criminels qui favorisent la migration irrégulière, en s'attaquant à leurs moyens et en appréhendant, en arrêtant et en traitant en justice les présumés passeurs et trafiquants d'êtres humains. Bien sûr, le recueil et le sauvetage en mer des migrants restent une obligation internationale et une responsabilité morale. À ce jour, nos navires ont recueilli plus de 6 800 migrants. Même si nous ne souhaitons pas que nos moyens soient consommés par ces opérations, elles constituent une source de renseignement précieuse, grâce aux témoignages des migrants.
La chaîne de commandement correspond au schéma classique mis en place pour toute opération européenne. Le Vice-Amiral Credendino, commandant de l'opération, reçoit ses directives du Comité politique et de sécurité de l'Union européenne, interlocuteur privilégié de Mme Mogherini. À Bruxelles, le Comité militaire de l'Union européenne et l'État-major de l'Union européenne nous apportent un soutien technique en assurant le rôle de charnière politico-militaire. Le commandement de l'opération est situé à Rome, dans les locaux du centre de commandement des opérations interarmées italien (CPCO). Notre État-major compte 165 membres, issus de vingt États membres différents. Le commandement est installé sur le navire amiral Garibaldi, qui a remplacé le Cavour, et comprend 65 personnes issues de douze États membres. Le commandement dispose de six navires - cinq, depuis que la frégate allemande Augsburg nous a quittés. Nous disposons également de trois avions de surveillance ou de patrouille maritimes, ainsi que de bases avancées.
L'opération est planifiée en trois phases. La première consistait à recueillir des renseignements sur l'organisation des réseaux. Depuis le 7 octobre, nous sommes entrés dans une deuxième phase, plus active, d'arraisonnement et de fouille des navires en haute mer. Le droit international nous interdit toutefois pour l'heure d'entrer dans les eaux territoriales libyennes. Si le cadre juridique évolue, il faudra être attentif au positionnement de nos navires car en étant plus visibles nous risquerions ainsi d'attirer les migrants qui préfèreraient nous rejoindre directement plutôt que de faire appel à des passeurs. Il faudra également être attentif à la menace générale et en particulier à celle que représente Daech, présent sur 200 kilomètres de côtes. La troisième phase de l'opération prévoit des actions ponctuelles à terre pour neutraliser les réseaux de passeurs au plus près.
Si l'opération Sophia utilise des moyens militaires, elle reste une opération de police : il s'agit de lutter contre des criminels, pas de combattre la Libye, ni de la mettre sous blocus. Notre mission se fait avec et pour la Libye. L'absence de victimes est un principe fondamental sur lequel nous n'avons pas de marge d'erreur.
La convention sur le droit de la mer de Montego Bay autorise les enquêtes de pavillon sur les navires qui ne battent pas pavillon. Cela se borne toutefois à vérifier les papiers. Si l'article 10 du Protocole de Palerme cite la lutte contre la migration irrégulière et contre les passeurs, il n'a pas valeur d'obligation, mais seulement d'encouragement... La résolution 2240 (2015) du Conseil de sécurité des Nations unies du 9 octobre 2015 est limitée à la haute-mer, mais plus précise en termes de droit d'action, ce qui libère une marge de manoeuvre pour un certain nombre d'États membres qui ne disposaient pas d'une loi nationale sur l'action en mer.
Nous ne pourrons entrer dans l'espace de souveraineté libyen que si nous y sommes invités par une autorité libyenne internationalement reconnue, qui ne pourra donc être ni le gouvernement de Tobrouk, ni celui de Tripoli. L'espoir réside dans la constitution d'un gouvernement d'unité nationale. Cette invitation devra être doublée d'une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies qui nous autorise à intervenir, sur le modèle de ce qui s'était fait en Somalie.
Quant à la phase 3 d'action à terre, elle ne pourra être mise en oeuvre sans une coopération forte avec des forces armées et des forces de souveraineté libyennes ayant un fondement légal - qui reste à définir.
Au plus fort de notre activité en phase 2, nous disposions de neuf navires et de quatre avions de patrouille et de surveillance maritimes. Certains États membres consentent un effort considérable : la marine slovène met à notre disposition un de ses deux navires, le Luxembourg a affrété un avion de patrouille maritime. La France, deuxième contributeur en personnel au sein des États-majors, a également mis à notre disposition un Falcon 50 de la marine nationale. La frégate Courbet a participé à l'opération pendant deux mois, avec son équipage complet. Renforcé par un hélicoptère Panther et une équipe de commando, le Courbet a sauvé 80 migrants et a fait des merveilles en matière de recueil de renseignements. Encore une fois, la mise en oeuvre des phases 2 et 3 ne pourra se faire qu'avec la coopération des forces de souveraineté libyennes.
En 2015, la migration depuis la Libye est issue presque exclusivement d'Afrique, pour un tiers d'Afrique de l'Est, surtout de Somalie et d'Érythrée, et pour deux tiers d'Afrique de l'Ouest. Après avoir convergé vers des hubs en Libye, les migrants sont acheminés vers les côtes d'où ils partent pour une périlleuse aventure en mer. On sait que le trajet terrestre fait encore plus de victimes que la traversée. Depuis le début de l'année, 150 000 migrants ont quitté les côtes de Libye, 2 800 sont morts. Le flux migratoire qui emprunte la route des Balkans, entre la Turquie et la Grèce, a augmenté de 1 500 % cette année, alors qu'en 2014, 90 % des candidats à la migration passaient par la Libye. On ne compte plus de Syriens parmi les migrants de Méditerranée centrale : la majorité est désormais érythréenne. Les migrants venus d'Afrique de l'Est sont surtout des réfugiés, ceux qui arrivent de l'Ouest des migrants économiques. Tous ont en commun un désespoir - ou un rêve - suffisamment fort pour accepter un risque extrême. Le flux de migration entre le Maroc, l'Algérie et l'Espagne s'est tari : les coopérations mises en place ont porté leurs fruits.
Les Libyens n'empruntent pas cette route, sans doute parce que la situation économique de la Libye n'est pas si mauvaise : elle fait partie des cinq pays africains ayant le plus haut indice de développement, avec cette réserve cependant que sa capacité économique repose pour beaucoup sur le commerce illicite de la migration irrégulière qui représenterait, selon un chiffre qui reste à vérifier, 30 à 35 % des revenus du pays.
Même si la route égyptienne entre Alexandrie et l'Italie prend de l'importance, la majorité des départs se font depuis l'ouest de la Libye, de part et d'autre de Tripoli. Le sauvetage des migrants se fait à 90 % dans une zone qui touche les eaux territoriales libyennes. En effet, les passeurs n'organisent plus désormais de traversée jusqu'en Italie, mais une opération massive de sauvetage en mer, qui leur évite d'avoir à fournir suffisamment d'essence ou de nourriture pour gagner l'Italie : une traversée low cost, en quelque sorte. Ils chargent jusqu'à 450 personnes dans des embarcations faites pour n'en contenir que dix ou vingt. D'où des décès par étouffement. À l'est de Tripoli, les passeurs utilisent des canots pneumatiques qui embarquent jusqu'à 150 migrants. Ces embarcations sont toutes importées de manière légale. Peut-être serait-il efficace d'inscrire une clause dans la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies pour lutter contre ce commerce et tarir l'approvisionnement.
Une traversée en Méditerranée coûte en moyenne 1 500 euros par migrant ; la traversée terrestre, 2 000 euros. Un investisseur qui achète un bateau en bois pour 100 000 euros peut espérer 400 000 euros de bénéfice dès le premier voyage ! Le commerce de la migration irrégulière est si lucratif qu'il constitue la moitié du budget municipal de certaines localités. Il faudra proposer des économies de substitution pour satisfaire ceux qui auront perdu cette manne. D'autant que lorsque l'on brasse autant d'argent, tout le monde en bénéficie d'une manière ou d'une autre...
Des témoignages et des photos font état du mode d'action des réseaux. Nous avons pu identifier une filière où les passeurs escortaient l'embarcation des migrants jusqu'au lieu du sauvetage pour communiquer leur position exacte aux sauveteurs. Ces escortes s'aventuraient parfois dans les eaux internationales. Depuis le lancement de la phase 2, elles ne quittent plus les eaux territoriales de la Libye.
Lorsque les embarcations des migrants sont vidées, nous les récupérons et les détruisons systématiquement. Nous n'avons pas les moyens de les remorquer, et il s'agit d'éviter qu'elles soient réutilisées ou représentent un danger pour la navigation.
Le renseignement est une mission clé de l'opération Sophia. La France en est le deuxième pourvoyeur, le premier pour la connaissance de la sécurité des pays avoisinants et de la sécurité en Libye. Des lacunes demeurent : nous avons besoin de mieux comprendre ce qui se passe à terre, ce qui nécessite une plus forte coopération avec les forces libyennes. Il faudrait ainsi pouvoir identifier les embarcations qui sont utilisées pour des activités illicites de celles qui servent à la pêche ou au commerce, plutôt que de tout détruire et de mettre à mal l'économie locale de la Tripolitaine.
Nous travaillons avec les pays avoisinants et nous sommes rendus en Égypte, en Algérie, en Tunisie, en Turquie. Nous avons eu un premier contact avec des autorités libyennes, notamment des garde-côtes de Tripoli. Nous travaillons aussi avec les organisations européennes, au premier rang desquelles Frontex. Nous sommes complémentaires de l'opération Triton, dont la zone d'intervention se situe plus au nord et dont la vocation est le contrôle des frontières, non le démantèlement des réseaux. Nous travaillons avec l'Agence des Nations unies pour les réfugiés, qui fournit à nos équipages un paquet d'entraînement au recueil des migrants. Enfin, nous collaborons aussi avec des ONG comme Médecins sans frontière ou la Croix-Rouge. Souvent réticentes à s'afficher avec des militaires, elles partagent l'objectif de notre mission : éviter des pertes de vies humaines.
Nous avons ouvert le forum d'échanges Shared awareness and de-confliction (Shade) à l'image de ce qui se fait depuis six ans dans l'Océan indien. Regroupant les acteurs militaires, étatiques, civils, des représentants des pays contributeurs ou des États riverains, mais également des ONG, il devrait favoriser la mise en place d'outils concrets comme une ligne téléphonique d'urgence ou un site internet partagé.
Nous allons faire face à une période de creux hivernal. Les criminels sont concurrentiels, ils font de la publicité sur les réseaux sociaux : ils veillent donc à préserver leur image auprès de leurs éventuels clients et évitent de lancer leurs bateaux dans de trop mauvaises conditions de navigation.
Il nous restera à définir le cadre juridique de la phase suivante, notamment pour le traitement des présumés passeurs que nous appréhendons. Nous avons remis récemment 43 suspects aux autorités italiennes qui les ont transférés à la direction nationale anti-mafia. Dès lors que les conditions seront réunies pour que nous puissions entrer dans l'espace territorial libyen, que ferons-nous des passeurs que nous appréhenderons ? Encore faudrait-il que la justice libyenne existe pour que nous puissions les lui remettre... Si nous choisissons de les juger au sein d'un État membre, nous aurons besoin d'un accord de transfert entre la Libye et cet État. Nous pressons Bruxelles d'avancer sur cette question, car il n'y aura de résolution du conseil de sécurité de l'ONU qu'une fois que tous les outils seront en place.
M. Jacques Gautier, vice-président de la commission des affaires étrangères. - Merci pour cette présentation complète qui bat en brèche certaines certitudes que nous avions, notamment sur l'origine des migrants.
M. André Trillard. - Le trafic des migrants ne date pas d'aujourd'hui. Kadhafi l'utilisait déjà en son temps comme arme politique. J'ai présidé - contraint et forcé - le groupe d'amitié France-Libye alors qu'il était au pouvoir : avant 2011, le ministre des Affaires étrangères libyen reconnaissait que le gouvernement « stockait », d'après ses propres termes, des flux de migrants sur ses côtes et organisait des « lâchers », je cite, vers Lampedusa en cas de conflit aigu avec les Européens ! Je suis surpris qu'il n'y ait plus de migrants syriens en Méditerranée, même si la migration est bien sûr surtout africaine. Il faudrait assécher les ressources en embarcations, et se passer de l'autorisation du pays pour s'approcher des côtes et détruire les bateaux ! Le but est d'abord de sauver les migrants. Peut-être est-ce aussi de les ramener sur le territoire africain ? Enfin, la Libye a d'autres richesses à exploiter que la migration irrégulière : Sabratha, Leptis Magna sont des merveilles pour le tourisme, sans compter les 3 000 kilomètres de côte sur la Méditerranée.
M. Philippe Bonnecarrère. - Merci pour cette présentation passionnante. En 2015, l'État islamique avait annoncé avoir coulé un navire égyptien par missile, au niveau de la péninsule du Sinaï. L'État islamique dispose-t-il vraiment de moyens pour toucher nos navires ? Et à quelle distance ?
Vous dites que le flux migratoire s'est tari entre le Maroc et l'Espagne. Pourriez-vous revenir sur le processus qui a conduit à tant d'efficacité ? Peut-il être reproduit ?
Enfin, vous avez expliqué qu'il fallait une autorisation de la Libye et une résolution de l'ONU pour entrer dans les eaux territoriales libyennes. Est-ce l'Union européenne qui est à la manoeuvre pour obtenir ces autorisations, ou cela dépend-il de la diplomatie souveraine de chacun des États ?
M. Gilbert Roger. - Je comprends que c'est à la justice italienne que sont déférés les passeurs. C'est plus rassurant que si c'était à celle de la Libye, où Daech tire profit de ces trafics. Comment faire en sorte que nous ne les lui adressions pas parce que nous respecterions des règles morales et juridiques dont ils ne s'embarrassent guère ?
Amiral Hervé Bléjean. - En effet, le phénomène migratoire n'est pas nouveau en Libye, et M. Kadhafi l'utilisait. Entre 500 000 et un million de migrants s'y trouvent, en attente de départ. Comme ils ne rebrousseront pas chemin, le succès de notre opération appellera d'autres actions.
Si toutes les embarcations transportant des migrants sont détruites en mer, nous ne disposons pas du cadre légal pour faire de même à terre, avant qu'elles ne soient utilisées. Il faudrait en interrompre l'approvisionnement, car nous savons d'où arrivent ces bateaux, parfois de loin, via des intermédiaires. Mais lorsque les douaniers maltais ont récemment ouvert un container plein de dinghies à destination de Tripoli, ils n'ont pu que le laisser repartir, faute de règle juridique adéquate : il ne s'agit pas d'un bien à double usage ou dangereux... Nous agissons dans le cadre d'un mandat et la politique migratoire elle-même n'est pas de notre ressort.
La présence de terroristes fait l'objet de toute notre vigilance. L'évènement auquel vous avez fait allusion est avéré, mais il s'agissait sans doute d'une arme de courte portée, de type lance-roquette. Nous n'excluons rien, le risque zéro n'existe pas. Nous n'avons pas d'indication que Daech ait mis la main sur des stocks anciens de lance-missiles. Du reste, la plupart de ces armes - y compris celles qui sont aux mains des forces libyennes -sont anciennes et, faute d'entretien, probablement peu opérationnelles. Comme nous redoutons particulièrement un attentat-suicide pendant une opération de recueil, nous devons arbitrer entre l'urgence du sauvetage et les précautions de sécurité - y compris sanitaires, car certains migrants sont porteurs de maladies disparues d'Europe depuis des siècles. Jusqu'à présent, nous n'avons jamais détecté d'équipement suspect ni d'infiltration parmi les migrants, sans doute parce qu'il s'agit de la route la plus dangereuse.
Le flux vers l'Espagne, qui était considérable, a été endigué grâce à une coopération très forte entre l'Espagne, le Maroc, la Mauritanie et le Sénégal, aux termes de laquelle ces trois derniers pays ont reçu les moyens maritimes et aériens de contrôler leurs côtes. C'est ainsi, notamment, qu'a été jugulé le trafic entre le Sénégal et les Canaries. Ce modèle est bien sûr reproductible, à condition d'avoir comme interlocuteur un appareil d'État disposant de forces de souveraineté avec qui construire une coopération. Cela dit, le flux endigué quelque part se reconstitue ailleurs : nous devrons soigneusement évaluer l'impact de notre opération en Libye sur les autres flux.
Il faudra, en effet, à la fois un appel de la Libye et une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU, si nous ne voulons pas nous heurter à un véto de certains membres. L'envoyé spécial de l'ONU essaie d'amener les deux parties à constituer un gouvernement d'union nationale, avec le soutien de l'Union européenne. Sa cellule, en Tunisie, comporte un officier de liaison de notre opération. Le Service européen pour l'action extérieure de Mme Mogherini sera à la manoeuvre pour préparer une résolution. L'expérience montre toutefois qu'il faut qu'un ou plusieurs États membres soient moteurs. Le Royaume-Uni l'avait été pour la résolution 2240 car il en avait besoin pour combler une lacune de son dispositif législatif.
La direction nationale antimafia italienne a proposé à tous les États membres participant à l'opération de lui remettre les présumés passeurs et trafiquants qu'ils appréhendent. Le procureur national antimafia est en effet habilité, de par son rôle au sein d'Eurojust, à lutter contre le crime transfrontalier. De fait, les opérations Sophia, Triton et Mare Sicuro ont conduit à remettre quelque 400 personnes à la justice italienne. Cela va du migrant qui, en échange de la gratuité du passage, pilote l'embarcation et passe l'appel aux secours, aux membres de réseaux, dont une vingtaine ont été condamnés à de lourdes peines pour des cas où des migrants sont morts.
Actuellement, nous nous interdisons d'entrer dans les eaux territoriales de la Libye, État souverain. Si nous le faisions, nous n'aurions qu'une alternative : remettre les passeurs à la justice libyenne ou les déférer à la justice d'un État membre de l'Union européenne avec lequel la Libye aurait un accord de transfert.
M. Pascal Allizard. - Comment votre mission s'articule-t-elle avec Frontex, Eurojust et Europol ? Coopérez-vous avec la marine égyptienne ?
M. Robert del Picchia. - J'admire votre mission humanitaire : vous sauvez des vies, bravo. Mais en fait, n'aidez-vous pas les passeurs ? Il leur suffit désormais de convoyer les migrants jusqu'à la limite des eaux internationales... J'ai conscience d'être un peu provocateur, mais c'est ce que pensent beaucoup de gens : tant que la phase 3 n'est pas mise en oeuvre, votre action n'a-t-elle pas pour effet d'accroître le nombre de migrants qui arrivent en Europe ? Pourquoi la poursuivre dans ces conditions ? Détruisons les bateaux à terre, avant qu'ils ne soient remplis de ces pauvres gens qui sont victimes des trafics.
M. Yves Pozzo di Borgo. - D'où viennent exactement les migrants auxquels chacune des missions évoquées a affaire ? Sont-elles gérées de manière coordonnée ? Nous avons besoin de résultats mais - et c'est la force de l'Occident - nous sommes respectueux du droit. Or la Libye est très déstabilisée, Daech entre sur le marché des migrants... Il y a deux gouvernements, situation qui correspond à un partage des ressources, pour ne pas dire du magot, entre les grandes tribus. En réalité, il n'y a pas d'autorité. Ne devrions-nous pas, dans ces conditions, foncer, quitte à être transgressifs ?
M. Cédric Perrin. - Merci pour votre exposé très instructif, qui comporte des éléments anxiogènes que nous avions déjà. Je vais parler cash, sans bien sûr vous viser personnellement : la situation que vous dépeignez m'écoeure. Si cette audition avait été retransmise à la télévision, le Front national aurait encore gagné dix points ! Les opérations Mare Nostrum et Triton ont été des appels d'air considérables auprès des migrants africains qui, munis de téléphones portables, se coordonnent avec les passeurs pour se mettre à portée d'être recueillis puis appellent Catane ou Rome pour demander qu'on vienne les chercher ! C'est faire concurrence à feue la SNCM ! Je trouve cela incroyable. On s'interdit de renvoyer les migrants en Libye parce que le droit international ne le prévoit pas, alors qu'il s'agit d'un pays sans État ni droit. Il faudra bien prendre conscience de l'échec considérable qu'est Frontex. Comment envisagez-vous de passer en phase 2 B, voire en phase 3 ? Nous devons détruire les navires sur place, avant qu'ils ne soient remplis et que nous n'allions les chercher gracieusement. Comment renvoyer les migrants là d'où ils viennent, faire passer le message ? Cela tarira vite le flux. Ces migrants viennent d'Afrique de l'Est et de l'Ouest, non de Syrie : ce ne sont pas des réfugiés.
M. Jean Bizet, président. - Qui représente la Libye à l'ONU ? Les Khmers rouges eux-mêmes ont bien représenté le Cambodge...
Amiral Hervé Bléjean. - Certaines questions, politiques, sortent du cadre de mon mandat, mais je m'efforcerai d'apporter des éclaircissements utiles pour y répondre. Notre coopération avec Frontex a été étroite dès le début, notamment grâce à des protocoles d'échange d'informations dans le domaine du renseignement. Nous avons des memorandums avec Europol et Eurojust pour l'échange de données, qui fait toutefois l'objet d'un encadrement juridique strict. Nous avons chaque semaine une visioconférence avec le commandant de l'opération Triton et celui de l'opération Frontex. Il est souhaitable que l'opération Sophia aille au-delà des opérations de recueil. L'an passé, nous avons recueilli 6 800 personnes, soit une faible part des 150 000 qui sont passées. Cet équilibre doit être maintenu.
Nous souhaitons coopérer avec la marine égyptienne, selon des modalités qui restent à définir. Dans quelques semaines, nous enverrons notre bateau amiral en escale à Alexandrie. Nous souhaitons embarquer des garde-côtes égyptiens afin de contrôler des bateaux battant pavillon égyptien, et bénéficier de leurs renseignements sur la situation à la frontière libyenne.
Certes, en un an, les passeurs se sont adaptés à la présence accrue des navires européens, sans compter ceux des ONG, et comptent sur l'organisation d'opérations de recueil des migrants. Nous sommes dans un cercle vicieux : si nous nous retirons de cette zone d'opération, il y aura davantage de morts, ce qui créera une émotion politique contraignant les États à réagir. Si être là n'est pas la solution idéale, s'en retirer non plus. La solution est d'avancer dans l'opération et d'enclencher la phase 3. Nous l'attendons avec impatience, mais ce n'est pas à nous qu'il revient de s'affranchir des contraintes juridiques. Nous le ferons si l'autorité politique nous en donne l'ordre. Pour l'heure, nous espérons la constitution d'un gouvernement d'unité nationale. Nous nous y préparons avec volontarisme, et serons prêts le moment venu, à condition que l'on nous en donne les moyens.
M. Robert del Picchia. - S'il devait y avoir une intervention des pays européens contre Daech en Libye, cela vous donnerait-il la possibilité d'aller détruire les bateaux dans les eaux territoriales ?
M. Alain Richard. - Plusieurs des questions posées passent tout simplement par-dessus la Charte des Nations unies. C'est une façon d'engager la discussion... La France pourrait se retirer des Nations unies - cela simplifierait beaucoup les choses - et sortir ses canonnières pour installer une force d'intervention en Libye et y constituer un gouvernement à notre convenance ! Mais si l'on n'accepte pas tout à fait ce niveau d'audace intellectuelle créative, il faut se référer à cette Charte, qui prévoit qu'un vote majoritaire du conseil de sécurité oblige l'ensemble des membres des Nations unies à accepter l'emploi de la force - c'est d'ailleurs le seul cas de supranationalité en dehors de l'Union européenne. Mais la dernière fois que nous avons obtenu un tel vote, pour une opération en Libye, cela n'a pas été considéré comme un plein succès, notamment par les deux membres qui opposent habituellement leur veto à ce type d'initiative et y avaient renoncé cette fois-ci. Gardons un petit rapport avec la réalité dans nos propositions !
M. Jacques Gautier, vice-président de la commission des affaires étrangères. - Merci, monsieur le ministre, pour ce rappel des règles du droit international...
M. Cédric Perrin. - Je vous ai écouté poliment, Monsieur Richard. Vous pouvez mépriser mon point de vue, mais lorsque d'autres prendront les décisions à notre place parce que nous n'aurons pas été capables de le faire, l'Histoire jugera.
M. Alain Richard. - Nous pouvons aussi quitter l'Union européenne !
M. Cédric Perrin. - Mon avis est loin d'être minoritaire.
M. Alain Richard. - Cela ne change pas mon appréciation.
Amiral Hervé Bléjean. -Sur le strict plan du droit, si un gouvernement d'union nationale était formé, les freins juridiques à la formation éventuelle d'une coalition internationale, sous l'égide de l'ONU, seraient levés, pour l'aider à assurer la sécurité de Tripoli. Quoi qu'il en soit, si le feu vert était donné, nous en bénéficierons vraisemblablement tous concomitamment.
M. Jacques Gautier, vice-président de la commission des affaires étrangères. - Merci Amiral, vous n'avez pas évité les questions difficiles. Vous nous avez parlé d'une opération de police menée avec des moyens militaires : cela montre bien les limites de l'exercice, et ne suffit pas à donner un contenu à la défense européenne. Alors que la France vient d'invoquer l'article 42 § 7 du Traité à la suite des attentats de Paris, les résultats sont encore insuffisants.
Lors du sommet européen de juin 2015, il a été décidé que Federica Mogherini préparerait une stratégie européenne de sécurité en collaboration étroite avec les États membres. Celle-ci sera soumise au Conseil en juin 2016. Le précédent document remonte à Javier Solana, date de 2003, et commence ainsi : « L'Europe n'a jamais été aussi sûre et aussi prospère ». En douze ans, l'environnement a changé !
Nous souhaitons peser sur cette réflexion européenne, en rappelant notre attachement au renforcement des budgets militaires, après les annonces du Président de la République au Congrès. Ils doivent atteindre 2 % du PIB - pour l'heure, cela reste un voeu pieux. Nous souhaitons que des Conseils européens soient plus régulièrement consacrés à la défense et demandons la création d'un Eurogroupe de la défense, d'abord fondé sur les capacités expéditionnaires franco-britanniques - les Anglais ont frappé récemment avec leurs Tornados basés à Chypre -, puis associant l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne et la Pologne, et tous les États qui le souhaiteraient. Nous pourrions élaborer une résolution, qui serait co-signée par les présidents de nos deux commissions, et insisterait sur l'importance du volet défense, car pour l'heure la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) ressemble surtout à une vaste et sympathique ONG...
M. Alain Gournac. - Vous dites que les Anglais ont engagé leurs Tornados ?
M. Jacques Gautier, vice-président de la commission des affaires étrangères. - Ils ont effectué des reconnaissances.
M. Alain Gournac. - Soyons précis, il n'y a pas eu de frappe mais des vols de reconnaissance.
M. Yves Pozzo di Borgo. - Nous menions un travail de réflexion parlementaire efficace dans le cadre de l'ancienne Union de l'Europe occidentale (UEO). Le président Larcher était membre de sa commission de la défense ; lorsque l'UEO a disparu, nous avions décidé de créer une COSAC pour la défense. Je regrette que ce beau projet n'ait pas été repris.
J'admire la mission Sophia et suis fier que nos militaires fassent partie de ce début d'armée européenne.
M. Jean Bizet, président. - L'idée d'une COSAC de la défense a du bon, en effet... Cette audition commune était très instructive, merci. J'apporte mon plein soutien aux propos de M. Gautier. Comme lui, j'estime qu'il est urgent de sortir l'Europe de la défense du domaine du concept pour la faire entrer dans celui de 1'opérationnel. La tâche ne sera pas aisée. À l'exception peut-être du Royaume-Uni et de l'Allemagne, nombreux sont nos partenaires qui s'illusionnent encore sur l'efficacité d'un parapluie américain qui pourtant s'étiole d'année en année. À moins qu'ils ne s'en remettent, en fin de compte, à la puissance militaire de quelques États membres et notamment de la France qui ne peut plus être, pourtant, sur tous les fronts. Alexandre Adler a récemment dressé un panorama inquiétant d'une Turquie turbulente, avec un M. Erdogan à la dérive, sans parler de Chypre, qui reprend une dimension stratégique. Aussi ai-je invité l'ambassadeur de Chypre à nous voir.
Avant de rassembler les moyens, il importe de définir une stratégie. L'étape préalable indispensable peut être cette stratégie européenne de sécurité décidée lors du sommet européen de juin 2015 et dont la définition a été confiée à la Haute représentante, Mme Federica Mogherini, en collaboration avec les États membres.
Il faut donner à l'opération Sophia toute sa dimension pour lutter efficacement contre les passeurs et les trafics d'êtres humains en Méditerranée. Elle devra, dès que possible, être étendue sous mandat de l'ONU afin de pouvoir intervenir dans les eaux territoriales libyennes.
La lutte contre le terrorisme est un autre défi immense dont on mesure bien les différentes dimensions, intérieures, européennes ou internationales. En avril 2015, après les attentats de janvier, le Sénat a demandé l'adoption d'un véritable Acte pour la sécurité intérieure de l'Union européenne. Nous ne souhaitions pas, toutefois, qu'il ressemble à un Patriot Act. Cela dit, nos adversaires ne s'embarrassent pas de précisions sémantiques. On en attend encore la concrétisation, malgré la mise en place d'un système PNR européen.
Un tel Acte devrait avoir un volet complémentaire en matière de défense. Vous avez évoqué les résultats décevants chez nos partenaires après l'invocation, par le Président de la République, de l'article 42 § 7 du Traité sur l'Union européenne. Nous devons nous interroger sur la portée du traité dans ce domaine essentiel.
Un autre article aurait pu être invoqué après les attentats : l'article 222 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, qui établit une clause de solidarité en cas d'attaque terroriste contre un État membre. Dans ce cas, l'Union doit mobiliser tous les instruments, « y compris les moyens militaires mis à sa disposition par les États membres. » Toujours est-il que nous allons travailler ensemble à une proposition de résolution européenne commune à nos deux commissions. Le Sénat pourra ainsi affirmer clairement la nécessité d'un engagement beaucoup plus résolu des Européens dans l'enjeu crucial de la défense.
Amiral Hervé Bléjean. - J'ai omis de vous répondre : il y a bien un représentant libyen à l'ONU, que l'amiral Credendino a rencontré à New York et qui provient du Gouvernement de Tobrouk, reconnu par la communauté internationale.
M. Jean Bizet, président. - Vous semble-t-il respectable ? Représentatif ?
M. Yves Pozzo di Borgo. - Les grandes familles qui se sont partagé la Libye sont cousines...
Amiral Hervé Bléjean. - Il est très soucieux de la souveraineté libyenne et influent en Afrique, ce qui s'est senti au moment de la rédaction de la résolution 2240.
M. Jacques Gautier, vice-président de la commission des affaires étrangères. - Monsieur Gournac, les Britanniques ont bel et bien frappé dans la nuit de mercredi à jeudi avec leurs Tornados basés à Chypre. Les Allemands ne font que des reconnaissances aériennes.
M. Jean Bizet, président. - Une bonne nouvelle, pour conclure : après deux années de tergiversations, la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE) du Parlement européen vient de voter le PNR européen.
M. Yves Pozzo di Borgo. - Enfin !
M. Alain Gournac. - Excellente nouvelle !
La réunion est levée à 11 h 20.