Jeudi 4 juin 2015
- Présidence de Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente -La réunion est ouverte à 9 heures.
Audition de M. Marc Guillaume, secrétaire général du Gouvernement
La commission auditionne M. Marc Guillaume, secrétaire général du Gouvernement.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Vous êtes, monsieur Marc Guillaume, conseiller d'État, et secrétaire général du gouvernement depuis le 2 avril 2015, après avoir été secrétaire général du Conseil constitutionnel.
Le Secrétariat général du Gouvernement supervise notamment les services du Premier ministre et gère ainsi des autorités administratives indépendantes. Il est également impliqué dans la modernisation de l'État. Il était essentiel de commencer par votre audition pour replacer l'ensemble des AAI dans le schéma d'organisation de l'État et pour nous décrire précisément votre rôle dans le contrôle de celles-ci.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Marc Guillaume prête serment.
M. Marc Guillaume, secrétaire général du Gouvernement. - Votre questionnaire portait d'abord sur le recensement des AAI, leur périmètre et les critères qui les distinguent. La notion d'autorité publique indépendante (API) est claire : ce sont des AAI dotées de la personnalité morale. Les sept API ont été créées par loi : l'Agence française de lutte contre le dopage, l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (Araf), l'Autorité des marchés financiers (AMF), le Haut conseil du commissariat aux comptes, la Haute autorité de santé (HAS), la Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (Hadopi) et le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA).
Les AAI sont moins précisément définies, leur qualification pouvant résulter de la loi, d'un acte réglementaire, de la jurisprudence ou d'un avis des formations consultatives du Conseil d'État. Le site internet Legifrance a recensé 40 organismes qualifiés d'AAI, notamment par le rapport public du Conseil d'État de 2001.
Ces organismes sont des autorités qui ne peuvent pas avoir seulement un rôle consultatif, sauf indication expresse de la loi, notamment dans le champ des libertés comme la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS). Le critère de l'autorité est sûrement rempli quand elles disposent de prérogatives de puissance publique et d'un pouvoir de décision.
Elles sont indépendantes, car les membres du collège ont un statut personnel : leurs mandats sont irrévocables, à caractère non renouvelable, de durée fixe et assez longue, avec un régime particulier d'incompatibilités. Cette indépendance ne suppose pas de disposer de recettes propres comme une redevance dont elles fixeraient le montant - les ressources budgétaires des tribunaux n'empêchent pas l'indépendance de la magistrature.
Elles sont administratives, parce qu'elles n'ont en principe pas la personnalité juridique et ne sont pas extérieures à l'État. Sans être rattachées aux structures hiérarchiques de l'administration centrale, elles agissent au nom et pour le compte de l'État : elles ne forment pas un quatrième pouvoir. Composantes du pouvoir exécutif, elles voient leur lien avec le Parlement se renforcer tout en restant des autorités administratives : elles engagent la responsabilité de l'État par leurs actes dommageables.
En deuxième lieu, le législateur a harmonisé successivement depuis plusieurs années le droit des AAI sur plusieurs sujets, ce qui rend sans objet l'idée, par ailleurs délicate, d'un statut commun. Le contrôle du Parlement a été renforcé par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 : l'article 13 de la Constitution impose désormais un avis public des commissions compétentes de chaque assemblée pour certaines nominations du président de la République pour des emplois « en raison de leur importance pour la garantie des droits et libertés ou la vie économique et sociale de la Nation ». Selon la loi organique du 23 juillet 2010, cela concerne seize AAI.
En matière de déontologie, l'article 11 de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique oblige les membres des AAI et des autorités publiques indépendantes à adresser une déclaration de situation patrimoniale et une déclaration d'intérêts à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique. Les travaux préparatoires de cette loi donnaient une acception large de la notion d'AAI - comprenant notamment la Commission de régulation de l'énergie (CRE), l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep), la Commission nationale d'aménagement commercial (CNAC) que la loi ne qualifie pas expressément d'AAI. Le décret du 1er juillet 2014 relatif à la gestion des instruments financiers détenus par les membres du gouvernement et par les présidents et membres des AAI conforte cette interprétation large.
Le II de l'article 74 de la loi du 4 août 2014 pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes habilite le gouvernement à prendre par ordonnance, dans un délai de 12 mois, les mesures législatives pour favoriser l'égal accès des femmes et des hommes au sein des AAI et API. Le gouvernement publiera cette ordonnance avant l'été pour que l'écart maximal entre les femmes et les hommes au sein du collège de chaque autorité soit égal à un, ou le plus proche possible en cas de nomination d'un nombre pair de membres, de même qu'en cas de désignation d'un seul membre ou par plusieurs personnes.
Les principes d'indépendance et d'impartialité sont garantis grâce à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui les rattache à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme, que les AAI exercent ou non des fonctions qualifiées par la loi comme juridictionnelles (décisions n°2011-200 QPC du 2 décembre 2011 et n°2012-280 QPC du 12 octobre 2012 sur la société Groupe Canal Plus). Le Conseil constitutionnel s'assure que fonctions de poursuite et d'instruction sont effectivement séparées du pouvoir de sanction. Cela n'impose pas un seul modèle : séparation organique ou séparation fonctionnelle peuvent toutes les deux satisfaire aux exigences constitutionnelles, comme l'admet la décision sur l'Autorité de la concurrence du 12 octobre 2012.
Dernière convergence, le régime des sanctions et des poursuites par les AAI et le juge pénal. Le cumul des sanctions ne pose pas de difficulté constitutionnelle majeure d'après une jurisprudence du Conseil constitutionnel constante depuis 1982. Le concept de cumul de poursuites a été précisé par la décision n°214-453/454 QPC et n°215-462 QPC du 18 mars 2015 sur l'Autorité des marchés financiers qui appelle cependant à une révision législative sur le cumul des sanctions.
Le législateur a bâti règle par règle des dispositifs communs aux AAI, mais il est difficile d'imaginer un cadre unique - et encore moins une loi-cadre - étant donné la variété de leurs missions comme de leur champ d'action.
Troisième point de votre questionnaire, conformément à la loi organique, la création d'une AAI doit faire l'objet d'une étude d'impact sur ses motifs, ses objectifs, l'évaluation de ses incidences et ses coûts. Aucune fusion d'AAI n'a suivi celle créant le Défenseur des droits, mais la CNCIS est en cours de transformation en Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) dans le projet de loi sur le renseignement. Par ailleurs, le projet de loi sur le numérique pourrait comprendre des dispositions sur différentes AAI, notamment sur la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada).
Quatrièmement, le dialogue de gestion est effectué sous la responsabilité du Secrétariat général du gouvernement. La mission « Direction du gouvernement » regroupe trois programmes, dont deux concernent les AAI : le programme 308 « Protection des droits et des libertés » et le programme 129 « Coordination du travail gouvernemental ». Responsable de la fonction financière ministérielle, la direction des services administratifs et financiers (DSAF) assiste le SGG dans ses fonctions et pilote le budget et le suivi de gestion en lien avec le contrôleur budgétaire et comptable ministériel.
Le programme 308 regroupe les crédits de sept AAI : la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, la Cada, le Comité consultatif national d'éthique (CCNE), la CNCIS, la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) et la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Il reprend aussi les crédits de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), du Défenseur des droits - autorité constitutionnelle indépendante - et du CSA. Le programme 129, lui, concerne le Comité d'indemnisation des victimes d'essais nucléaires, qualifié d'AAI par la loi du 18 décembre 2013.
La charte de gestion du programme 308 prévoit deux comités de pilotage (Copil) par an, sous la présidence du secrétaire général du Gouvernement, où toutes les AAI sont représentées à un niveau décisionnel. En juin, le Copil examine le début de la gestion, les prévisions d'exécution et la préparation de la future loi de finances, celui de novembre étudiant le schéma de fin de gestion et les éventuelles réallocations budgétaires. Il en est de même pour le programme 129.
La conduite budgétaire par la DSAF respecte l'indépendance des AAI qui l'informent régulièrement. Des fiches détaillées portent les demandes des AAI dans les conférences budgétaires, et font parfois l'objet de réunions préparatoires. Les plus grosses API comme le Défenseur des droits, la Cnil ou le CSA participent directement à ces conférences, tandis que les autres sont représentées par la DSAF. Depuis sa transformation en AAI par la loi, le CSA bénéficie d'une subvention de titre VI couvrant ses besoins en masse salariale et en fonctionnement.
Pour le suivi de gestion, chaque AAI dispose d'un budget opérationnel de programme propre. La plupart des AAI sont exonérées de contrôle budgétaire, partant de formalités administratives auprès du contrôleur budgétaire, mais transmettent des éléments de programmation à la DSAF, avec laquelle elles échangent très régulièrement pour actualiser l'exécution budgétaire.
Dernier élément, les modalités de prise en charge des fonctions support. L'appui aux AAI n'est pas homogène. Si la DSAF soutient largement les AAI dans les domaines des finances et des achats, son intervention n'est pas uniforme pour les activités d'administration générale. La mutualisation de certaines fonctions entre les services du Premier ministre et ceux des AAI est engagée afin d'en réduire le coût et de simplifier l'organisation, en fonction des thématiques - finances, achats, RH, téléphonie...- et en fonction de la taille des AAI. La DSAF peut soutenir totalement (CNCDH, CCNE) ou partiellement (Défenseur des droits, Cnil), les plus grosses AAI disposant de plus de moyens. Les plus petites AAI bénéficient d'un appui complet de la DSAF, depuis l'informatique jusqu'au gardiennage. Trois AAI (Cnil, Défenseur des droits et CSA) disposent de leur plateforme Chorus, les autres dépendant directement de la DSAF.
Je pourrai vous transmettre les tableaux de répartition du personnel, contractuel, titulaire ou vacataire. La gestion des personnels des AAI relève de leur propre compétence, le Secrétariat général du gouvernement n'assurant que la paie, à l'exception de la CNCDH pour laquelle nous assurons la gestion et la paie.
Nous projetons de rassembler des AAI et des services du Premier ministre dans l'immeuble Ségur-Fontenoy, afin de regrouper 2 300 postes de travail en améliorant le ratio d'occupation. La plupart des AAI rejoindront cet ensemble, le Défenseur des droits et la Cnil en septembre 2016, d'autres AAI - dont la Cada, le CCNE et la CNCDH en septembre 2017, comme les services du Premier ministre. La mutualisation des fonctions support dégagera des économies en emplois et en fonctionnement.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Vous avez été très clair sur la définition des AAI. Certes, l'on considère légitimement que les AAI découlent d'un vote du Parlement. Loin de moi l'idée de remettre en cause les majorités successives mais, depuis la création de la Cnil, on est passé d'une à quarante AAI. Que vous inspire, à vous grand serviteur de l'État, cette prolifération ? Pensez-vous qu'elle sert mieux l'État ? Vous apparaît-il invraisemblable ou utile d'en augmenter ou d'en réduire le nombre ?
M. Marc Guillaume. - Votre question s'adresse au gouvernement, mais aussi au Parlement, qui vote la loi créant l'AAI - sauf dans le cas de la Cada. Un certain nombre d'AAI sont liées à la législation européenne qui nous oblige à prévoir des organismes de régulation de secteurs économiques, ce qui rend problématique leur suppression.
Accroître le nombre d'AAI est une question qui doit se poser au cas par cas, pour savoir si d'autres modalités ne seraient pas plus pertinentes, sachant qu'une AAI a des missions soit de régulation économique, soit de protection des libertés individuelles ou publiques. Depuis la fusion de trois AAI pour créer le Défenseur des droits, le législateur a constaté qu'il n'était pas simple de regrouper des AAI.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - J'entends que l'Europe impose des choix auxquels nous participons, mais ce n'est pas le cas pour toutes les AAI. Nous recevrons tout à l'heure le président de l'Autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel) : sommes-nous les seuls à disposer de ce type de structure ? Tout ne relève pas du choix de l'Union européenne ?
M. Marc Guillaume. - L'État est dans une situation particulière car il est le principal actionnaire de la Française des jeux et du PMU : comment, en étant le principal acteur, pouvait-il réguler ce marché ? Une AAI assurait à tous les acteurs du secteur qu'il ne fixerait pas les règles suivant son propre intérêt.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - La création d'AAI ne contribue-t-elle pas à démembrer l'autorité de l'État et à la discréditer ? Je suis volontairement provocatrice.
M. Marc Guillaume. - En l'espèce, l'ouverture des jeux à la concurrence décidée par le législateur a précédé la création de cette AAI. Les AAI restant administratives, l'État doit s'interroger suivant les deux critères d'examen du rapport public du Conseil d'Etat en 2001 : existe-t-il d'autres modalités d'action publique aussi efficaces que la création d'une AAI ? Un recours classique au juge ne suffit-il pas à réparer d'éventuels manquements ?
M. Michel Canevet. - N'aurait-il pas été plus simple de faire appel à l'Autorité de la concurrence ?
M. Marc Guillaume. - Je confesse une lacune personnelle, je ne joue pas en ligne. Je crois cependant que la mission de l'Arjel est plus large que le simple contrôle de la concurrence : elle lutte contre les fraudes, y compris le blanchiment, et contre les addictions au jeu par des actions de prévention et des messages de santé. L'Autorité de la concurrence ne lutte pas contre les addictions de la même manière...
M. Alain Richard. - Cet échange éclaire un point important du futur rapport de notre commission d'enquête. Dans des fonctions antérieures, j'ai été associé à la création de l'Arjel. A l'époque, des jeux en ligne émis depuis Malte ou Londres envahissaient le marché, faisaient fondre comme neige au soleil le chiffre d'affaires des deux institutions liées à l'État et bafouaient notre législation. Selon le gouvernement de l'époque, la moins mauvaise solution était d'autoriser l'intervention d'opérateurs supplémentaires, dans un système contrôlé et dans le respect de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne pour laquelle il s'agit d'activités commerciales de droit commun, ce qui oblige un État membre à respecter la libre concurrence. On pourrait multiplier les exemples. Loin d'être une fantaisie ou un dessein idéologique, il s'agissait d'une réponse à une nécessité, souvent dans des conditions de crise.
Je pense qu'il s'agit du contraire de la question de la présidente : le développement des AAI n'est pas un facteur de discrédit de l'État mais la conséquence directe de son discrédit.
Ce travail nous amènera à un retour sur nous-même, en tant que lanceurs d'alerte critiquant l'État dans l'accomplissement de ses missions de régulation économique ou de garantie des libertés, il n'est pas incompréhensible que nous créions des AAI.
M. Marc Guillaume. - La réflexion de l'État sur ses missions s'effectue dans le cadre de la régulation économique et, pour les libertés, la loi que vous aviez fait voter en tant que ministre de la défense sur la Commission consultative sur le secret de la défense nationale s'inscrit dans la même philosophie : en l'espèce, le législateur et le gouvernement ont estimé que le secret de la défense nationale était partie intégrante des missions de l'État qu'il convenait de préserver, mais qu'une AAI apportait la garantie d'un avis public. Cela rassure le citoyen et constitue un mode renouvelé par l'État d'exercice de ses prérogatives de régulation et de protection des libertés.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Nous réfléchissons régulièrement sur notre travail : nous avons notre part de responsabilité dans l'adoption de lois successives proposées par le gouvernement, mais je ne suis pas sûr que les AAI procèdent de la génération spontanée de l'imagination des seuls parlementaires... Peut-être suis-je trop critique ?
Vous nous avez parlé d'autorités, n'ayant pas seulement un pouvoir consultatif, administratives, agissant au nom et pour le compte de l'Etat. Dans notre belle République, n'est-ce pas le gouvernement qui représente l'État ? Il ne serait pas illogique que les AAI soient sous contrôle de l'État, c'est-à-dire du gouvernement.
Selon vous, ce n'est pas incompatible avec l'indépendance, et vous citez la justice. Cependant, il y a différents degrés de juridiction de l'ordre judiciaire, un Conseil supérieur de la magistrature, et un parquet dont l'indépendance n'est ni réglée ni à l'ordre du jour.
Ce qui me paraît important, c'est le suivi du fonctionnement des AAI, mais peut-être vous ai-je mal compris... Vous mentionniez pour le dialogue de gestion sept autorités relevant du programme 308 et une du programme 129, soit huit au total. Qu'en est-il des quelque trente autres ?
Existe-t-il un suivi des nominations au sein des AAI ? Voyez les CV des membres des AAI : la plupart émanent essentiellement du Conseil d'État, de la Cour des comptes, de la Cour de cassation, et tous résident dans un périmètre proche de notre beau jardin. S'il est normal qu'un État comme le nôtre choisisse ceux qui ont une longue expérience, cette cristallisation de profils pourrait provoquer des difficultés.
M. Marc Guillaume. - Le rapprochement avec la justice portait uniquement sur la nécessité de ressources extrabudgétaires : son absence ne remet pas en cause l'indépendance de la magistrature. Le gouvernement et le parlement ont engagé une réflexion pour limiter les redevances pré-affectées. Le programme 308 concerne la protection des droits et des libertés, les autres AAI sont rattachées à d'autres programmes ministériels.
Il ne me semble pas que le mode de rémunération des membres du Conseil d'Etat, de la Cour de cassation ou de la Cour des comptes leur permette de se loger à proximité de ce palais. Le législateur, dans ses nominations, recherche à la fois des compétences d'impartialité liées au statut de ces institutions et une compétence technique pour assurer leur mission. Ainsi se définit l'équilibre des collèges, souvent composés de manière moins limitée que dans le passé. Cet équilibre se retrouve dans chaque autorité et, si tel n'était pas le cas, il faudrait corriger cela.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Merci pour cette réponse diplomatique. Ma remarque concernait davantage le rapport entre Paris et le reste du territoire national. Vous ne m'avez pas répondu sur la composition des AAI. Pensez-vous vraiment que, dans notre beau pays de France, il n'y a pas d'autres compétences que celles des membres de ces trois institutions ?
M. Marc Guillaume. - Quand vous réfléchissez à la composition d'une AAI, le choix d'y insérer des membres de ces trois institutions administrative, judiciaire et financière s'impose comme une garantie apportée au citoyen. Le choix des AAI, c'est de ne pas laisser l'administration gérer et le juge contrôler. C'est une solution plus adaptée à la famille des autorités relatives à la liberté qu'aux autorités de régulation économique. Prenez l'exemple de l'AMF : le premier collège ne comprend aucun membre du Conseil d'État ou de la Cour de cassation, mais ceux-ci sont judicieusement présents dans le deuxième collège, qui traite des sanctions.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Le suivi des nominations peut être amélioré : nous avons du mal à identifier le président des petites AAI. Quel est le contrôle du Secrétariat général du gouvernement ?
M. Marc Guillaume. - Nous assurons un suivi général : nous saisissons les présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat pour qu'ils nomment les personnalités qu'ils ont à désigner.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Même si je lis la presse avec prudence, j'observe les remous auxquels est confronté le CSA. Un gouvernement, quelle que soit sa couleur, est systématiquement soupçonné de nommer ses amis. La création d'une AAI, a-t-elle la vertu de servir de paravent ? L'indépendance des AAI est-elle véritablement garantie vis-à-vis des lobbies ou du poids de certaines personnalités ?
M. Marc Guillaume. - Le législateur avait la liberté de faire un choix inverse, comme cela a été le cas pour le CSA. L'État ne saurait exercer certaines des prérogatives qui lui sont confiées. Comment, par exemple, pourrait-il critiquer le contenu de l'information ? Comment après les événements de janvier 2015 condamner une sortie trop précoce des informations ?
Je vous remercie d'avoir implicitement indiqué que l'indépendance vis-à-vis de l'État était assurée. Les obligations de déontologie au sein des AAI ont été accrues : la loi de 2013 rend obligatoires les déclarations d'intérêts et de patrimoine. La plupart de ces autorités se sont dotées de chartes de déontologie impliquant des obligations pendant l'exercice de ces missions et au-delà.
M. Pierre-Yves Collombat. - Une remarque : ces hautes autorités ont été créées soit parce que l'État apparaissait trop puissant, soit parce qu'il ne l'était pas assez face au marché.
Le statut est sans doute un facteur d'indépendance, de même qu'un haut salaire, dit-on depuis longtemps. Mais il y a une communauté idéologique, un entre soi de ces personnalités toutes indépendantes mais qui pensent indépendamment la même chose... Jadis on recrutait des jurys sur des bases différentes. L'on assure que des compétences sont nécessaires. Pourtant, il vaut parfois mieux être naïf pour poser les bonnes questions. À force de voir les choses, on les croit créées par Dieu. Mettons un peu d'air dans cet entre soi !
M. Michel Vaspart. - Le nouveau sénateur que je suis s'étonne de certains fonctionnements. Vous avez cité des AAI dont l'existence n'est pas remise en question, ce qui n'est pas le cas pour toutes. Hier, au Museum d'histoire naturelle, l'on nous a parlé de la future Agence de la biodiversité, qui sans être une AAI, exercera une autorité et coûtera 220 millions d'euros. Est-il raisonnable de créer de nouvelles agences dans la situation budgétaire actuelle ?
La création d'une AAI ne coûte-t-elle pas plus cher, tout en elle éloignant le pouvoir décisionnaire de l'échelon déconcentré, à savoir du préfet chargé de représenter l'État sur le territoire - voyez les Agences régionales de santé (ARS) ?
M. Hugues Portelli. - Certaines AAI sont créées à l'initiative de l'Union européenne, rappeliez-vous. Comment s'articule leur rôle avec celui des institutions communautaires, notamment quant à l'application du droit ?
Certaines AAI ont un pouvoir de contrôle ou de sanction et jouent un rôle de type juridictionnel. Pour certaines, comme la défunte Haute autorité de lutte contre les discriminations (Halde), ces fonctions ne sont pas compatibles avec les règles de la transparence ou du contradictoire. Comment l'État s'assure-t-il du respect de ces règles et notamment de celles de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ?
M. Jean-Louis Tourenne. - Les AAI, c'est l'histoire de la poule et de l'oeuf : on crée une AAI pour diminuer le risque de subjectivité, ce qui, en montrant un manque de confiance envers le gouvernement et ses procédures de contrôle, alimente le discrédit et entraîne la création de nouvelles AAI.
Pierre-Yves Collombat évoquait Dieu, j'invoquerai Bourdieu. Dans certains cas, une doxa imprègne les esprits au point de faire consensus et d'apparaître comme une évidence. Ces membres des AAI ont fait la même école, bénéficient de la même expérience, portent le même regard sur la société, au point de ne plus remettre en cause ces évidences.
La multiplication des actions et des services des AAI provoque l'inflation du budget de l'État, qui aurait pu exercer ces missions à moindre coût. Pour vous, l'absence de maîtrise des recettes d'une AAI n'empiète pas sur son indépendance. Je suis persuadé du contraire : une organisation n'est pas totalement indépendante si quelqu'un d'autre tient les cordons de la bourse et peut les serrer...
M. Jean-Léonce Dupont. - Je m'adresse à l'ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel. En 2008, le Défenseur des droits, qui regroupe le Médiateur de la République, le Défenseur des enfants, la Commission nationale de déontologie de la sécurité et la Halde, a pris place dans la Constitution. Comment le Conseil constitutionnel a-t-il ressenti l'élévation au rang constitutionnel de ces AAI ?
Pouvez-vous revenir sur la conciliation des principes d'indépendance et d'impartialité garantis par la constitution et l'organisation des AAI investies d'un pouvoir de sanction, s'agissant de la séparation des pouvoirs de poursuite, d'instruction et de jugement ? Cela peut-il remettre en cause le regard général porté par le Conseil constitutionnel ?
Certaines AAI, comme la Commission nationale des comptes de campagnes et des financements politiques (CNCCFP) et la HATVP ont à voir avec le statut parlementaire dont le Conseil constitutionnel est le juge électoral. Le Conseil constitutionnel peut être saisi par la CNCCFP à l'issue d'un contrôle des comptes de campagne d'un député ou d'un sénateur. Le vit-il comme un complément technique utile ou plutôt comme un dessaisissement ?
Il est extraordinaire de penser que nous créons, en raison de carences de l'État, des organismes dont l'indépendance tient à ce que leurs membres sortent de l'administration. Or il y a une monoculture partagée, une monogéographie, voire des monopromotionnels. Nous devons nous interroger collectivement, pour faire réaliser que l'évolution de la société est telle que si nous restons dans cette monoculture, nous assisterons à une violente remise en cause de celle-ci puis, éventuellement de certaines structures.
M. Gérard Cornu. - Je découvre que certaines AAI nous sont imposées par la législation communautaire. Sur 40 AAI, combien sont dans ce cas ? Les autres États membres ont-ils les mêmes obligations voire préoccupations ? Combien comptent-ils d'AAI ?
M. Alain Richard. - Si l'on veut que les gens soient indépendants, il est assez difficile d'imaginer qu'après leur passage dans une AAI, ils puissent reprendre des fonctions dans le même secteur. Ainsi un ingénieur des mines, qui aurait quelque légitimité à siéger à la CRE, pourrait-il être perçu comme suffisamment indépendant ? Et que se passerait-il dans la suite de sa carrière, puisque son corps n'est pas une institution indépendante comme le Conseil d'État ou la Cour des comptes ? Nous avons ici une première impasse.
Autre impasse pour les personnes actives dans l'économie de marché. L'Autorité de la concurrence comprend des dirigeants d'entreprise - ce qui paraît plutôt sain - mais comment fait notre collègue du Conseil d'État qui siège au comité exécutif d'Engie quand vient une question de concurrence concernant EDF ? Je suppose qu'elle se déporte. Un grand patron de grande entreprise de distribution sortant de cette même autorité peut se retrouver quelques années plus tard dans une situation de conflit de concurrence. Le résultat est qu'il faut nommer des membres de grands corps issus d'une école et des retraités, ce qui a d'autres conséquences. En outre, les parlementaires tiennent souvent à être nombreux dans ces AAI. Par rapport à l'enjeu des AAI, faisons-nous vraiment oeuvre utile ?
Une fois mises en place, les AAI instaurent un dialogue avec un secteur spécifique d'activité. En Allemagne, plusieurs institutions de régulation économique sont intersectorielles. Allez expliquer au Parlement que vous souhaitez fusionner l'AMF et l'autorité prudentielle des assurances : chacun veut la sienne ! Le projet de fusion de l'Arcep et du CSA s'est vite arrêté...
Quand en plus l'autorité dispose de recettes parafiscales venant du secteur, vous avez toutes les composantes de l'entre soi. Nous avons un impératif de rééquilibrage de tout cela, mais ce ne sera pas facile.
M. Marc Guillaume. - Le ministre Richard a répondu à la question sur les nominations. La variété des profils est à examiner autorité par autorité. Ainsi, l'Autorité de la concurrence comprend désormais des représentants d'associations de consommateurs. Loin de ne provenir que d'une seule source, les membres des AAI ont des profils extrêmement variés. Il y a des parlementaires - et l'on demande parfois : « est-ce possible que des parlementaires qui ont voté la loi... ? ». Il y a des membres de corps de contrôle - « est-ce possible, alors que ces corps ont à connaître de telles affaires ? », demandent certains. Il y a des acteurs du secteur, pour lesquels on pose une question similaire... En vérité, les profils se sont diversifiés.
Sur la distinction entre les agences, les opérateurs et les AAI, l'État a fait le choix pour maîtriser les dépenses de santé d'instituer les ARS ; la récente charte de la déconcentration donne au préfet un avis sur la nomination du président de l'ARS. Si les agences ont une compétence nationale, il faut pour les agences veiller à la coordination de l'action de l'État au niveau local.
L'articulation avec le niveau européen est double, par rapport au juge et à la Commission, comme dans le cas de l'Autorité de la concurrence : c'est affaire de seuil, monsieur Portelli.
Le Conseil constitutionnel a cherché à faire en sorte que les statuts des AAI s'inscrivent dans les deux modèles de la séparation organique ou de la séparation fonctionnelle, avec, dans les deux cas, des garanties d'impartialité et d'indépendance. À la suite de ses décisions, il a ainsi fallu modifier les pouvoirs de sanction de l'Arcep pour les rendre conformes. De même, le gouvernement est dans un exercice de modification des pouvoirs de sanction de l'AMF. Chacune des AAI a vu son statut repeigné.
Une AAI doit-elle maîtriser ses recettes, c'est-à-dire prélever l'impôt ? Une situation aussi particulière dans le fonctionnement historique de notre démocratie mérite un examen au cas par cas. L'indépendance n'est pas qu'une question de maîtrise des recettes : la Cnil ne maîtrise pas les siennes ; pour autant, le gouvernement a-t-il porté atteinte à son indépendance en acceptant que ces effectifs augmentent de 44% en cinq ans ?
N'ayant pas vocation à donner ici la position du Conseil constitutionnel, je serai prudent, monsieur le Questeur. Le Conseil constitutionnel n'a pas de ressenti particulier sur une modification de la Constitution. L'indépendance et le pouvoir de sanction des AAI sont importants à ses yeux et il a fait évoluer sa jurisprudence afin de préciser les règles. Le Conseil constitutionnel était il y a dix ans juge en premier et en dernier ressort des comptes de campagne, travail pour lequel il faudrait l'armer différemment maintenant puisqu'il n'a ni commissaires aux comptes ni fiscalistes. Le nouveau système, dans lequel il intervient après la Commission nationale des comptes de campagne, apparaît équilibré dans les moyens respectifs de ces deux institutions.
La variété des parcours est la réponse à la monogéographie, la monoculture et la monopromotion. Vous venez d'imposer le principe de la parité entre les hommes et les femmes, et souhaitez la présence de parlementaires et de personnes apportant des garanties d'indépendance dans les AAI. Il n'est pas facile de trouver à chaque fois ces profils diversifiés ! Oui, la variété doit être recherchée, mais elle renvoie à la légitimité de la nomination, de l'exercice des fonctions et de la carrière future. Combien de temps après leur mandat les membres du CSA peuvent-ils travailler de nouveau dans l'audiovisuel ? À quel âge ? Ne faut-il prendre que des personnes en fin de carrière ?
Je ne connais pas le pourcentage d'AAI dans l'Union européenne. Parfois les obligations européennes proviennent d'idées françaises : la France, qui a créé la Cnil, a exporté ce modèle en Europe ; nous avons été à l'initiative d'une directive qui a ensuite conduit à modifier notre législation. Le mouvement a été inverse dans le cas de l'Autorité de la concurrence : les autorités de régulation sont plutôt venues dans l'autre sens.
Toutes vos questions véhiculent un message dont je rendrai compte au Gouvernement. Je retiens que vous êtes profondément attachés à la manière dont l'État exerce au mieux ses missions au service de l'intérêt général, que vous appelez à l'indépendance des membres des AAI et que vous souhaitez que les autorités de nomination veillent encore davantage à la variété de leurs profils. Enfin, en cette période de préparation de construction du budget 2016, je porterai votre message sur l'association des AAI à l'effort budgétaire.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Merci, monsieur le Secrétaire général. Nous reviendrons éventuellement vers vous par des questions écrites en fonction de l'audition de l'ensemble des AAI.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Je vous remercie d'avoir entendu le message que porte notre commission d'enquête. Si nous réfléchissons à notre responsabilité en tant que législateurs, plusieurs d'entre nous ont le sentiment que l'origine de ces dispositions législatives, les conclusions et le suivi de leur application révèlent le développement d'une certaine culture ne correspondant pas à un bon fonctionnement de notre démocratie.
Audition de M. Charles Coppolani, président de l'Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL)
Puis la commission auditionne M. Charles Coppolani, président de l'Autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel).
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Nous recevons à présent M. Charles Coppolani, Président de l'Autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel) depuis février 2014 et qui est également président de l'Observatoire des jeux.
Notre commission a souhaité procéder à une revue exhaustive de toutes les autorités administratives indépendantes et des autorités publiques indépendantes. Notre rapporteur Jacques Mézard a établi à cette fin un questionnaire détaillé adressé à chacune d'entre elles, et nous allons toutes les entendre.
Nous commençons par l'Arjel, créée par la loi du 12 juin 2010 relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation des jeux d'argent et de hasard en ligne. Ses missions sont nombreuses car elle est en charge de la régulation de ce secteur, et vous nous les exposerez en détail.
Comme la loi le permet, votre audition, ouverte au public et à la presse, fera l'objet d'un compte rendu publié dans le Compte rendu détaillé des réunions des commissions, diffusé en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Charles Coppolani prête serment.
M. Charles Coppolani, président de l'Autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel). - Permettez-moi tout d'abord d'exprimer une conviction personnelle forte. Le contrôle du Parlement est un élément essentiel de la fonction de régulation. C'est pourquoi, bien que l'audition préalable à la nomination du président de l'Arjel par les commissions parlementaires ne soit toujours pas inscrite dans la loi, j'ai apprécié que la commission des finances du Sénat m'entende le lendemain de ma nomination par le Président de la République, le 26 février 2014. Votre commission d'enquête me donne une occasion supplémentaire d'évoquer devant vous l'organisation, le fonctionnement et l'activité de l'Arjel. C'est important pour l'Autorité, et je vous en remercie.
L'Autorité de régulation des jeux en ligne a été créée par la loi du 12 mai 2010, qui organisait l'ouverture à la concurrence des jeux d'argent et de hasard en ligne. Ainsi que vous le relevez, c'est la loi qui a qualifié l'Arjel d'autorité administrative indépendante, sans la doter de la personnalité morale.
Cette décision d'ouvrir le secteur des jeux d'argent à la concurrence était motivée par la pression exercée par la Commission Européenne et par l'importance du jeu illégal en ligne. Le législateur, soucieux des risques que comporte le jeu d'argent en termes d'ordre social et d'ordre public, a veillé à organiser une ouverture maîtrisée. Pour prévenir les risques d'addiction, de fraudes et de manipulations, de blanchiment et de financement d'organisations terroristes, il a retenu des dispositions qui pour certaines sont spécifiques au modèle français. Ainsi, l'offre en ligne est-elle limitée à trois segments de jeux : les paris sportifs, les paris hippiques et certains jeux de cercle, essentiellement le poker. Les machines à sous en ligne, considérées comme très addictives, ont été écartées. En outre, les événements et les types de résultats pouvant faire l'objet de paris sont strictement encadrés : la liste « sport » gérée par l'Arjel sélectionne les compétitions ouvertes aux paris en fonction de leurs enjeux sportifs et financiers. Tout ce qui est de nature à favoriser les manipulations est écarté de l'offre de paris.
C'est dans cet esprit que le législateur a conçu et organisé l'Arjel, en lui donnant les moyens et la capacité de mettre en oeuvre la politique de l'Etat dont l'objectif, aux termes de l'article 3 de la loi est « de limiter et d'encadrer l'offre et la consommation des jeux et d'en contrôler l'exploitation ».
L'action de l'Autorité s'organise en quatre volets. Le premier est juridique. L'Arjel délivre aux opérateurs, après instruction des dossiers, les agréments qui les autorisent à offrir des paris et des jeux en ligne sur le marché français et s'assure ensuite du respect de leurs obligations.
Le deuxième volet de son action a trait au contrôle. L'Arjel s'assure de la sécurité et de la sincérité des opérations de jeux, organise la lutte contre les sites illégaux, la fraude, les manipulations et le blanchiment d'argent.
Le troisième volet est économique. L'Arjel supervise le marché pour s'assurer de la capacité des opérateurs à assumer leurs obligations.
Le quatrième volet, enfin, est sociétal. L'Arjel met en place des dispositifs de protection du joueur contre les risques d'addiction et lui donne tous les moyens d'être un consommateur éclairé et responsable.
Pour atteindre ces objectifs, l'Arjel dispose de moyens humains et financiers, dont le détail figure dans la réponse au questionnaire que vous nous avez adressé.
Un collège de sept membres, que je préside, se réunit toutes les trois semaines pour adopter les décisions relevant des missions de l'Autorité. Les membres du collège, nommés par le président de la République et les présidents des deux assemblées, ne sont pas, à l'exception du Président, des membres permanents ; ils sont rémunérés à la séance.
Les services de l'Autorité se composent actuellement de 55 personnes : les trois quarts sont des agents contractuels de droit public et le quart restant des fonctionnaires détachés sur contrat. En termes de qualification, trois quarts des personnels relèvent du cadre d'emploi A de la fonction publique.
J'ai été nommé par le Président de la République à la présidence de l'Arjel le 25 février 2014, pour un mandat de six ans. Ma nomination est sans doute due à mon expérience de chef d'un service du Contrôle général économique et financier, ainsi qu'à mon expérience de président de l'Observatoire des jeux, que j'ai installé à sa création en 2011 puis présidé jusqu'à aujourd'hui.
Cette expérience m'a conduit, dès mon arrivée, à me préoccuper des règles de bonne gestion au sein de l'Autorité, avec deux priorités. J'ai voulu, en premier lieu, simplifier l'organigramme et la ligne hiérarchique en supprimant des postes de directeurs non justifiés. L'exercice de la régulation repose sur trois dimensions - le contrôle, le juridique et l'économique. Un encadrement supérieur composé de neuf personnes, non compris le président, m'est apparu surdimensionné. L'Arjel ne compte plus aujourd'hui que cinq directeurs, dont un secrétaire général, qui mettent en oeuvre, sous l'autorité du directeur général dont la fonction est inscrite dans la loi, les orientations du président et du collège de l'Autorité. Il en est résulté des économies sur la masse salariale, même si l'impact en est limité par le versement de l'allocation de retour à l'emploi (ARE) qui incombe à l'Arjel. Cela présente aussi l'intérêt d'améliorer la réactivité et l'efficacité de notre action.
J'ai introduit les mêmes principes d'économie sur nos dépenses de fonctionnement, en revenant, notamment, à une politique de communication plus économe - la dernière campagne de communication, décidée avant mon arrivée, a coûté 900 000 euros !
Au total, en termes de coût budgétaire l'Autorité de régulation des jeux en ligne, c'est un peu plus de 9 millions d'euros en loi de finances initiales. Un certain nombre de fonctions sont mutualisées, moyennant remboursement, avec les services du secrétaire général des ministères économiques et financiers et nous bénéficions des audits assurés par les services de ces ministères.
Enfin l'Arjel est soumise au contrôle de la Cour des comptes, qui vient d'achever un rapport sur la période 2010-2014. S'il apparaissait nécessaire d'assurer un contrôle plus continu, j'indique qu'à mon sens, la mise en place d'un contrôle budgétaire n'est pas incompatible avec l'exercice plein et entier des compétences d'une autorité de régulation.
Ces ressources doivent être appréciées à la hauteur des enjeux en cause dans notre modèle de régulation. Le régulateur des jeux en ligne doit assurer l'équilibre entre le joueur, qui doit être protégé mais qui recherche une offre de jeu attractive, les opérateurs, sans lesquels il n'y a pas d'offre régulée, et l'État, qui porte une politique de protection des joueurs mais n'est pas insensible aux recettes fiscales de ce secteur. Il appartient au régulateur de surmonter ces contradictions pour faire vivre le marché des jeux d'argent et de hasard en ligne.
Aujourd'hui trois sujets me préoccupent tout particulièrement dans la recherche de cet équilibre. Le premier a trait à la situation du marché du jeu régulé : sur les trois segments de jeu ouverts, deux sont mal en point, le poker, en grande difficulté, et le pari hippique, qui connaît une stagnation. La situation économique des opérateurs agréés reste donc préoccupante.
Après l'engouement de l'ouverture, le nombre d'opérateurs est désormais stabilisé à 17 qui se partagent au total 31 agréments. Un peu moins de la moitié des opérateurs sont à l'équilibre en 2014. Les opérateurs ont d'ores et déjà sensiblement réduit leurs coûts, notamment les coûts de marketing. Il faut donc aller plus loin, dans deux directions.
La première consiste à travailler sur les charges : nous nous efforçons de simplifier et d'améliorer les procédures pour alléger le coût de la régulation. J'ai bien compris en effet qu'une évolution de la fiscalité n'est pas à l'ordre du jour même si le système d'imposition des mises pose à mon sens des difficultés et en posera de plus en plus dans la mesure où l'ensemble de nos voisins européens ont abandonné ce mode de calcul de l'impôt au profit d'une imposition sur le produit brut des jeux (PBJ), c'est-à-dire les mises diminuées des gains des joueurs.
La seconde est d'élargir l'offre de jeux : à cet égard les attentes et les propositions des opérateurs sont nombreuses. C'est en effet un levier de croissance possible. Il faut toutefois procéder au cas par cas, segment de jeu par segment de jeu et trouver des pistes d'amélioration qui préservent l'équilibre dont je parlais tout à l'heure et notamment la protection contre l'addiction.
Nous devons plus que jamais rester vigilants sur ce point. C'est là mon deuxième sujet de préoccupation. Les résultats de l'enquête conduite par l'Observatoire des jeux en partenariat avec l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES) sur les pratiques des jeux d'argent et de hasard en France, en ligne et sur le réseau physique, ainsi que sur l'évolution du taux de prévalence du jeu problématique viennent d'être publiés : ils sont rassurants à court terme ; en effet le taux de prévalence du jeu excessif reste stable par rapport à 2010 : 0,4% de la population générale des 15-75 ans soit 200 000 personnes. Ils sont préoccupants pour l'avenir, en revanche, puisque la prévalence du jeu à risque modéré augmente sensiblement, de 0,9 % à 2,2 % faisant passer le nombre de joueurs entrant dans cette catégorie à un million d'individus. L'Arjel approfondit son action en faveur du jeu responsable. C'est une de mes priorités. L'inauguration le mois dernier par Christian Eckert du site EVALUJEU, conçu par l'Arjel, en est un exemple. Il propose à tous les joueurs qui le souhaitent mais aussi à leur entourage un outil scientifique d'évaluation en neuf questions et des conseils adaptés à chaque profil de réponses.
Pour autant, les évolutions à venir nous imposent d'aller plus loin. Pour être efficace la lutte contre les phénomènes addictifs liés au jeu nécessite une action globale car pour la plupart des joueurs, la distinction jeu en ligne/ jeu en dur n'est pas pertinente. L'étude de l'Observatoire des jeux montre que les joueurs à risque pratiquent pour la plupart une multi activité et jouent aussi bien en ligne que sur le réseau physique.
Troisième préoccupation enfin : l'offre illégale. L'Arjel mène depuis sa création un combat incessant à la fois contre les sites non agréés qui proposent les jeux autorisés par la loi - paris sportifs, paris hippiques poker - mais aussi contre tous les sites qui proposent des jeux prohibés - casinos en ligne notamment. Elle obtient des résultats en y mettant des moyens en ressources humaines et en expertise technique. Elle bénéficie de la compréhension du tribunal de grande instance de Paris, qui consacre tous les deux mois une audience spéciale à nos dossiers. Les résultats ne sont pas négligeables : le joueur respectueux de la loi ne peut pas se trouver par inadvertance sur un site illégal. Reste, en revanche, la question des joueurs déterminés à contourner la loi soit parce qu'ils sont interdits de jeux, soit parce qu'ils veulent pratiquer des jeux qui ne sont pas proposés sur les sites régulés, soit enfin parce qu'ils trouvent les conditions de l'offre non régulée plus attractive.
Le nombre de personnes jouant sur cette offre illégale est difficile à connaître précisément. Pour les seuls jeux de casino, l'Observatoire des jeux l'estime à 80 000, mais certains opérateurs l'évaluent à 600 000.
Au-delà de ces chiffres, la réalité c'est que beaucoup de ces joueurs sont en très grande difficulté et sans protection sur des sites illégaux qui livrent de surcroît une concurrence déloyale aux opérateurs qui ont choisi la légalité.
C'est donc pour l'Arjel un enjeu stratégique. Nous travaillons à accroître notre réactivité face à des sites qui à peine bloqués peuvent en l'espace de 24 heures renaître sous un nom de domaine à peine modifié.
Tels sont mes principaux sujets de préoccupation
Je rappelle, pour finir, que la loi de 2010 prévoyait une revoyure qui n'a jamais eu lieu. Je l'appelle de mes voeux car elle serait d'autant plus opportune que le monde des jeux en ligne a beaucoup évolué depuis 2010. Sans doute des modifications sont-elles intervenues à l'occasion de textes qui le permettaient, comme la loi relative à la consommation de mars 2014. Nous espérons qu'il en ira de même avec le projet de loi relatif au numérique. Mais nous devons je crois aller au-delà. Je n'ai malheureusement pas le temps de détailler, dans le cadre de cette présentation, les évolutions qui me paraissent souhaitables mais je suis à votre disposition pour répondre aux questions que vous souhaiteriez me poser sur ce point.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Je vous remercie d'avoir rappelé que la clause de revoyure prévue par la loi n'a pas été mise en oeuvre, ce qui porte à s'interroger sur l'efficience des précautions dont le législateur entoure certaines créations.
Ma première question est sans ambages. En quoi l'existence de l'Arjel permet-elle de faire plus et mieux que ne ferait directement l'État ?
M. Charles Coppolani. - Une autorité indépendante, c'est aussi l'État, et le contrôle parlementaire est une nécessité. Dès 2008, le rapport publié par l'Inspection générale des finances, sous l'autorité de Bruno Durieux, relevait que le marché des jeux faisant intervenir une multiplicité d'acteurs, il importait qu'une autorité publique en prenne une vision d'ensemble. Le choix qui a été fait de créer une autorité administrative indépendante n'a pas été, alors, contesté par le Parlement, si je m'en réfère à ses rapports de l'époque. Il me semble que le fait qu'il existait, sur le marché des jeux, des monopoles dont l'un au moins était public, et l'autre largement sous l'emprise de l'État, ce qui a déterminé ce choix. Les autorités de tutelle ayant un intérêt économique direct dans l'affaire, il a pu paraître utile de mettre en place une autorité indépendante.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Vous dites à la fois qu'une autorité indépendante est l'État et doit être indépendante de l'État.
M. Charles Coppolani. - La décision doit avoir une certaine indépendance, d'où le rôle du collège. Le fonctionnement d'une autorité comme l'Arjel est largement semblable à celui d'un service de l'État. Nous émargeons au programme 218 de la loi de finances, rattaché au secrétariat général des ministères économiques et financiers. Ce qui fait la différence, c'est l'indépendance du collège. Ainsi que le rapport Durieux le soulignait déjà, il est important d'éviter la captation du régulateur par les opérateurs. Dès lors que deux entreprises proposaient déjà des paris sur Internet, il fallait s'assurer que l'ouverture à la concurrence se ferait dans des conditions assurant l'égalité entre l'ensemble des opérateurs. Ce que l'Arjel a, je crois, réussi à faire depuis sa création, en 2010.
L'autre motivation tient au fait que l'Arjel manipule énormément de données personnelles. Les conditions de leur utilisation sont strictement encadrées par la loi puisque ces données ne peuvent être exploitées que dans un but de contrôle, sur réquisition de l'autorité judiciaire ou de l'administration fiscale. Toute notre action vise à protéger ces données personnelles. C'est aussi, dans la lignée de la tradition qui a présidé, depuis une trentaine d'années, à la création d'autorités administratives indépendantes, une raison qui a pu justifier le choix opéré en 2010.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - C'est un exercice difficile que d'être chargé, à la fois, de rendre possible le fonctionnement d'opérateurs de jeux en ligne et de lutter contre l'addiction au jeu. Les jeux en ligne sont une source de recettes pour l'État et dans le même temps, il doit s'employer à lutter contre ce qu'il a lui-même facilité. Mais en débattre nous entraînerait loin.
Comment prévenez-vous les liens d'intérêt de vos membres et de vos agents avec le secteur du jeu ?
M. Charles Coppolani. - Les règles sont très strictes. Elles sont prévues par la loi, par le règlement intérieur du collège et, pour les agents, par le règlement intérieur de l'Arjel. Les membres du collège ne peuvent avoir aucun lien, ni capitalistique ni contractuel, avec un opérateur. Ils sont soumis, de même que les agents, à une série d'incompatibilités quand ils quittent leurs fonctions au sein du collège. Un guide de bonne pratique à destination des agents impose de signaler toute invitation et de refuser tout cadeau, quel qu'il soit. S'ils envisagent de s'orienter vers une autre activité professionnelle, la commission de déontologie est compétente pour se prononcer. Deux cas de refus ont été jusqu'à présent enregistrés.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Quels types de profils recherchez-vous ?
M. Charles Coppolani. - Les membres du collège sont, comme vous le savez, nommés par le Président de la République et les présidents des deux assemblées. Ces personnalités nous ont toutes apporté quelque chose. Nous avons actuellement un conseiller d'État, ancien directeur des sports, un conseiller à la Cour de cassation, un conseiller référendaire à la Cour des comptes, un inspecteur général de l'agriculture, un médecin - le médecin chef de Marmottant, spécialiste de la lutte contre les addictions...
Quant à nos trois directions techniques, elles sont composées, compte tenu de la multiplicité de nos préoccupations, de profils très variés : des informaticiens, qui ne sont pas faciles à recruter, car nous avons besoin de profils spécialisés dans la sécurité informatique, très recherchés sur le marché ; des juristes ; des économistes, nécessaires à la surveillance de la santé économique des opérateurs ; d'anciens douaniers, aussi, ou des policiers, capables de travailler sur les questions de blanchiment.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Le futur projet de loi relatif au numérique pourrait comporter une disposition dont il semble qu'elle soit réclamée par les professionnels du poker et soutenue par l'Arjel, et qui autoriserait les sites de poker en ligne à faire jouer ensemble des clients français et d'autres nationalités. Est-ce bien le rôle de l'Arjel que de soutenir ainsi la création d'un marché du poker en ligne ? S'agit-il d'élargir le champ de vos compétences ?
M. Charles Coppolani. - Cela n'aura pas d'effet sur le champ de nos compétences. Je rappelle que la loi a autorisé d'emblée le partage des masses à l'international sur les paris sportifs et les paris hippiques. Si l'Arjel souhaite depuis longtemps une ouverture des jeux de cercle aux liquidités européennes, c'est parce que nous avons observé, sur le marché du poker, une fuite vers l'offre non-régulée, qui met en jeu une liquidité beaucoup plus importante et intéresse donc davantage les joueurs. Ils trouvent plus facilement des tables et peuvent espérer, dans les tournois, des gains plus importants. En ouvrant la faculté de créer des tables européennes, nous espérons augmenter la liquidité et être ainsi mieux armés pour faire concurrence à l'offre non-régulée. Nous avons beaucoup travaillé à un avant-projet. L'ouverture ne serait possible qu'avec des pays où la régulation est identique à la nôtre, comme l'Espagne, l'Italie ou le Royaume Uni. Elle se ferait par voie de convention, soumise à l'avis du ministère des finances, via TRACFIN et du ministère de l'intérieur, dont nous avons recueilli, sur ce projet, le double accord. Pour être autorisés à ouvrir une table européenne, les opérateurs devraient avoir obtenu une homologation spéciale de leur logiciel et ces tables ne seraient pas ouvertes aux joueurs ne disposant que d'un compte provisoire.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Vous jugez, nous avez-vous dit, que la campagne de communication lancée avant votre arrivée aux commandes était, avec un budget de 900 000 euros, beaucoup trop onéreuse. Est-ce votre approche personnelle, ou bien cette campagne avait-elle déjà donné lieu à des réactions du Gouvernement ou du Parlement ?
M. Charles Coppolani. - C'est mon approche personnelle.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Une campagne de communication pour un montant aussi important n'avait donc donné lieu à aucune remarque ?
M. Charles Coppolani. - En effet.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Vous êtes ordonnateur et vos engagements de dépenses ne sont pas soumises à contrôle financier a priori.
M. Charles Coppolani. - C'est exact. Mais j'ai indiqué que je ne serais nullement opposé à l'existence d'un contrôle. Je ne comprends pas ce qui a pu porter à considérer que le contrôle budgétaire serait contraire à l'indépendance des autorités administratives. D'autant qu'il a largement évolué ces dernières années. Il ne s'exerce pas systématiquement a priori. Ce qui importe avant tout, c'est le dialogue de gestion entre le contrôleur et l'ordonnateur. C'est ce que, dans mes fonctions antérieures, je n'ai cessé de plaider.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Le seul contrôle qui existe, pour l'heure, c'est le contrôle ex post de la Cour des comptes ?
M. Charles Coppolani. - Qui a rendu son rapport.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Vous publiez également un rapport annuel ?
M. Charles Coppolani. - En effet. Il est remis au Président de la République et au Parlement et publié en ligne sur notre site.
M. Jean-Léonce Dupont. - J'en appelle à votre indulgence, car j'avoue que je ne suis pas spécialiste des jeux en ligne.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - C'est tout à votre honneur.
M. Jean-Léonce Dupont. - J'ai voté la loi de 2010, mais je m'interroge sur les conditions de son application, et notamment sur l'enchevêtrement des responsabilités et des institutions ainsi que sur l'ambigüité de la relation de l'Arjel avec les services de l'administration centrale. François Baroin, alors ministre des finances, s'exprimait sur l'Autorité en ces termes : « L'Arjel contrôle et surveille des centaines de sites internet en étroite coordination avec les services des douanes et du ministère de l'intérieur. Elle est en contact permanent avec les autorités judiciaires et plus particulièrement le tribunal de grande instance de Paris. » Je me pose dès lors la question : l'Arjel est-elle une autorité indépendante ou un faux-nez de l'administration ?
Vous êtes membre d'autres instances créées par la loi de 2010, l'Observatoire des jeux et le Comité consultatif des jeux, liés de près à l'exécutif qui en assure directement le fonctionnement matériel. Cela vous semble-t-il compatible avec le statut de président d'une autorité administrative indépendante ?
J'en viens à la question du contrôle. La présidence du Comité consultatif des jeux est assurée par une parlementaire. Je me demande si cela est compatible avec le principe de séparation des pouvoirs et les exigences du contrôle. Nous savons tous que lorsque nous faisons partie d'un organisme, nous entrons dans sa culture et avons tendance à le défendre. Or, le contrôle du pouvoir législatif doit s'exercer non seulement sur les nominations mais sur la vie de l'institution. Je crois qu'il serait utile, à cet égard, de nous interroger sur la participation de parlementaires à la vie des autorités administratives indépendantes. Je n'ai pas de réponse toute faite, mais la question vaut d'être posée.
Je rejoins, enfin, Jacques Mézard lorsqu'il observe qu'il doit être pour vous bien complexe de devoir à la fois à trouver de nouvelles ressources pour l'État et être efficace dans la lutte contre l'addiction.
M. Charles Coppolani. - Lorsque l'Arjel a été créée, il était question que les services des douanes et la police travaillent à lutter contre l'offre illégale. On parlait alors d'une cybergendarmerie, de cyberpatrouilleurs. Je ne saurais dire si cela n'a jamais eu cours, mais je puis affirmer que nous n'avons pas ce type de relations. Les officiers de police qui travaillent à l'Arjel sont détachés, et par conséquent totalement indépendants dans leur activité. Nous avons cependant des contacts, indispensables, avec le service central des courses et jeux du ministère de l'intérieur, sur la question des manipulations.
J'ai dit que le TGI de Paris nous réservait une audience tous les deux mois mais nous restons, pour autant, un justiciable comme un autre. J'ajoute que n'ayant pas la personnalité morale, nous ne pouvons pas, en cas d'action pénale, nous constituer partie civile.
L'Observatoire des jeux vit certes sur un budget de 100 000 euros qui lui est alloué par le ministère des finances, et que j'ai d'ailleurs eu le plus grand mal à obtenir, mais son collège est totalement indépendant : la qualité de ses études l'exige, et celles-ci ne sont jamais soumises à un accord préalable. La composition du collège garantit son indépendance. Des personnalités aussi diverses que l'ancienne procureure générale de la Cour des comptes, un chercheur, des représentants de l'Union des associations familiales, un médecin, y siègent.
Le Comité consultatif des jeux pose, à mon sens, une question essentielle, qui devrait à mon sens figurer au premier rang dans le travail de revoyure prévu par le législateur. Ce comité avait été conçu par votre collègue François Trucy, auquel je dois beaucoup, car il m'a beaucoup aidé dans la création de l'Observatoire des jeux. Une multitude d'intervenants participent à la gestion des jeux en France. Le ministère du budget s'occupe de la Française des Jeux, les ministères de l'agriculture et du budget s'occupent du PMU, le ministère de l'intérieur s'occupe des casinos, l'Arjel des jeux en ligne, le ministère de la santé se préoccupe des joueurs pathologiques. Cela fait beaucoup de monde, et si on la compare à celle des pays voisin, notre géographie de la régulation a de quoi étonner. L'idée de François Trucy était donc de créer une instance permettant de réunir les acteurs, pour promouvoir une politique unifiée. Cet organisme a eu beaucoup de mal à exister. Il était initialement prévu que les services du Premier ministre en assurent le secrétariat, mais celui-ci a in fine été alternativement confié au ministère du budget et au ministère de l'intérieur, ce qui ne facilitait pas la tâche de son président. François Trucy a finalement démissionné et nous n'avons pas eu, depuis, l'occasion de nous réunir. Le Comité consultatif des jeux a également souffert d'une composition très diverse : des parlementaires souvent retenus par d'autres tâches, des représentants des administrations dénués du pouvoir de s'engager pour leur ministère... Pour moi, il manque encore une instance capable de porter une vision d'ensemble.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Je reviens sur l'indépendance de l'Arjel. Confirmez-vous que vous ne recevez aucun ordre, aucune instruction du Gouvernement ?
M. Charles Coppolani. - Je le confirme, sans restriction. Si tel était le cas, je démissionnerais.
M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - Comme notre collègue Jean-Léonce Dupont, j'avoue n'être guère au fait du sujet, même si je me rends de loin en loin au casino, lorsque je suis en vacances. Il existe, dites-vous, dix-sept opérateurs, qui ont trente et un agréments. Vous ajoutez que 50% d'entre eux ne se portent pas bien, ce qui signifie qu'ils pourraient disparaître ou se restructurer. Êtes-vous appelés à intervenir en cette matière ?
Vous avez évoqué le problème de l'addiction. Va-t-il croissant ? Comment opérez-vous au cas où vous décelez une forte augmentation ?
M. Charles Coppolani. - L'un de nos soucis est de nous assurer que les opérateurs ont la capacité de faire face à leurs obligations. La loi de 2014 relative à la consommation nous a un peu facilité les choses, puisqu'elle les oblige à garantir les fonds qui sont en dépôt dans les comptes des joueurs. La plupart ont créé des fiducies, d'autres ont apporté une caution.
A l'occasion du renouvellement des agréments, nous entendons nous assurer de la capacité des opérateurs à faire face, sur la durée du mandat, à leurs obligations. S'ils ne sont pas à l'équilibre, nous demandons un engagement des actionnaires. Certains sont des groupes cotés, très puissants. Le marché français n'est pas très compétitif et il arrive qu'ils y perdent de l'argent, mais ils s'y maintiennent parce que notre réputation de régulation assez stricte - nous sommes souvent interrogés par des régulateurs étrangers qui souhaitent connaître notre position sur tel ou tel opérateur - leur offre une carte de visite. Dès lors qu'il s'agit de groupes internationaux, qui mutualisent leurs moyens techniques, ce n'est pas pour eux un problème que de se maintenir sur un marché peu profitable : tout est question de comptabilité analytique et de répartition des charges.
J'en viens à la question de l'addiction. L'Observatoire des jeux a mené une enquête auprès de 15 000 Français de 15 à 75 ans. Pour les jeux en ligne, le nombre de joueurs pathologiques, c'est à dire ceux qui perdent le contrôle de leur jeu, n'a pas augmenté entre 2010 et 2014 - 200 000 personnes, souvent victimes d'addictions multiples : jeu, tabac, alcool... En revanche, le nombre de joueurs présentant un risque d'addiction a augmenté. On est passé de 0,9% de la population en 2010 à 2,2% en 2014. Il faut néanmoins relativiser cette augmentation, dont une partie est imputable à un changement de méthode : en 2010, l'enquête ne portait que sur des joueurs dits actifs, soit ceux qui dépensent plus de 500 euros ou jouent plus de 52 fois dans l'année ; en 2014, nous avons supprimé ce filtre, car il est apparu que des joueurs dépensant moins de 500 euros par an n'en peuvent pas moins avoir un problème avec le jeu.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Peut-être serait-il bon que votre collège compte parmi ses membres un joueur sevré - mais en existe-t-il dans les grands corps...
M. Jean-Léonce Dupont. - Un Grand corps malade à l'Arjel !
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Cela concourrait à l'équilibre que vous recherchez...
Vous assumez des compétences dont un certain nombre relèvent de la responsabilité de l'État. Je pense à vos responsabilités financières, à celles qui concernent l'addiction, la lutte contre le blanchiment mais aussi à la manipulation de données personnelles. Avez-vous fait l'objet, sur ce dernier point, de contrôles de la part d'autres autorités indépendantes ou de l'État ?
Je m'interroge également sur vos relations avec la Justice et le ministère de l'intérieur qui, en matière de fraude, sont en première ligne. Vous avez une commission des sanctions. Comment articuler celles que vous prononcez avec celles que l'institution judiciaire peut être amenée à prononcer ? Je pense, notamment, aux problèmes qu'a connus le handball. Comment s'articule votre rôle avec celui des services de l'État, avec les Fédérations ?
M. Charles Coppolani. - Les données que nous sommes amenés à manipuler concernent les pratiques de jeu des personnes et leurs dépenses. Nous avons mis en place, comme l'exige la loi, un dispositif sécurisé qui fait l'objet de multiples précautions en termes de faculté d'accès, de conservation, et de prévention du piratage. Nous ne pouvons, aux termes de la loi, utiliser ces données que dans un objectif de contrôle des opérateurs ou pour répondre aux réquisitions de l'administration fiscale et de la justice, lesquelles doivent être individuelles. Récemment encore, à la réquisition émanant d'un inspecteur des finances publiques qui souhaitait obtenir une liste de personnes ayant, dans une région, réalisé des gains supérieurs à un certain montant, j'ai opposé, au motif qu'elle n'était pas individuelle, un refus.
Vous me demandez si les services de l'État sont venus contrôler l'utilisation que nous faisons de ces données ; la réponse est non. Nous sommes en liaison, en revanche, avec l'Agence nationale de sécurité des systèmes d'information de Nancy, qui vient certifier nos outils.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Mais sur l'utilisation proprement dite des données, il n'y a donc aucun contrôle extérieur ?
M. Charles Coppolani. - Nous devons passer, pour tout développement, par la Cnil.
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Mais personne ne vous a demandé de bilan sur l'utilisation que vous faites des données personnelles.
M. Charles Coppolani. - En effet.
Sachant que l'Arjel est une autorité de contrôle au sens de la loi anti-blanchiment et des directives européennes, nous avons passé un protocole avec TRACFIN, auquel nous communiquons nos soupçons, charge à lui de mener l'enquête. Lorsque nous repérons des manipulations, nous saisissons le Parquet, qui diligente une enquête s'il considère qu'il y a lieu. Et nous répondons aux réquisitions. S'agissant des problèmes détectés sur le handball, c'est la Française des Jeux qui a repéré la manipulation, qui portait sur le réseau physique et non pas en ligne.
M. Pierre-Yves Collombat. - Vous nous avez dit que l'Arjel fonctionnait largement comme un service de l'État. Pourquoi n'est-ce pas, dans ce cas, un service de l'État ? Qu'apporte votre indépendance ? Pourrait-on imaginer une autre organisation, par regroupement de services existants dans différents ministères, quitte à l'appuyer sur un observatoire doté de moyens d'enquête ad hoc ?
M. Hugues Portelli. - Je m'en tiendrai à deux observations. Dans ma commune, nous avons un hôpital public doté d'un centre psychiatrique au sein duquel existe un département qui se consacre aux addictions. Il traite de l'alcool, de la drogue...et des jeux.
Toujours dans ma commune, nous avons construit des pavillons en accession à la propriété. Les dossiers des candidats sont examinés par les services compétents, mais également par les banques, qui accordent des prêts. Elles demandent aux candidats communication de leurs revenus, avec relevés bancaires à l'appui. Tous ceux dont les relevés comportaient des prélèvements, aussi minimes soient-ils, pour des jeux, se sont vus écartés, comme présentant un risque.
M. Charles Coppolani. - Qu'apporte l'indépendance ? La certitude que les décisions du collège ne sont pas influencées par un opérateur directement lié à l'actionnaire.
Serait-il envisageable de créer un service administratif ad hoc ? Cela est sans doute possible. Le rapport Durieux envisageait une délégation interministérielle regroupant l'ensemble des compétences. Mais encore une fois, ce qui a déterminé le choix de 2010, c'est l'existence de deux opérateurs contrôlés par l'État et en situation de monopole.
Je m'étonne d'entendre que les banques écartent les dossiers de demande de prêt émanant de personnes qui jouent en ligne des sommes modestes. Il faut savoir que 56% des Français ont joué au moins une fois dans l'année à un jeu. Je comprends mal que les banques puissent en user de la sorte, sans se préoccuper en rien des joueurs qui jouent sur le réseau physique, où les machines à sous présentent un risque au moins aussi important que les paris sportifs.
Le fait est qu'il est difficile de disposer de données. Nous avions entrepris, à l'Observatoire des jeux, de mener une enquête sur la part des jeux dans les situations de surendettement. Nous avons dû y renoncer, lorsque nous avons découvert que ceux qui aident les personnes surendettées à monter leur dossier leur donnent pour premier conseil de ne surtout pas dire qu'elles jouent...
M. Jacques Mézard, rapporteur. - Merci de ces éclairages. Nous pourrons être amenés, au cours de notre travail, à vous transmettre quelques questions écrites supplémentaires. Je retiens qu'il n'y a pas eu de revoyure, ce que je vous remercie d'avoir rappelé. Je retiens également votre constat sur les choix budgétaires de votre prédécesseur, qui n'ont donné lieu, comme sur bien d'autres points, à aucun contrôle. Je m'inquiète qu'on laisse ainsi fonctionner des autorités indépendantes sans jamais y regarder ni même tenir compte de leurs propres difficultés.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. - Je vous remercie.
La réunion est levée à 11 heures 30