- Jeudi 21 mai 2015
- Audition de M. Abdennour Bidar, philosophe, écrivain, auteur de Pour une pédagogie de la laïcité à l'école (2012)
- Audition de Mme Marie-Monique Khayat, proviseur du Lycée Jean de La Fontaine (Paris 16e) et M. Alain Anton, proviseur de la cité scolaire Claude Monet (Paris 13e)
- Audition de MM. Patrick Kessel, président du Comité laïcité République, et Alain Seksig, responsable de la mission laïcité du Haut Conseil à l'intégration de 2010 à 2013, membre du Comité laïcité République
Jeudi 21 mai 2015
- Présidence de Mme Françoise Laborde, présidente -La réunion est ouverte à 9 heures.
Audition de M. Abdennour Bidar, philosophe, écrivain, auteur de Pour une pédagogie de la laïcité à l'école (2012)
Mme Françoise Laborde, présidente. - Nous recevons M. Abdennour Bidar, philosophe et écrivain, membre de l'Observatoire de la laïcité. Normalien, agrégé et docteur de philosophie, vous avez enseigné la philosophie en classe préparatoire de 2004 à 2012. Vous avez rédigé en 2012 un avis intitulé Pour une pédagogie de la laïcité à l'école au timbre du Haut Conseil à l'intégration et du ministère de l'éducation nationale. Vous êtes également l'auteur de nombreux articles publiés dans la revue Esprit et de plusieurs ouvrages remarqués, dont Histoire de l'humanisme en Occident (2014) et Plaidoyer pour la fraternité (2015).
La commission souhaite recueillir votre analyse des difficultés rencontrées par l'école dans la transmission des valeurs de la République. Vous pourrez sans doute éclairer nos travaux sur les solutions à mettre en oeuvre pour rétablir l'école dans sa mission d'intégration et de formation des futurs citoyens.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Abdennour Bidar prête serment.
M. Abdennour Bidar, philosophe. - J'interviens en tant que chargé de mission sur la pédagogie de la laïcité à l'école auprès de la Direction générale de l'enseignement scolaire (Dgesco), membre de l'Observatoire de la laïcité et philosophe spécialiste des questions de laïcité, de sécularisation et du devenir du fait religieux. J'ai participé, lorsque M. Vincent Peillon était ministre de l'éducation nationale, à l'écriture de la charte de la laïcité à l'école. Dès lors, nous avons progressivement pris la mesure de la déshérence dans laquelle avait été laissée la capacité des professeurs et des personnels de l'éducation nationale à transmettre les valeurs de la République. La publication de la charte, quoique saluée, a provoqué embarras et perplexité. Elle a été reçue comme un objet esthétique dont les professeurs pouvaient difficilement se servir comme support pédagogique, en raison de leur manque de formation. Il fallait retrouver une culture professionnelle commune pour transmettre la laïcité, c'est-à-dire un socle commun de connaissances, de compétences et de culture portant sur son sens, ses enjeux et les débats dont elle fait l'objet. Cette architecture commune est théorique, mais aussi pédagogique : il s'agit de la capacité à porter un discours sur les valeurs.
Les événements de janvier ont accru cette prise de conscience née avec M. Vincent Peillon, et montré à quel point il devenait urgent que l'école redevienne le creuset de la transmission des valeurs de la République. L'éducation nationale a été mise en ordre de marche par la ministre. Dans le cadre de cette grande mobilisation, nous avons entrepris un plan de formation à l'échelle nationale de 1 000 formateurs, et organisé huit grandes réunions inter-académiques. L'objectif est qu'ils puissent former à leur tour 300 000 personnels de l'éducation nationale d'ici la fin juin.
Constatant qu'il y a une urgence durable, l'institution réfléchit à un nouvel enseignement moral et civique (EMC) pour remplacer l'ancienne éducation civique, juridique et sociale (ECJS), dont la capacité à offrir une pédagogie des valeurs de la République était jugée insuffisante. Le ministère agira en collaboration étroite avec les Écoles supérieures du professorat et de l'éducation (Éspé) afin d'assurer, de façon homogène sur le territoire, la capacité pédagogique des professeurs à transmettre les valeurs de la République, inscrites dans le tronc commun.
Notre tâche est de permettre aux professeurs de se sentir moins démunis. En rencontrant des chefs d'établissements ou des inspecteurs dans les académies où je me rends, je note deux sentiments prédominants : tout d'abord, malgré la bonne volonté des équipes, les outils pédagogiques font trop largement défaut. Ensuite - plus inquiétant -, on constate un relativisme généralisé. Beaucoup de nouveaux professeurs ne sont pas immédiatement convaincus qu'ils ont à transmettre ces valeurs, alors qu'il s'agit de la mission première de l'école. Manque le sens de l'institution, de ce qu'implique déontologiquement leur métier.
Le travail d'éducation civique doit d'abord s'effectuer en direction des personnels eux-mêmes. Nous avons eu la surprise de constater ce problème dès ma première mission, lorsque Luc Chatel était ministre de l'éducation nationale, alors que l'attention était focalisée sur la question du voile. Pour employer un langage philosophique, l'institution a perdu une partie de sa conscience de soi. Il faut la retrouver pour être mieux armé, d'une compétence et d'une conviction, lors de tensions avec des groupes d'élèves récalcitrants.
Mme Françoise Laborde, présidente. - Je sais que vous parcourez les routes pour ces formations. Les mille formateurs censés essaimer sur tout le territoire ont-il droit à un vrai module de formation, à une boîte à outils, et est-ce identique pour tous ?
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Dans un article publié en octobre 2014 dans la revue Esprit, vous faisiez le constat de la « perte du sens de l'institution » d'une partie des enseignants, de cette « conscience de soi » que vous évoquiez. Comment faire en sorte que l'ensemble des personnels de l'éducation nationale soient porteurs d'une conviction ? Faut-il un code de déontologie spécifique ?
Les normes en matière de laïcité dans les établissements scolaires vous paraissent-elles adaptées ? Faut-il étendre les dispositions de la loi du 15 mars 2004 ?
La laïcité suffit-elle à fonder une identité commune à l'ensemble des citoyens et la fraternité que vous appelez de vos voeux ? Quelle instruction civique et morale l'école doit-elle donner ? Plus généralement, la difficulté de l'école à transmettre les valeurs républicaines n'est-elle pas liée à une crise morale dont un symptôme serait le dénigrement de soi ? L'intégration fonctionne-t-elle, et comment en donner une image plus positive ?
M. Abdennour Bidar. - Les journées inter-académiques de formation auxquelles étaient conviés tous les formateurs déjà identifiés et tous les personnels ayant manifesté le désir de s'engager ont été organisées en mars et en avril. Elles se sont toutes déroulées en deux parties, de façon assez homogène : le matin, des exposés de fond sur le principe de laïcité et les valeurs de la République à la lumière des enjeux contemporains, par des philosophes, des juristes, des historiens et des intellectuels. L'après-midi, atelier et tables rondes de formation par les pairs, avec des échanges d'expertise et de bonnes pratiques, ainsi que des témoignages sur les difficultés concrètes. Cette journée s'adressait à des personnes déjà en partie formées ou affichant un intérêt et des connaissances sur ces questions.
Pour ce qui est du plus long terme, nous avons élaboré une boîte à outils. Dès la publication de la charte de la laïcité, nous avions publié sur le site Eduscol un ensemble de documents d'accompagnement pour en faciliter l'appropriation : un commentaire article par article - ceux-ci étant clairs mais lapidaires - offrant aux professeurs des éléments de langage sur le sujet ; un arsenal de textes juridiques, circulaires, rappels de la Constitution ou de la Déclaration universelle des droits de l'homme, c'est-à-dire un socle légal et réglementaire destiné à montrer que la charte n'est pas hors cadre ; et des « entrées programme » systématiques, montrant que les programmes comportent déjà, dès le cycle trois, soit le CM1, des éléments pouvant se prêter à une pédagogie des valeurs de la République, afin que les professeurs n'aient pas l'impression qu'on leur ajoutait une charge de travail.
Depuis janvier, nous avons publié sur Canopé, l'ex-Centre national de documentation pédagogique (CNDP), des vidéos offrant aux professeurs des éléments d'explicitation sur la façon d'utiliser la charte devant les élèves. Enfin, des Mooc (Massive open online course) ont été conçus par la Dgesco pour la plate-forme M@gistère, dont un cours de trois heures sur la transmission de la laïcité et des valeurs de la République, très utilisé au sein des plans académiques de formation (PAF), auquel nous ajoutons cette année un cours sur l'enseignement laïque des faits religieux.
Étant donné la masse de travail à laquelle je suis confronté et l'importance de ces questions, un deuxième chargé de mission m'a rejoint, M. Benoît Falaize.
Cette boîte à outils est portée par un réseau de référents laïcité rattachés, dans chaque académie, au cabinet de chaque recteur. Ce réseau fonctionne et s'avère très utile dès que naît une contestation, puisque ses membres sont mobilisables très rapidement. J'ajoute qu'une connexion est prévue avec le réseau des référents laïcité en préfecture mis en place par le ministère de l'Intérieur. Une grande journée de formation conjointe sera ainsi organisée à la rentrée afin d'harmoniser les discours et d'échanger les compétences.
Monsieur le rapporteur, je suis d'accord avec votre première proposition, nous aurions effectivement besoin d'un code de déontologie spécifique. Les trois valeurs cardinales - si j'ose dire - d'impartialité, de dignité et de probité relatives aux obligations du fonctionnaire mériteraient d'être articulées dans un texte précisant les obligations liées à la nature de cette institution particulière qu'est l'école de la République. Un tel code serait très utile lors de la formation mais aussi à l'usage des équipes de direction des établissements qui pourraient rappeler solennellement ces obligations déontologiques aux équipes éducatives, par exemple lors de la réunion de rentrée ou de l'accueil des nouveaux professeurs - et ce, d'autant plus que se pose le problème des professeurs contractuels qui, n'étant pas passés par le circuit de formation, n'ont souvent aucune idée de l'institution dans laquelle ils pénètrent et tiennent parfois devant les élèves des discours inacceptables, nul ne devant manifester de convictions politiques ou religieuses dans l'exercice de ses fonctions.
La loi de 2004, que M. le rapporteur a évoqué dans sa deuxième question, est très bien entrée dans les moeurs scolaires, elle ne fait pas l'objet de contestations massives. La question qui se pose actuellement est celle, très sensible, des jupes longues. Beaucoup d'équipes s'inquiètent de la recrudescence des signes vestimentaires, religieux ou culturels. La position de la ministre est extrêmement claire, et nous faisons en sorte qu'elle soit appliquée partout de façon homogène : dès lors qu'un élève ne manifeste pas de conduite répréhensible, il s'agit de faire preuve d'une certaine tolérance. La loi prohibe les signes ostensibles, ce qui ne signifie pas les signes visibles. Les tenues vestimentaires visibles qui n'ont pas de caractère ostensible ni prosélyte peuvent relever d'une mode, dont on pense ce qu'on veut - mais si on s'alarme des lubies vestimentaires des adolescents, on n'en a pas fini ! La ministre a appelé au discernement. Peut faire l'objet d'une convocation : l'attitude d'un élève dont la tenue, litigieuse, s'accompagne de contestations du principe de laïcité, de complications au moment d'ôter le voile, d'un absentéisme aux cours d'éducation physique et sportive, d'une logique séparatiste, de bande, avec, le cas échant, des pressions exercées sur d'autres élèves. S'il existe un faisceau de signes d'intégrisme religieux revendicatif, visant à faire de la présence dans l'école un happening, cela est manifestement contradictoire avec la vocation de l'école et nous recommandons la plus grande fermeté. La difficulté consiste à faire preuve de discernement : ne pas avoir la main lourde sur les signes vestimentaires, mais exercer une vigilance constante pour que les élèves aient la garantie que leur liberté de conscience et leur autonomie connaissent les conditions d'un libre développement. Les élèves, mais aussi les parents, doivent l'entendre.
Il est évident que la laïcité ne suffit pas. Elle n'a jamais été déterminée comme suffisante dans le cadre républicain puisqu'elle est un principe au service de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, un cadre politique qui permet à ceux qui croient au ciel comme à ceux qui n'y croient pas de vivre en bonne intelligence, dans la garantie des mêmes droits et des mêmes devoirs. Tout l'enjeu du nouvel enseignement moral et civique sera de montrer aux élèves qu'il y a là la cohérence d'un contrat social, de principes et de valeurs les uns au service des autres, qui forment le socle de notre vivre-ensemble. C'est le sous-texte de la charte : la laïcité ne suffit pas mais est un outil au service de la lutte contre les discriminations, pour une culture du respect et de la compréhension de l'autre, et la conciliation des libertés.
Dans le nouvel enseignement moral et civique, les professeurs devront parler tout autant de fraternité que de laïcité. Dans mon livre Plaidoyer pour la fraternité, je rappelle qu'à l'intérieur du cadre républicain garanti par le principe de laïcité, notre vivre-ensemble doit se développer selon une certaine qualité portée par ce que Régis Debray appelle de beaux « moments fraternité ». En tant que citoyen, si je n'appréhende les valeurs de liberté et d'égalité que d'un point de vue non fraternel, comment puis-je me soucier de la liberté d'autrui, et de l'égalité de son droit par rapport au mien ? On ne naît pas homme, on le devient, disait Érasme. De même, on ne naît pas fraternel, on le devient. Nous sommes vigilants, à l'Observatoire, aux règles de la laïcité, mais elles doivent être inscrites dans un dispositif plus large de revivification du sens de nos valeurs républicaines.
Nous traversons une crise morale qui est aussi éthique et spirituelle. Nous manquons de valeurs fondamentales susceptibles de nous rassembler dans une conviction commune. En ce début de XXIe siècle, nos principes républicains passent un test décisif quant à leur capacité à nous rassembler. À voir le scepticisme de beaucoup de nos concitoyens, on peut être inquiet : la laïcité serait liberticide, elle stigmatiserait ; la fraternité serait trop idéaliste, utopique. Doit-elle rester un idéal de fronton, vide, dont nous n'avons toujours pas l'audace institutionnelle de nous servir ?
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Une approche aussi globale, non jugeante, lucide, exigeante, positive, mais bienveillante et en même temps technique, cela fait du bien ! Ce sujet est tellement exigeant, il nous oblige tant que l'on ne peut se contenter de juger, les enseignants comme le gouvernement. Vous ne le faites pas et je vous en remercie.
La laïcité est un outil pour la fraternité, dites-vous. Dans votre tribune parue récemment dans Le Monde, vous appelez la République, qui, dites-vous, a été capable du pire en créant en 2007 un ministère de l'immigration, à être capable du meilleur en créant un ministère de la fraternité. Vous enjoignez les républicains de tout bord - la République n'appartient à personne - à se mobiliser pour cette grande cause.
Comment procède-t-on ? En posant les problèmes lucidement. Merci de ne pas avoir stigmatisé les enseignants qui exercent un métier difficile, en pleine évolution et à qui on demande beaucoup. Ils sont le premier maillon de la transmission des valeurs, avec la famille - les religieux ne le font certes pas mieux. Comment mieux armer les enseignants ? Par une formation approfondie, une écoute particulière pour les contractuels, une approche à la fois aidante et exigeante. Rédiger et rappeler un code de déontologie serait instaurer un rituel, dont notre société a besoin.
Je vous remercie, ainsi que la présidente et le rapporteur qui vous ont invité. Votre intervention fait du bien ; d'autres ont été plus difficiles à absorber...
M. Jacques-Bernard Magner. - Je fais miens ces propos. Je mesure combien cette audition est positive. Beaucoup de prétendus philosophes viennent donner des leçons sans faire preuve de la hauteur de vue qui est la vôtre. Tout est dans la formation, celle des élèves, celle des enseignants, mais aussi celles des parents. Dans notre société, on n'apprend pas à être parent. Je suis certain - et je l'ai constaté dans les quartiers nord de Clermont-Ferrand où j'ai enseigné - que les dérives de notre système éducatif seraient moindres si l'on inculquait certains principes de base aux parents d'élèves. On a beaucoup parlé de bienveillance dans la loi de refondation de l'école. Le mot est presque galvaudé. Cependant, accueillir les élèves avec bienveillance est le début de la réussite pour un enseignant. S'ils ont parfois des réactions un peu vives, voire un peu violentes, peut-être est-ce aussi que les adultes qui les entourent manquent de bienveillance à leur égard.
Votre idée de la fraternité me convient. On a fait grand tort à l'école - Gérard Longuet l'a redit - en surexposant l'affaire du voile, au début des années 1980. Les jeunes Turques voilées ne posaient problème à personne, à cette époque. On en a rajouté, au détriment de la tranquillité et du calme dans les établissements. La question de l'enseignement moral et civique a souvent été posée au sein du Conseil supérieur des programmes. Avez-vous été auditionné dans les groupes de travail mis en place sur ce sujet ?
Mme Marie-Christine Blandin. - Vous avez insisté à juste titre sur la nécessité de faire du socle commun de compétences, de connaissances et de culture un enjeu dans la formation des enseignants. Les savoirs sont fondamentaux ; le véhicule de leur transmission, c'est la pédagogie. N'opposons pas l'un à l'autre ! Vous nous donnez des solutions pleines d'espoir pour sortir du marasme. Le Conseil supérieur des programmes et notamment Pierre Kahn ont longuement travaillé sur l'enseignement moral et civique. Leurs conclusions s'inscrivent dans le même esprit que ce que vous proposez, nous les approuvons.
M. Jean-Claude Carle. - Vous avez appelé à la tolérance sur certains signes. Je crois que vous avez raison. Cependant, n'est-ce pas un point délicat pour les enseignants qui réclament des circulaires plus claires et le soutien de leur hiérarchie ?
M. Abdennour Bidar. - Les enseignants ne demandent pas tant des circulaires plus claires que le soutien d'une équipe, d'une concertation. Si dans chaque établissement, l'équipe enseignante se réunissait régulièrement pour déterminer une attitude commune, les professeurs se sentiraient davantage engagés et soutenus. Nous invitons les équipes de direction à ouvrir des espaces de concertation. La réponse ne passe pas par une inflation réglementaire, mais par une réflexion sur la culture et les pratiques pédagogiques.
J'ai été peu sollicité par le Conseil supérieur des programmes, même si j'ai eu l'occasion de travailler avec Pierre Kahn. En revanche, le cabinet de la ministre m'a invité à intervenir sur la question de l'enseignement moral et civique. Quelle morale enseigner ? Comment l'enseigner de manière laïque ? Un enseignement doctrinal, ex cathedra, ne fonctionne pas. Il est urgent de former les enseignants à la conduite d'ateliers à visée philosophique fondés sur la discussion et la participation : les élèves seraient ainsi appelés à construire les valeurs auxquelles ils adhéreraient. On ne peut pas transmettre de morale en s'en tenant à la seule théorie. Chaque année, chaque élève doit participer, au sein d'une équipe, à une tâche morale d'intérêt général, être investi d'une responsabilité pour laquelle il sera valorisé. La réflexion sur le service civique portée par le chef de l'État s'inscrit dans le prolongement de celle sur l'école, car le jeune adulte doit comprendre dès son entrée dans le monde professionnel que l'enjeu n'est pas seulement sa réussite personnelle, mais l'intérêt général qu'il est appelé à servir.
Vous avez mentionné ma tribune dans Le Monde. J'ai conscience de la compétence limitée du philosophe, qui est une force de proposition, de réflexion, mise à la disposition du responsable politique. Certaines de mes propositions ont un caractère de prime abord très théorique, comme celle de créer un ministère de la fraternité. Je suis prêt à discuter de la meilleure façon d'incarner de telles idées dans les politiques publiques.
J'ai voulu témoigner de la bienveillance de l'institution scolaire. Ayons confiance dans notre école, dans ces personnels compétents qui prennent leur métier à coeur, qui ont le souci de transmettre des valeurs et des savoirs et de réduire les inégalités. L'école « ouverte aux parents » - c'est ainsi que nous en parlons - dit bien la nécessité d'impliquer les parents dans l'institution, à travers un dialogue permanent. Dans certains milieux, la relation de confiance n'est pas établie, comme l'a montré la fameuse « journée de retrait ». C'est à l'école de leur faire comprendre le bénéfice que les valeurs républicaines représentent pour leurs enfants, qui ont tout à y gagner.
Mme Françoise Laborde, présidente. - Cette audition empreinte de sagesse sera certainement très regardée. Je vous remercie d'y avoir participé.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Vous nous avez donné de l'espoir sur notre école. Au-delà des constats, il faut trouver des solutions. Merci d'avoir ouvert des pistes concrètes et pragmatiques.
Audition de Mme Marie-Monique Khayat, proviseur du Lycée Jean de La Fontaine (Paris 16e) et M. Alain Anton, proviseur de la cité scolaire Claude Monet (Paris 13e)
Mme Françoise Laborde, présidente. - Nous recevons maintenant deux acteurs de terrain. Madame Khayat, vous avez été professeur de lettres modernes avant de réussir le concours de recrutement des personnels de direction en 1989. Depuis, vous avez occupé des postes de direction en collège comme en lycée. Vous avez participé à l'élaboration d'un règlement intérieur et d'un projet d'établissement au lycée Claude Monet, ainsi qu'à la mise en place d'études obligatoires au lycée Paul Bert dans le 14e arrondissement de Paris. Vous êtes proviseur du lycée La Fontaine depuis le 1er septembre 2009.
Monsieur Anton, après avoir enseigné l'histoire et la géographie en collège et en lycée dans les académies de Versailles, d'Amiens, d'Orléans et à Rabat, vous avez accédé au corps des personnels de direction en 1991. Depuis, vous avez occupé différents postes en région parisienne. Vous avez été nommé proviseur de la cité scolaire Claude Monet, dans le 13e arrondissement, en septembre 2009.
Les personnels de direction sont bien placés pour mesurer les difficultés de l'institution scolaire et imaginer des réponses. Notre commission d'enquête a souhaité entendre votre point de vue, éclairé par le vécu quotidien des réalités scolaires.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marie-Monique Khayat et M. Alain Anton prêtent serment.
Mme Marie-Monique Khayat, proviseur. - L'évolution de l'école peut être éclairée par trois regards, qu'on aurait pu penser concordants ces vingt dernières années : celui de l'institution, celui des parents et celui des enseignants. Il y a vingt ans, l'institution considérait sans doute que l'idée de la République était éternelle et que ses valeurs échappaient à toute décrépitude. Au début des années 2000, la notion de citoyenneté a pourtant commencé à se dégrader. Pour ma génération, l'école était un lieu à l'abri des violences ; personne n'avait pensé que le collège unique se délabrerait un jour. On a assisté à la démission des élites culturelles, on s'est concentré sur la politique des exclus au lieu de favoriser l'intégration des jeunes français d'origine maghrébine, on est entré dans le déni. L'institution ne s'inquiétait pas des communautarismes. La première faille s'est ouverte en 1989 avec l'affaire du voile, puis les attentats de septembre 2001 ont marqué une nouvelle étape dans le délabrement intellectuel et la détérioration du climat dans les établissements. Peut-être avons-nous fait preuve d'une forme d'angélisme : nous n'avons pas vu l'accélération des communautarismes et les proviseurs ne voulaient pas faire de vagues. Difficile d'admettre qu'on ne savait pas, plus simple de mettre en cause les professeurs, taxés ne pas savoir y faire. Pas de conseil de discipline pour de simples menaces sans passage à l'acte. On peut parler d'affaiblissement intellectuel devant l'offensive communautariste. Déjà, en 2001, les trois minutes de silence en hommage aux victimes des attentats avaient dû être écourtées dans certains établissements, sans qu'on en fasse état.
Ce qui fragilise la République, c'est surtout la régression de l'égalité entre filles et garçons. L'insécurité dans les établissements est longtemps restée un ressenti plutôt que d'être reconnue comme une réalité. Dès 1994, les enseignants d'histoire avaient du mal à enseigner non seulement la Shoah, mais aussi l'islam et même le christianisme. Tensions au moment du Ramadan, demandes de dispense de cours de natation : réticents à faire état de ces pressions, les chefs d'établissement, isolés, menaient chacun leur politique, en fonction du pourcentage d'élèves immigrés ou maghrébins dans leur établissement. On a ainsi cautionné, par déni, une démarche culturelle sexiste et discriminatoire. On a failli à protéger la République.
Les problèmes au moment des apprentissages se sont généralisés. Des classes ont disparu, qui permettaient de venir en aide à des élèves en retard d'apprentissage ou incapables de réfléchir sur leur discours, de comprendre l'abstraction. Les enseignants, isolés, ont été contestés dans leur autorité, démunis s'ils se taisaient, mis en cause pour leur position partisane s'ils parlaient. La plupart des professeurs stagiaires recalés le sont à cause de problèmes de gestion de classe. Ce qui les aiderait, c'est une formation psychologique pour apprendre à gérer les conflits, et une formation didactique pour s'adresser à des élèves qui ne maîtrisent pas la langue. Cessons de dire que les enseignants ne savent pas y faire ! La transmission des héritages est une mission fondamentale de l'école.
M. Alain Anton, proviseur. - Je suis un ancien professeur d'histoire-géographie, et au cours de mes douze ans de carrière comme chef d'établissement en Seine-Saint-Denis, j'ai constaté une lente évolution. L'école n'est jamais la cause du mal être et du dysfonctionnement de la société ; elle est la caisse de résonance de la vie dans les quartiers. J'ai passé quatre ans comme principal de collège dans une ZEP d'Aulnay-sous-Bois, dans le quartier des 3 000, comme on dit pour désigner la cité de la Rose des Vents. Le collège n'a rien d'un espace sacré où l'on peut accueillir les élèves sans rien savoir de leur vie extérieure : on doit être au courant de l'actualité du weekend. La perte des repères républicains ne date pas d'hier. En 1993 déjà, on avait brûlé le gymnase de mon collège à Meaux. On parlait déjà, il y a plus de vingt ans, du « ghetto des 3 000 » pour désigner cette cité de 17 000 habitants, avec ses trois collèges de 1 200 élèves évoluant dans un climat de violence et de tension. Il suffisait de traverser la F1, la quatre voies qui séparait les quartiers, pour trouver un havre de paix avec une population mixte logée dans des petits pavillons et des petites cités.
Je ne vais pas tirer à boulets rouges sur l'éducation nationale : c'est quarante ans de ma vie. Si nous avons commis une erreur, c'est de stigmatiser les collèges en difficulté sous l'étiquette de « ZEP-zone violence ». Cela partait d'un bon sentiment, certes, mais comprenez que des parents hésitent à scolariser leurs enfants dans un tel établissement ! Les professeurs, souvent frais émoulus de leur province, arrivaient la boule au ventre à la rentrée, avec comme seul objectif d'être mutés ailleurs. D'autant que le barème des points autorisait la mutation au bout de trois ans de service, transformant les ZEP en purgatoire de l'école laïque, quand il n'entretenait pas la frustration des enseignants par des réévaluations intempestives. Ces « profs RER » n'habitent pas le quartier et ne savent pas ce qui s'y passe, en bien comme en mal ; on ne risque pas de les croiser le week-end sur le marché. On a ainsi coupé l'école de la réalité.
Il n'y a pas non plus de stabilité du corps enseignant : en Seine-Saint-Denis, les équipes changent tous les quatre ans. Les enseignants qui sont restés 25 ans dans ces postes difficiles méritent une médaille ! Au lieu de quoi, on leur mégote le passage au hors-classe... Les jeunes professeurs n'arrivent à s'intégrer que s'ils entrent dans des équipes où il y a des projets. Or les projets pédagogiques - et il y en a quantité de très beaux - ne tiennent la route que s'ils sont portés par une équipe stable. Si l'on change les règles tous les deux ans, on ne trouvera aucune solution efficace et pérenne. Les repères s'effacent.
Les municipalités font ce qu'elles peuvent pour aider les collèges, avec un succès parfois mitigé. C'est dans le cadre municipal qu'on a inventé les « grands frères », censés apaiser le climat dans les quartiers. L'initiative n'a fait que renforcer les communautarismes de rue. Dans la guerre entre la rue La Pérouse et la rue Suffren, les grands frères du quartier de la Croix rouge faisaient figure d'intrus. L'antenne du commissariat installée dans le quartier des 3 000 était ouverte de 9 heures à 18 heures : le soir, champ libre pour brûler voitures et poubelles et pour les trafics de tous ordres. Un élève de 4e qui « choufe » gagne plus en une semaine qu'un élève apprenti et déstabilise tous ses camarades ! La drogue est un fléau dans les établissements. Loin d'être un commerce parallèle, c'est le commerce principal dans ces quartiers.
Le logement social a également un rôle à jouer. À Aulnay, on a rassemblé les Sénégalais dans une rue, les Maliens dans une autre. L'ouverture est pour le moins limitée. L'école a sa part à jouer, mais pas seule. Les réseaux qui construisent une synergie entre le commissariat, la municipalité et l'école sont utiles, tout en ayant leurs limites. J'ai fait partie du premier groupe local de traitement de la délinquance (GLTD) avec le procureur Monard et mon inspecteur d'académie Yves Bottin, car en 1994, le collège où j'exerçais avait failli brûler. Au moment de prévoir la reconstruction du collège en accord avec la municipalité, j'ai demandé qu'on l'éloigne de la cité, afin que les élèves aient un effort à faire pour se rendre en classe, ne serait-ce que 250 mètres à parcourir, plutôt que de se laisser tomber du balcon ! Nous n'avons pas été écoutés et les problèmes ont perduré.
Les cours de morale citoyenne ne changeront rien. Les professeurs d'histoire-géographie - dont je fais partie - ont tendance à laisser de côté l'instruction civique pour finir les programmes, particulièrement en terminale. La seule instruction civique, c'est l'élection des délégués de classe en octobre. C'est un peu léger...
Mme Françoise Laborde, présidente. - Merci de ces exposés très clairs et complémentaires, entre la gestion des conflits et la vie quotidienne.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Merci de vous être exprimés en toute liberté. Votre exposé contraste avec le prisme des médias. On a l'impression que vous exercez deux métiers différents, dans deux milieux différents. Mes questions vont presque paraître anecdotiques : de tels problèmes ne peuvent être réglés dans le seul cadre de l'école mais exigent une réponse collégiale, associant bailleurs sociaux, différents types d'aides ou de personnes.
Assiste-t-on à une évolution sur les cinq dernières années, voire à une accélération des phénomènes ? On nous a dit que les chefs d'établissement hésitaient à signaler le comportement de certains élèves car ils ne se sentaient pas soutenus par leur hiérarchie.
Nous savons qu'il existe un effet « chef d'établissement ». Quelles mesures simples avez-vous à proposer aux proviseurs ?
Monsieur Anton, parmi ces expérimentations pédagogiques victimes des changements politiques, certaines mériteraient-elles d'être prolongées ?
Mme Marie-Monique Khayat. - On a recruté ces dix dernières années des assistants d'éducation et des conseillers d'éducation issus des communautés d'origine des élèves, en pensant apaiser les tensions. Or certaines dérives proviennent justement de là, ces personnes n'ayant pas joué le jeu de l'institution scolaire et républicaine. Dans les années 1980 et 1990, pour couvrir les besoins, on a titularisé à tour de bras des enseignants sans parcours universitaire, non formés, des vacataires parachutés alors qu'ils méconnaissaient totalement l'institution.
Oui, les proviseurs ont longtemps hésité à faire remonter des incidents par peur d'être taxés de ne pas savoir y faire ou de mettre leurs enseignants en difficulté. Un bémol toutefois : les choses sont plus faciles aujourd'hui, il y a une prise de conscience du problème.
M. Alain Anton. - Je précise que je coule paisiblement mes dernières années de carrière au lycée Claude Monet dans le 13e arrondissement de Paris, où il n'y a pas de problèmes de violence, même si la population est très mélangée.
Pourquoi si peu de signalements ? Par peur de la stigmatisation des personnes, mais aussi des collèges eux-mêmes : quand L'Express, reprenant l'enquête Sivis (système d'information et de vigilance sur la sécurité scolaire), a publié une liste des lycées dits difficiles, il a stigmatisé de fait ceux où le proviseur avait signalé un vol de portefeuille ou une bagarre. Ce fut très mal vécu. Dans les lycées techniques, les garçons sont des gros bras qui ne règlent pas leurs conflits avec des poèmes ! Les proviseurs qui signalent avec honnêteté les incidents prennent le risque d'inquiéter les parents, qui ne veulent pas d'un lycée qualifié de « difficile ».
Les expériences pédagogiques internes qui font baisser la pression sont connues, mais pour les appliquer, il faut avoir une équipe de quinze à vingt professeurs derrière soi. Vous connaissez la règle des trois tiers : quel que soit le contexte, il y aura toujours un tiers des professeurs qui veut agir, un tiers qui suit, et un tiers qui s'oppose systématiquement - avec la bénédiction des syndicats. J'ai débuté au moment de la réforme Haby, qui a créé le collège unique. Je suis étonné d'entendre certains qui s'en réclament aujourd'hui... Il n'y a pas les bons et les mauvais chefs d'établissement ; il y a ceux qui peuvent compter sur une petite phalange de volontaires pour agir. Encore faut-il avoir les mains libres.
En Seine-Saint-Denis, nous avons pu faire beaucoup de choses car nous avions la confiance de l'inspecteur d'académie, M. Bottin. Quand l'inspecteur d'académie suit, les choses bougent. Il faut partager ses expériences en toute bonne foi, même celles qui ratent sont pédagogiquement utiles pour la suite : là est l'effet chef d'établissement.
Mme Marie-Christine Blandin. - Madame Khayat, vous avez dit « qu'on » ne faisait pas remonter les informations, « qu'on » était dans le déni. Pourriez-vous préciser ? Les enseignants n'osent-ils parler de peur d'être stigmatisés ou les décourage-t-on en refusant d'objectiver les difficultés ? N'est-il pas souhaitable, à votre niveau d'encadrement, de faire remonter ces difficultés au supérieur hiérarchique ?
Vous avez demandé que les enseignants soient davantage formés à la gestion des conflits, sachez que le Sénat a voté un amendement sur ce sujet, repris par l'Assemblée nationale. On ne le voit pas encore mis en oeuvre dans les Éspé, mais nous y veillons.
Les difficultés entraînées par le recrutement d'encadrants issus d'une communauté, pour créer un climat familier, ne doivent pas aboutir à diaboliser celle-ci. Jadis, dans le Pas-de-Calais, les écoles normales pré-recrutaient, avec salaire, des fils de mineurs aux noms à consonance polonaise, qui étaient un modèle inclusif important pour les élèves, montrant la réalité de l'ascenseur social. Cette époque est révolue. Comment éviter d'introduire dans les établissements des personnes prosélytes et dangereuses ?
Monsieur Anton, le remplacement des professeurs est-il moins bien assuré en Seine-Saint-Denis que dans des établissements plus privilégiés ? Lors d'un de nos déplacements, les enseignants ne nous avaient pas répondu, croyant que nous stigmatisions leur département. Pourrait-on instaurer des techniques innovantes, par exemple un bonus de pérennité, non financier, pour les équipes volontaires souhaitant rester ensemble ?
M. Jean-Claude Carle. - Merci de vos témoignages. Cette politique de l'autruche a abouti à ce que les enseignants se retrouvent seuls, avez-vous dit. Que faire pour y pallier ? Comment revenir aux fondamentaux ?
Oui, le collège est une caisse de résonance, pas un sanctuaire. Comment lier politique de la ville et politique de l'école ? Beaucoup d'argent est dépensé avec peu d'effets. N'y a-t-il pas un problème de méthode ? La gestion des ressources humaines de l'éducation nationale est un vrai problème, et même rue de Grenelle on sent l'isolement physique : c'est le seul ministère où il faut passer par un sas avant d'accéder au bureau du ministre ! Cet isolement est symbolique : il faut davantage de partenariat entre la communauté éducative, les parents et les élus locaux.
Mme Marie-Monique Khayat. - Pardonnez-moi d'avoir utilisé une tournure impersonnelle. Le proviseur ne remonte pas systématiquement l'information, qu'il peut sous-estimer, tandis que les nouveaux enseignants n'osent pas en parler en salle des professeurs - par peur d'être jugés - ni au chef d'établissement - car ils sont notés par lui. Ils restent en retrait, et nous n'apprenons que plus tard les souffrances que certains vivent.
J'ai été en poste dans un établissement du 14e arrondissement, dans un quartier regroupant d'un côté une communauté gitane sédentarisée, de l'autre une population maghrébine bien enracinée, qui se partageaient les commerces et s'affrontaient parfois violemment, avec des batailles rangées le week-end. À l'époque, au début des années 1990, le chef d'établissement pouvait faire venir un patriarche pour dialoguer avec la communauté gitane, inciter à la scolarisation des filles qui arrivaient... quand elles arrivaient. Mais nous n'avions pas ce type de référent pour la communauté maghrébine. J'ai fait un mémoire sur la communauté gitane que la hiérarchie a pris en compte : à la rentrée suivante, les deux communautés ont été réparties sur deux collèges différents, on m'a laissé les gitans.
Les chefs d'établissements sont parfois isolés parce qu'ils n'osent pas. L'accès au ministre est plus facile qu'on ne le pense. Au lycée Paul Bert, j'ai vécu le CPE (contrat première embauche) et la réforme de l'université, les premiers mouvements d'élèves et de lycéens dans la rue. Le CPE a été très violent : nous faisions face à des intrusions d'élèves, parfois de lycées voisins, armés de barres de fer. Forte de mes responsabilités syndicales, j'ai demandé audience au ministre, M. Gilles de Robien, auquel j'ai montré des photographies de ce que nous vivions, notamment de destruction de vitraux dans des établissements prestigieux. Finalement, il est plus facile de rencontrer le ministre que d'avoir un interlocuteur au rectorat ! J'ai usé ensuite un peu de cet accès au ministre, sans en abuser.
Madame Blandin, vous évoquez un autre temps, où les valeurs républicaines et l'autorité des enseignants n'étaient pas contestées. Ensuite, c'est devenu plus compliqué. Autrefois, les Capésiens suivaient dans les IUFM (instituts universitaires de formation des maîtres) un enseignement administratif : on leur donnait une vision globale de ce qu'est réellement un établissement scolaire, de ses rouages, nous pouvions vérifier ces connaissances et y remédier. Puisqu'on a installé directement les enseignants stagiaires dans les établissements, laissons les chefs d'établissement les former jusqu'au bout. Ils le feront, car ils ont à coeur d'assurer la relève. Arrêtons de dire que les centres de formation forment les enseignants, ils sont focalisés sur les disciplines.
M. Alain Anton. - Les professeurs de Seine-Saint-Denis ne sont pas remplacés plus vite qu'à Paris. Le jour de la rentrée, il me manquait toujours une quinzaine d'enseignants, qui n'étaient pas encore nommés ! Aujourd'hui, il est plus facile de faire remplacer un enseignant de latin-grec à Claude Monet qu'à Paul Éluard en Seine-Saint-Denis, du fait du poids des parents et des élus. Un bon élu qui appelle le ministre, cela arrange bien les choses !
Pour que nos collègues débutants s'ouvrent de leurs difficultés, il faut une relation de confiance entre l'équipe dirigeante et le corps enseignant. En cas de souci, un ancien du groupe en parle et le problème est réglé en interne, on fait notre petite cuisine, on dédouble la classe... L'équipe est une réponse à ces difficultés. On remarque immédiatement en conseil de classe si une équipe fonctionne ou non ! Il faut mettre en avant ce travail d'équipe qui dissout, sinon les problèmes, du moins les tensions.
Je n'ai pas rencontré beaucoup de ministres, hormis François Bayrou, avec qui j'ai parlé violences. Le ministre de l'éducation nationale dirige la plus grosse armée en Europe ! J'aime bien dire que l'éducation nationale a longtemps été la fille aînée de l'Église et de l'armée. Tout y est onctueux, on ne donne jamais d'ordre...
M. Gérard Longuet. - ... mais gare à vous si vous ne faites pas ! Je parle de l'Église !
M. Alain Anton. - C'est un père jésuite qui m'a dit cela.
Mme Françoise Laborde, présidente. - Je vous remercie.
Audition de MM. Patrick Kessel, président du Comité laïcité République, et Alain Seksig, responsable de la mission laïcité du Haut Conseil à l'intégration de 2010 à 2013, membre du Comité laïcité République
Mme Françoise Laborde, présidente. - Monsieur Kessel, journaliste, vous fûtes grand-maître du Grand Orient de France - nous avons entendu l'actuel titulaire - et membre de la Commission nationale consultative des droits de l'homme. Vous êtes président du Comité laïcité République depuis 2009 et, depuis 2013, membre de l'Observatoire de la laïcité.
Monsieur Seksig, instituteur de formation, vous êtes inspecteur d'académie -inspecteur pédagogique régional depuis septembre 2013. Membre du Haut Conseil à l'intégration, vous avez participé au rapport Les défis de l'intégration à l'école et, dans le cadre du Comité laïcité, rendu un projet d'avis sur « l'expression religieuse et la laïcité dans les établissements publics de l'enseignement supérieur en France » où vous recommandiez, entre autres, l'extension à l'université des dispositions de la loi du 15 mars 2004.
Nous souhaitons recueillir votre analyse des difficultés de l'école à transmettre les valeurs de la République - notamment la laïcité -, afin qu'elle retrouve sa mission d'intégration et de formation des futurs citoyens.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Patrick Kessel et Alain Seksig prêtent serment.
M. Patrick Kessel, président du Comité laïcité République. - Merci de nous auditionner. Le Comité laïcité République est une petite association créée en 1989 à la suite de la première affaire du voile pour défendre et promouvoir la laïcité. Parmi les personnalités fondatrices, citons Élisabeth Badinter, Henri Caillavet, Jean-Pierre Changeux, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Catherine Kintzler, Albert Memmi, Claude Nicolet, Jean-Claude Pecker, Yvette Roudy... Notre vocation est d'intervenir dans le débat d'idées, nous ne sommes pas une organisation syndicale.
Les débats sur la laïcité et l'école sont récurrents dans l'histoire de la République, marquée par l'évolution des rapports de force entre l'Église et l'État. Ils ont porté principalement sur la question du financement des écoles privées, avec une succession de textes depuis 1945 : loi Debré, loi Guermeur, accords Lang-Cloupet, et plus récemment la loi Carle, qui a abouti à une forme de parité dans les financements publics entre écoles publiques et écoles privées. Cette question demeure d'actualité, au vu des difficultés de l'école publique, si nous ne voulons pas qu'elle devienne l'école des pauvres, comme outre-Atlantique. Il y a encore 600 communes françaises dotées d'une ou plusieurs écoles privées, sans aucune école publique...
L'école publique fait l'objet d'attaques sur le contenu de l'enseignement, l'égalité en droit des élèves, la liberté de conscience et donc sur la laïcité. Les revendications identitaires pèsent désormais sur l'ensemble de la société, à commencer par les services publics et l'école. La prédiction de Régis Debray s'est réalisée : le droit à la différence a débouché sur une tentation de différence des droits. La mission Debré sur la laïcité à l'école, la commission Stasi, plusieurs ouvrages dont Les Territoires perdus de la République, publié sous la direction d'Emmanuel Brenner en 2002, nous avaient alertés : nous ne pouvons pas dire que nous ne savions pas.
En 2003, le rapport Obin - du nom d'un inspecteur général de l'éducation nationale - mettait en lumière les difficultés provoquées par la montée des différentialismes. Jugé politiquement incorrect, ce rapport fut un temps empêché de publication. Il soulignait « la montée en puissance du communautarisme religieux, le plus souvent musulman, objet d'un refoulement ou d'un déni généralisé ». Il cite : le port de signes religieux, dont le voile, les exigences alimentaires, le refus de la mixité, avec tables de cantine ou toilettes séparées entre enfants « purs » et « impurs », le refus de certaines activités corporelles ou artistiques ; la contestation de certains enseignements en sciences de la vie et de la terre, en histoire, en littérature, en philosophie, notamment de l'enseignement des Lumières et de la laïcité ; le constat d'un prosélytisme et d'une stigmatisation agressive par les plus religieux des enfants appartenant à la même communauté ; la banalisation de l'antisémitisme qui a conduit à rassembler des enfants dans certaines écoles de la région parisienne pour assurer leur protection ; les sorties scolaires avec des mères voilées, les pressions de groupes extérieurs sur les enseignants et personnels.
Pour la première fois dans notre pays, la question religieuse se superpose au moins en partie à la question sociale et à la question nationale, écrit M. Obin. L'école ne peut répondre seule au problème. Il conclut que la stratégie de l'évitement des conflits par crainte de la médiatisation donne le sentiment d'impuissance. Elle nourrit la montée du populisme et de certaines formations politiques à des fins de stigmatisation. Le 5 mars dernier, M. Obin déclarait devant vous que la situation s'était aggravée depuis la publication du rapport. J'ai demandé - en vain - une étude officielle au sein de l'Observatoire de la laïcité. Les parlementaires pourraient peut-être la reprendre ?
L'école n'est pas une exception, le mouvement de communautarisation touche toute la société : prison, justice, armée, hôpitaux, crèches - je salue l'adoption de la proposition de loi de Mme Laborde qui, même si elle s'éloigne du projet initial, inscrit dans le marbre une difficile décision de justice. Il concerne aussi l'enseignement supérieur : le directeur de l'IUT de Seine-Saint-Denis et six autres personnes sont encore menacés de mort ; dans les entreprises, les revendications sociales religieuses, et non simplement religieuses, croissent fortement et remettent en cause l'égalité hommes-femmes. La charte de la laïcité instaurée par le directeur de l'entreprise Paprec, M. Jean-Luc Petithuguenin, ne résisterait pas au droit actuel. Sur ce sujet aussi, une étude serait utile.
La mission laïcité du Haut conseil à l'intégration, à laquelle j'ai participé sous la présidence d'Alain Seksig, a formulé des propositions qui méritent d'être revisitées. Certains considèrent que la loi de 1905 ne s'appliquerait qu'aux services publics. Pour autant, cette laïcité n'épuise pas le sujet par rapport aux revendications différentialistes. Faut-il les légitimer lorsque sont en cause la liberté de conscience des enfants - je parle des crèches laïques, sur financements publics - et l'égalité des droits ? Faut-il passer par la loi ? On peut aussi employer la voie réglementaire. Mais la situation actuelle et le déni ne sont plus acceptables.
Les attentats contre Charlie Hebdo et contre des juifs et des policiers, le fantastique sursaut du peuple, des élus, du Président de la République et du Premier ministre qui les a suivis, furent un révélateur de la crise culturelle. Crise culturelle et crise sociale sont les deux faces du même problème. Ni la laïcité ni des réponses sociales ne suffiront à tout résoudre. Gauche et droite sont divisées, dans leur corpus idéologique et chez leurs intellectuels : en témoigne la guerre idéologique par tribunes interposées.
Nous aurions souhaité une commission parlementaire sur la laïcité, à l'instar de la commission Debré, mais nous nous réjouissons déjà d'être entendus ici.
Comme le disait Condorcet, l'école a pour but d'instruire tous les enfants afin qu'ils deviennent des hommes et des femmes capables de penser par eux-mêmes, libres et responsables, égaux en droits et en devoirs, quelles que soient leur origine, la couleur de leur peau, l'appartenance philosophique, religieuse, politique de leurs parents. C'est un message de fraternité et de citoyenneté. L'école est l'espace sacré de la République et doit être respectée à ce titre.
À la suite des attentats, la ministre de l'éducation nationale a déclaré que le mot d'ordre n'était plus « pas de vagues » mais « on ne laisse rien passer ». Cette promesse doit s'incarner, sauf à laisser les enseignants isolés face aux réalités et à abandonner le terrain aux tenants de la stigmatisation.
Pour conclure, une proposition audacieuse. Beaucoup d'enfants se considèrent d'abord comme « black », « blanc », « beur », « feuj », « homo », corse ou breton, autant d'identités légitimes. Peu se définissent d'abord comme citoyen français. Certains ne se sentent pas Français en région parisienne, mais pas davantage Algérien, Marocain ou Tunisien lorsqu'ils retournent en vacances dans leur famille : ils sont dans un no man's land identitaire. Le moment est venu, me semble-t-il, d'imposer le port d'une tenue commune à l'école, comme cela se pratique en outre-mer ou dans des sports collectifs. Ce n'est pas facile, mais permettrait d'afficher un sentiment d'appartenance, d'équipe et de solidarité au-delà des différences légitimes de chacun. Les élèves s'identifieraient à l'école, en respecteraient les règles, l'instituteur aurait la même autorité que l'arbitre sur le terrain. Ainsi serait résolue l'interminable question du port ostensible des signes religieux, tout comme celle de la discrimination sociale, selon que l'enfant porte des vêtements de marque ou non.
Nous sommes attentifs à vos réflexions et propositions, car ces enjeux sont au coeur de la République et de la démocratie. Au-delà des alternances politiques, il est important que sur chaque rive, il y ait des élus pour permettre à la République de franchir ce cap.
M. Alain Seksig. - Je vous remercie de m'avoir convié à m'exprimer devant vous. Comme vous l'avez rappelé, j'ai fait mes débuts comme instituteur dans le quartier de Belleville. Or à l'époque, dans les années 1970, la laïcité venait très rarement dans nos conversations, car elle nous apparaissait comme un acquis. Nous avions également abandonné ce socle dans la formation des enseignants, y compris dans les écoles normales, puis les IUFM et, aujourd'hui, les Éspé. Tout au plus la laïcité était-elle évoquée une fois l'an par les organisations syndicales lors des manifestations contre les subsides trop généreusement distribués à l'école privée.
Cette situation a perduré jusqu'en 1989, année de la première « affaire du voile » au collège Gabriel-Havez de Creil, point de départ de ce que j'appelle la nouvelle querelle de la laïcité. En réalité, il ne s'agissait pas du premier incident de ce type. En 1985, au collège Pasteur de Créteil, le port par deux jeunes filles ce que l'on appelait alors le « foulard islamique » avait suscité une réaction unanime des personnels et de la direction du collège. Dans une lettre envoyée en octobre 1985 à leur inspecteur d'académie, ils avaient demandé l'insertion dans le règlement intérieur des établissements de dispositions interdisant les signes et tenues manifestant une appartenance religieuse. Sollicité par l'inspecteur, le recteur transmit à son tour la requête au cabinet du ministre de l'éducation nationale de l'époque, Jean-Pierre Chevènement. La réponse de celui-ci, rendue le mois suivant, fut positive. C'est pourquoi l'on n'a pas entendu parler d'affaire du voile au collège Pasteur. Peut-être l'incident de 1989 aurait-il connu le même sort si cette jurisprudence Chevènement avait été appliquée.
L'affaire du voile de 1989 a ouvert une période de quinze années d'atermoiements et d'hésitations traversant la droite comme la gauche. Les attitudes des établissements pouvaient différer radicalement au sein d'une même académie, avec des discussions internes nourries quelle que soit l'option retenue. Les chefs d'établissement étaient livrés à eux-mêmes.
Le vote de la loi du 15 mars 2004 encadrant le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics, inspirée par les travaux des commissions Stasi et Debré, a mis un terme à ce flottement en honorant le principe de laïcité. Elle n'a pas pour autant réglé un ensemble de problèmes que, les eussions-nous ignorés, les incidents en milieu scolaire qui ont suivi les attentats de janvier nous obligeraient à considérer sérieusement.
Le premier de ces problèmes est la formation des enseignants et des personnels des établissements. La grande mobilisation de l'école décidée par la ministre tente d'y répondre à travers un réseau de formateurs qui dispenseront aux enseignants des stages d'enseignement des valeurs de la République. C'est néanmoins un chantier de très longue haleine, car nous avons perdu un quart de siècle.
Dans les écoles supérieures de formation des professeurs et éducateurs, la loi distingue les étudiants de première année, qui sont autorisés à arborer des signes et tenues manifestant une appartenance religieuse, et les stagiaires de deuxième année, à qui le principe de laïcité et de neutralité s'impose pleinement. J'estime pour ma part que tout étudiant aspirant à devenir professeur, évalué entre autres à l'aune de sa capacité à comprendre et transmettre les valeurs de la République, doit respecter le principe de laïcité dès sa formation.
Autre question, celle des restaurants scolaires. Là encore, le problème n'est pas nouveau. À mes débuts bellevillois, il m'arrivait de surveiller la cantine, et des élèves me demandaient parfois si tel ou tel plat contenait du porc. Certains d'entre nous les assuraient du contraire, quel que soit le contenu de l'assiette... D'autres choisissaient une réponse plus torturée : ils les invitaient à manger sans crainte, car ils prendraient le péché sur eux ! Les derniers, dont je faisais partie, disaient la vérité à l'élève et le laissaient libre de choisir, tout en veillant à ce qu'il ait un repas équilibré.
La question n'est pas nouvelle, mais elle a pris de l'ampleur, au point que le rapport Obin mentionne des collèges où des repas halal sont distribués à tous au prétexte que chacun y trouve son compte. Remarquons en passant que la laïcité est tout à fait compatible avec la prise en compte des interdits religieux. Ainsi, des fêtes de notre calendrier sont d'origine religieuse, et il est possible aux élèves ou aux personnels de demander une autorisation d'absence à l'occasion de fêtes confessionnelles. En revanche, il est hors de question de servir des repas confessionnels.
Le deuxième point d'achoppement est celui des « longues jupes » portées par certaines jeunes filles, que l'on appelle des abayas. Une professeure d'anglais à Saint-Ouen, Sophie Mazet, a enquêté sur ces tenues et les associations qui les promeuvent. Je vous renvoie à ce travail, publié dans le numéro de novembre-décembre 2011 de la revue Hommes et migrations et intitulé « Voir ou ne pas voir, telle est la question ». Évitons les caricatures : il n'est aucunement question de mesurer la longueur et la couleur des jupes des élèves. Il demeure que ce sont clairement des tenues d'appartenance religieuse. Sur ce point, j'ai apprécié le soutien apporté par la ministre de l'éducation nationale à l'équipe enseignante du collège de Charleville-Mézières.
Citons également l'accompagnement des sorties scolaires par les « mamans » voilées. En tant qu'inspecteur, j'ai été confronté à la question en 2005, à Saint-Denis. La circulaire ministérielle relative à la loi du 15 mars 2004 précisait que « la loi ne concerne pas les parents ». Encore faut-il distinguer les parents qui se rendent aux réunions avec les professeurs ou représentent leurs pairs dans les instances de concertation de l'établissement, qui peuvent librement arborer des signes d'appartenance religieuse, et ceux qui encadrent des activités pédagogiques comme les sorties scolaires. Dans ce dernier cas, n'en déplaise au Conseil d'État, ils doivent être considérés comme des collaborateurs occasionnels du ministère de l'éducation nationale, et à ce titre être rappelés à une obligation de neutralité. J'insiste, ce ne sont pas les personnes que je refuse, mais les signes d'appartenance religieuse. On a vu des mères porter le voile en déposant leur enfant le matin, puis accompagner une classe dans la journée la tête découverte, ce qui montre qu'elles comprennent la règle.
La ministre de l'éducation nationale a déclaré que l'accueil des parents voilés devait être la règle ; j'aurais préféré que ce soit l'exception. Il est préférable de se montrer ferme quant aux principes et souple sur leur application, notamment pour les parents d'enfants qui ont un rapport particulier avec l'école. Dans ces situations, il faut afficher clairement l'autorisation comme exceptionnelle.
Nous avons eu l'occasion de nous prononcer, au sein du Haut conseil, sur l'enseignement des langues et cultures d'origine (ELCO), qui existe depuis 1973. Ce dispositif a été critiqué de manière récurrente, car il établit une distinction entre les élèves d'origine étrangère et les autres au sein d'un lieu qui devrait rassembler. Les cours de langue, assurés par des professeurs venus des huit pays avec lesquels la France a signé un accord, ont souvent lieu hors du temps scolaire ; ce ne fut pas toujours le cas. Il faut réfléchir à des propositions de sortie de ce dispositif, qui n'a pas permis le développement de l'enseignement des langues concernées au sein du lycée. Le sociologue de l'immigration Abdelmalek Sayad, qui était opposé à ces enseignements, rappelait en 1989 que « le foulard était déjà dans l'ELCO ».
Mme Françoise Laborde, présidente. - Merci de ces exposés très clairs.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - La laïcité est une valeur républicaine menacée. Faut-il renforcer l'arsenal législatif pour la protéger ? Peut-on envisager une modification de la loi qui, comme le précise la circulaire, ne concerne pas les parents ? Ce serait un signal fort. Certes, l'esprit de l'école doit être ouvert, mais on pourrait imaginer que les parents ôtent leurs signes d'appartenance religieuse en y entrant, pour bien marquer la désignation de l'école comme lieu de la laïcité. On rétorquera qu'une telle mesure pourrait dissuader certains parents d'y pénétrer ; mais vous avez bien dit que des femmes retiraient leur voile pour accompagner les enfants.
En deuxième lieu, la laïcité vous paraît-elle suffisamment inculquée à l'école, et jugez-vous satisfaisant le projet d'enseignement moral et civique ?
Enfin, ne risque-t-on pas de résumer l'appartenance à la nation à la seule laïcité ? En d'autres termes, la laïcité suffit-elle à assurer le vivre-ensemble ?
M. Patrick Kessel. - De manière récurrente et dangereuse, il est proposé de toiletter la loi de 1905. Depuis une vingtaine d'années, certains adjoignent des adjectifs à la laïcité qui deviendrait ainsi « ouverte », « positive » ou « renouvelée ». On sait ce qu'il est advenu des républiques dites « populaires » ou « islamiques » ; et si au lieu de dire à ma femme « je t'aime », je lui dis « je t'aime bien », la signification change du tout au tout !
Par conséquent, il n'est pas souhaitable de modifier la loi de 1905. En revanche, faut-il traiter sur un plan législatif certains problèmes de l'école qui n'en relèvent pas ? Depuis quelques années, un discours quelque peu démagogique prônant l'ouverture de l'école à la société fait son chemin. Je ne suis certes pas favorable au retour en arrière ; j'ai connu des lycées où l'on écopait d'heures de colle si on ne montait pas les escaliers au pas ! Ce n'est pas le modèle de discipline de l'avenir. Hannah Arendt a bien mis en évidence la différence entre le pouvoir et l'autorité, et c'est bien la reconnaissance de l'autorité qui fait défaut. Il n'est pas opportun d'ouvrir systématiquement l'école aux parents ; les blocs opératoires sont-ils accessibles aux proches ? L'école n'est pas un service, mais une mission : instruire.
Vous m'avez demandé si la laïcité était suffisante au vivre-ensemble. Elle est nécessaire, mais on ne peut prétendre l'appliquer sans traiter les questions sociales. La classe est le lieu de l'apprentissage de l'altérité, du respect de l'autre et de soi-même, de l'égalité. C'est un combat central pour la pérennisation de la République.
Certains think tanks ont proposé une citoyenneté à géométrie variable, avec des droits et devoirs adaptés aux origines des individus. Rappelons que la loi de 1905 est un texte de compromis, résultat d'une dure négociation. Les députés qui l'ont votée ont été excommuniés.
M. Gérard Longuet. - Ils sont d'ailleurs tous en enfer !
M. Patrick Kessel. - L'enfer est parfois sur la Terre... Il y a des moments où le courage s'impose. La laïcité est la clé de voûte de la liberté, de l'égalité et de la fraternité.
M. Alain Seksig. - Il me semble suffisant d'appliquer les lois existantes. Néanmoins, après avoir estimé en 1989 qu'une loi n'était pas nécessaire sur le port du voile à l'école, j'ai publiquement changé d'avis en 1999 car la situation avait empiré sur le terrain. Nous ne sommes pas parvenus à juguler les atteintes à la laïcité. Les enseignants, les chefs d'établissement et les directeurs ont besoin de s'adosser à une parole institutionnelle claire et forte. Durant vingt-cinq ans, ils ont été quelque peu livrés à eux-mêmes.
Devons-nous demander aux parents d'ôter leurs signes ostentatoires d'appartenance à une religion en pénétrant dans l'établissement ? Ce n'est pas mon opinion. J'ai distingué le cas des réunions dans le cadre scolaire de l'accompagnement. Dans la première situation, je peux concevoir que l'on réaffirme la position institutionnelle de préférence pour l'absence de signe religieux, mais nous ne pouvons imposer de contrainte. Le cas de la participation à l'encadrement des activités pédagogiques est tout différent. Pour un parent, accompagner des élèves à la bibliothèque, leur lire une histoire, implique nécessairement des interactions pédagogiques. Il ne s'agit pas seulement de leur faire traverser la rue.
Ma position sur l'enseignement moral est civique se déterminera à l'usage. Un travail de conception et de formalisation s'impose, mais c'est en tout cas un levier important pour faire vivre les valeurs de la République.
Enfin, la laïcité suffit-elle au vivre-ensemble ? C'est une condition nécessaire mais non suffisante, surtout si elle est brandie sur un mode incantatoire. Néanmoins, l'affichage d'une charte de la laïcité dans toutes les écoles est une mesure positive. Je l'ai dit, l'expression de « grande mobilisation », qui a pu faire sourire, s'entend dans la durée. Le vivre-ensemble dans l'école, c'est d'abord apprendre ensemble. Le contenu de l'enseignement est par conséquent décisif.
M. Alain Marc. - Moi-même ancien instituteur, je souhaite vous poser deux questions. Existe-t-il selon vous une corrélation entre le niveau scolaire et le glissement vers un différentialisme revendiqué ?
Les IUFM sont le lieu d'un pédagogisme outrancier. L'ascenseur républicain ne marche pas. Peut-être les jalons de la laïcité devraient-ils être enseignés par des maîtres expérimentés, plutôt que par des agrégés de philosophie qui rejoignent ensuite les IUFM pour y enseigner la pédagogie ! Peu à peu, la formation produit des enseignants qui n'ont pas conscience de la nécessité de ces jalons pour faire émerger la conscience de l'appartenance à une même République. Dans ce domaine, le collège n'est que le réceptacle du primaire.
Mme Marie-Christine Blandin. - La laïcité ne tolère pas d'adjectifs, dites-vous. Elle est pourtant inégalement appliquée sur notre territoire, puisque la Moselle, la Guyane et l'Alsace ont un régime dérogatoire. Cette situation a des conséquences car l'enseignement religieux y occupe des heures au détriment, demain, de l'enseignement moral et civique. De plus, l'islam ne fait pas partie des quatre religions qui sont enseignées en Alsace et en Moselle. En 2006, M. François Grosdidier a déposé une proposition de loi pour y remédier. De mon côté, j'estime plutôt que la laïcité devrait s'appliquer sur tous les territoires de la République, et l'école publique être laïque partout !
M. Gérard Longuet. - La loi de 1905 a seulement mis fin au Concordat de 1801. Elle n'organise pas la laïcité ni ne traite des problèmes actuels, sinon de manière très indirecte.
M. Jean-Claude Carle. - Je n'ai pas été instituteur, mais mauvais élève ! J'ai particulièrement été attentif à votre introduction et à votre conclusion, qui mettent l'accent sur les problèmes d'identité des jeunes. La loi de 2004 a mis fin à quinze années de flou, même si elle n'a pas tout clarifié. Où commence l'école ? Les enseignants ont besoin de soutien et de clarté, d'autant plus que les décrets et les positions successives du ministère ont semé le doute. Le législateur ne devrait-il pas trancher ?
Mme Gisèle Jourda. - Vous avez répondu par anticipation à mes deux questions, qui portaient sur l'uniforme en classe comme vecteur d'égalité et la définition de la laïcité. J'ajouterai néanmoins une question corollaire. M. Alain Seksig a souligné que le chantier de la formation s'inscrivait dans la longue durée. Dans le domaine de l'éducation populaire, auquel je suis particulièrement attaché, des collectifs laïques se mobilisent depuis cinq ou six ans pour créer autour de l'école un environnement favorable et faire vivre la laïcité. Ne pourrait-on transmettre à nos jeunes une notion de la laïcité en dehors du vecteur direct de l'enseignement, avec des intervenants extérieurs, comme cela se fait dans le cadre du devoir de mémoire ?
M. Patrick Kessel. - Même s'il s'inscrit dans un contexte historique, le Concordat est une véritable verrue sur le nez de la République. Le 18 mai, l'Observatoire de la laïcité a formulé plusieurs propositions à ce sujet. La première est l'abrogation du blasphème en Alsace et en Moselle. La réglementation n'est pas appliquée, mais elle constitue un signe malheureux au lendemain des attentats de janvier. La seconde consiste à rendre l'enseignement religieux réellement facultatif dans l'école publique, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Certaines Églises ont très vivement réagi, mais nous avons également recueilli quelques réactions positives.
Françoise Laborde, Jean Glavany et moi-même nous sommes désolidarisés de cet avis. D'abord, nous ne saurions légitimer le Concordat. Ensuite, seules les religions reconnues à l'époque du Concordat sont subventionnées, ce qui exclut l'islam. Je récuse donc les accusations d'islamophobie - ce terme horrible - quand nous demandons l'application de la laïcité, puisque nous réclamons en l'espèce une égalité de traitement entre l'islam et les autres religions. Le Concordat n'est pas gravé dans le marbre. Il vous appartient, députés et sénateurs, d'évaluer l'opportunité d'une réouverture de ce débat. En Guyane, l'évêque de Cayenne s'est récemment dit prêt à renoncer à l'exclusivité du financement à l'Église catholique. À Mayotte, la situation est catastrophique. Les fonctionnaires sont confrontés à des situations politiquement très incorrectes.
Pour répondre à M. Gérard Longuet, l'article 2 de la loi de 1905 dispose que « la République ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte ». Cet article a été abondamment contourné par des élus régionaux, départementaux et municipaux qui accordent des subventions à des associations dites culturelles, faux-nez de groupes cultuels et communautaristes. Il est indispensable d'opérer un tri dans cet ensemble.
M. Alain Seksig. - J'ai partiellement répondu à la question de Mme Jourda sur les intervenants extérieurs à travers mes propos critiques sur l'enseignement des langues et cultures d'origine.
Dans l'ouvrage collectif L'École face à l'obscurantisme religieux, issu du rapport Obin que le ministère avait refusé de publier, j'ai illustré mon propos par une anecdote. En 1973, j'ai remplacé au pied levé le professeur de musique pour l'épreuve du certificat d'études. Les élèves devaient chanter le premier couplet de la Marseillaise. N'étant pas très porté, à l'époque, sur le patriotisme, je disais aux élèves de chanter un chant de leur choix, y compris, le cas échéant, de leur pays d'origine. C'est dire si j'étais mûr pour le différentialisme ! Or ces élèves ont tous choisi de chanter la Marseillaise, qu'ils avaient apprise.
Lors d'une réunion récente dans le cadre de la grande mobilisation, j'ai entendu un enseignant souligner la difficulté d'apprendre la Marseillaise à des élèves venu du monde entier, en raison des paroles qu'il jugeait particulièrement dures. Peu importe que le « sang impur » de l'hymne soit celui des castes supérieures, et non de l'étranger : l'enseignant était imprégné de ce différentialisme dont je suis pour ma part revenu. Adapter le contenu de l'enseignement en fonction de l'histoire, réelle ou supposée, des élèves est une profonde erreur ; en revanche, il faut adapter la manière de transmettre ce contenu aux capacités de chacun.
Il faut à mon sens valoriser deux qualités chez les enseignants : la bienveillance et l'exigence. Cette exigence doit être la même pour tous. Jack Lang, auprès de qui j'ai travaillé entre 2000 et 2002 au sein du ministère de l'éducation nationale, m'a repris cette formule dans un ouvrage : nous devons vouloir une école élitaire pour tous.
Quant aux mouvements d'éducation populaire, je travaille moi aussi avec eux. Il est bon que des associations fassent rayonner l'école, en partenariat avec elle. Toutefois, l'appel à des intervenants extérieurs n'est possible que pour apporter un complément, pas pour combler les carences de l'école ou s'y substituer. Il doit s'effectuer en fonction des exigences de l'école et sous son autorité.
Mme Françoise Laborde, présidente. - Je vous remercie. Il nous sera particulièrement difficile de faire des choix !
La réunion est levée à 12 h 10.