- Jeudi 2 avril 2015
- Audition de M. Laurent Bigorgne, directeur de l'Institut Montaigne
- Audition de M. Michel Lussault, président du Conseil supérieur des programmes
- Audition de Mme Nathalie Mons, présidente du Conseil national de l'évaluation du système scolaire
- Audition de M. Laurent Lafforgue, mathématicien, titulaire de la médaille Fields, membre de l'Académie des sciences
Jeudi 2 avril 2015
- Présidence de Mme Françoise Laborde, présidente -La réunion est ouverte à 9 heures.
Audition de M. Laurent Bigorgne, directeur de l'Institut Montaigne
Mme Françoise Laborde, présidente. - Nous débutons nos auditions ce matin avec M. Laurent Bigorgne. Diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris et agrégé d'histoire, vous avez occupé différents postes de direction à Sciences Po Paris. En 2008, vous avez été détaché auprès de la London School of Economics, avant de devenir directeur des études puis directeur général de l'Institut Montaigne en novembre 2010. Dans ce cadre, vous avez publié en 2011, sous le titre de Banlieue de la République, une enquête de terrain qui montrait le rôle fondamental de l'école dans les quartiers de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil. Selon vous, dans quelle mesure l'école peut-elle encore s'acquitter de sa mission de transmission des valeurs républicaines ? À quelles difficultés les enseignants sont-ils confrontés ? Quelles solutions contribueraient à rétablir l'école dans sa mission d'intégration et de formation des futurs citoyens ?
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Laurent Bigorgne prête serment.
M. Laurent Bigorgne, directeur de l'Institut Montaigne. - Il n'est pas sans paradoxe de traiter d'un sujet qui court depuis si longtemps. Un observateur étranger ne pourrait que s'étonner de constater qu'on est revenu en 2015 au point où nous avaient laissés les événements de l'automne 2005. Il s'interrogerait certainement sur ce que nous avons fait, pas fait ou mal fait pendant dix ans. Ce sentiment de répétition insupportable est au fond assez normal dès lors que l'on examine les grands indicateurs du tableau de bord de l'état de notre jeunesse. Si l'on croise les données nationales de la Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), qui est l'INSEE de notre éducation nationale, avec les programmes d'évaluation des acquisitions à neuf ans et à quinze ans - programme PIRLS de l'Université de Boston et classement PISA - notre système éducatif apparaît toujours moins performant, toujours plus inégalitaire. Un sociologue réputé a établi que les résultats en sixième sont les meilleurs prédicteurs de la délinquance.
Au premier rang des politiques publiques en déshérence figure l'apprentissage des moins qualifiés. Le taux de chômage des jeunes a augmenté de manière beaucoup plus forte dans notre pays que chez la plupart de nos voisins, représentant en moyenne deux fois et demie celui de la population active. Ces faibles performances s'accompagnent de fortes inégalités, nos politiques publiques allant parfois jusqu'à fragiliser l'un des piliers de nos valeurs républicaines.
Notre pays est le seul en Europe et dans l'OCDE à cumuler cinq handicaps. Un système éducatif peu performant y fige très tôt la trajectoire future des élèves. Aucun dispositif privé ne parvient à récupérer l'échec scolaire, l'apprentissage concernant de moins en moins de jeunes non qualifiés. La formation professionnelle est déficiente, car le dispositif échoue à concentrer les moyens sur ceux qui en ont le plus besoin. La démographie dynamique fait que nous envoyons au front de l'échec scolaire et professionnel un nombre toujours plus important de jeunes. Enfin, nous sommes un pays de tradition migratoire. Tels sont les détonateurs d'une puissante bombe à retardement.
On estime à 150 000 par an les jeunes de 15 à 29 ans qui sortent du système sans diplôme à seize ans, soit un stock de 2 250 000 individus sur une génération. Selon les chiffres produits par le Conseil d'analyse économique (CAE) il y a deux ans, il y a en France 2 millions de jeunes qui ne sont ni en emploi, ni en formation, ni à l'école. Dans le meilleur des cas, sur l'ensemble d'une génération, 250 000 trouveront un travail, soit 10 % seulement dont on pourra dire qu'ils auront une vie sociale normale.
Le manque de continuité dans la conduite des politiques publiques est certainement un facteur d'explication de ce faible niveau de performance. Combien de ministres de l'éducation nationale, combien de directeurs généraux de l'enseignement scolaire se sont succédé en dix ans ? Qu'on ne vienne pas dire aux citoyens que l'on déploie sur le terrain un effort continu ou une vision à long terme. Les enseignants seraient bien en peine de faire l'historique de tous les dispositifs de remédiation qu'on leur a proposés depuis 2007, sans prévoir ni les financements, ni les outils nécessaires à leur application, ni leur évaluation.
Autre facteur d'explication, le manque de renouvellement des théories qui fondent les politiques publiques. De ce point de vue, on ne peut que déplorer l'indifférence, voire le mépris de la haute administration pour les acquis de la recherche, qu'il s'agisse de la psychologie cognitive ou des travaux publiés par les économistes du travail. Le constat est pourtant clair : le fait de ne pas avoir de SMIC pour les jeunes les moins qualifiés, qui servirait de prix d'entrée sur le marché du travail, est une trappe à chômage. Bien que des dizaines d'articles publiés par les meilleurs économistes dans tous les pays de l'OCDE s'attaquent au sujet, le débat n'est jamais abordé dans notre pays.
Enfin, l'absence d'évaluation des politiques publiques dans l'éducation, l'apprentissage ou la formation professionnelle constitue un défaut majeur de notre système. Même quand il y a une évaluation, personne n'en tient compte. Je salue la ministre de l'éducation nationale qui a compris que l'allègement demandé des contenus cognitifs dans le programme dans les classes de maternelle ne ferait qu'aggraver les inégalités à l'école, toutes les publications scientifiques lui donnent raison.
Dans l'ensemble, nous manquons d'une vision systématique et stratégique où l'école et l'emploi seraient envisagés comme les deux versants d'une même montagne. Pourtant, si le chômage touche 11 % de la population active, il s'explique dans les deux tiers des cas par un manque de qualification. Le chômage structurel en France est d'abord un problème scolaire.
Quant au diagnostic à poser après les événements de janvier, nous ne disposons d'aucune statistique. La difficulté que les enseignants ont à enseigner certaines disciplines dans les collèges et les lycées est une question intéressante. Néanmoins, j'en demeure persuadé, à la racine de tous les problèmes, il y a ce sentiment ancré dans la population que les chances sont inégalement, injustement distribuées sur le territoire. Le système scolaire français donne peu de chances d'améliorer leur situation aux enfants d'ouvriers, de chômeurs ou même de la classe moyenne.
Une vaste étude menée par l'Institut Montaigne a montré que les discriminations liées à la religion restaient très fortes ; elles touchent les musulmans, les juifs. Des tests ont fait apparaître que même quand leur parcours était marqué du sceau de la méritocratie (bac avec mention, études supérieures, stages...), les jeunes musulmans ne parvenaient pas plus que ceux qui avaient eu un parcours ordinaire à faire valoir leur CV auprès des employeurs privés ou publics. C'est tout le contraire de la conception d'une école qui intègre. La France est le seul pays de l'OCDE où il n'y a pas d'évolution dans le parcours scolaire des immigrés entre la première et la deuxième génération. Ailleurs, on a pourtant réussi à corriger ces mécanismes délétères qui menacent le lien social, comme en Floride par exemple, malgré la pauvreté et l'immigration de masse qui caractérisent cet État américain.
Face à ce tableau accablant, je ne suis pas venu vous proposer des cours de morale laïque, dont j'ignore comment ils pourraient être mis en oeuvre et reçus.
En revanche, une mesure efficace consisterait à améliorer la gestion des premiers âges de la vie, en particulier pour la petite enfance. Les dispositifs d'accueil sont concentrés dans les zones urbaines favorisées mais sont insuffisants voire absents dans les autres, qu'elles soient urbaines, rurales ou périurbaines. Depuis les années 60, les acquis de la recherche ont pourtant clairement établi que le taux d'encadrement des jeunes enfants et les interactions qui leur sont offertes sont un bagage pour la vie entière. Dans ses travaux, le prix Nobel James Heckman montre que les plus gros retours sur investissement se font dans les premiers âges de la vie. Et pourtant, par rapport à la moyenne de l'OCDE, on continue en France à sous-financer la rémunération des maîtres exerçant dans les écoles maternelles, à hauteur de 20 % ; même chose pour l'école primaire ; la situation est meilleure au collège et nous surfinançons le lycée à hauteur de 30 %. Inversons la courbe, en supprimant les financements inutiles, quitte à déplaire au SNES.
Tenir compte des acquis de la recherche dans les domaines de la petite enfance et de l'école est essentiel, les travaux de Jean-Claude Carle le démontrent. Il serait cruel d'accepter qu'au final l'amélioration des performances de notre système ne repose que sur une forme de liberté pédagogique spontanée. Le système d'enseignement primaire à la française est un système de libéraux coalisés dans le service public, un système peu évalué, sans hiérarchie ni objectifs. Les contributions scientifiques sont pourtant extrêmement nombreuses sur les résultats qu'il est possible d'atteindre avec un groupe d'élèves. Bruno Suchaut, qui a été le patron de l'Institut de recherche sur l'éducation à Dijon, a fixé à 35 le nombre d'heures d'interaction langagière individuelle nécessaires pour qu'un enfant accède à la lecture sur un cycle de trois ans ; pour l'instant, on n'y consacre qu'une vingtaine d'heures...
Le choix qui a été opéré de masquer l'échec des politiques publiques sur l'apprentissage des moins qualifiés, en développant l'apprentissage dans le supérieur, est une erreur. Nous avons impérativement besoin que la courbe des entrées en apprentissage s'inverse au bénéfice des moins qualifiés. Cela demande que l'on mette en place un pilotage et surtout que l'on ait le courage d'initier la réforme du lycée professionnel.
Si nous répartissons mieux sur le territoire les crèches de qualité, si nous faisons écho aux acquis de la recherche en maternelle et dans le primaire, si nous revoyons notre système d'apprentissage, alors nous pourrons espérer avoir changé la donne en 2025, en divisant par deux le taux de chômage des jeunes.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Je vous remercie tant pour cet exposé que pour le travail remarquable que vous effectuez avec votre équipe de l'Institut Montaigne. Nous lisons toutes ses publications avec intérêt, car elles reposent sur des études scientifiques.
La morale laïque ne passe pas forcément par des discours, et les valeurs républicaines peuvent être transmises dans l'apprentissage de certaines disciplines. L'enseignement de la morale tourne vite au sermon. Comment, plutôt, renforcer la transmission des valeurs républicaines dans les établissements scolaires ? Le contenu des enseignements et l'organisation de la vie scolaire vous semblent-ils adaptés ? Que penser des mesures annoncées par la ministre de l'éducation nationale pour l'enseignement moral et civique qui sera mis en place à la rentrée 2015 ?
M. Laurent Bigorgne. - J'avoue toute mon incompétence en matière de transmission des valeurs, même si le sujet m'intéresse, car j'ai enseigné en collège, en lycée et à l'université. Dès lors que l'on fait arriver en sixième des cohortes d'élèves dont 20 % maîtrisent mal la lecture, l'écriture et le calcul, et n'ont pas un niveau de compréhension suffisant pour aborder un texte simple, les programmes restent accessoires, aussi beaux soient-ils. Quand bien même on enseignerait l'histoire, la géographie, le français, le latin ou le grec, on laissera de côté 20 à 40 % de la cohorte (en additionnant les élèves en grande difficulté et ceux ayant des acquis fragiles), d'autant qu'elle est concentrée sur un nombre limité d'établissements. Je vois mal comment un changement de programme pourrait avoir un impact là-dessus.
Les rapports PISA attestent que l'école française est celle de la défiance, fruit des mauvais résultats qu'enfants et parents savent parfaitement identifier et objectiver : les travaux de Yann Algan et Pierre Cahuc l'ont montré. Tant que nous n'aurons pas résolu les problèmes de l'école primaire, tout le reste ne sera que littérature. On aura tiré avant de viser et on aura manqué la cible, si l'on ne commence pas par diviser par trois la grande difficulté à l'entrée du collège.
Quant à la difficulté de certains types d'enseignements, je n'en ai que la connaissance de M. Jourdain. J'entends ce que me disent les recteurs et les directeurs académiques de l'éducation nationale (DASEN). On sait bien que certains épisodes de la Seconde Guerre mondiale sont plus difficiles à enseigner auprès de certains publics. Ce qui compte, c'est de montrer aux élèves que les chances de réussite sont également distribuées sur le territoire. Sans quoi, on risque d'en revenir à une situation prérévolutionnaire.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - N'y a-t-il pas d'autres solutions que d'augmenter le salaire des enseignants du primaire pour faciliter leur tâche ? On pourrait par exemple envisager des dédoublements de classes. Le rapport Obin ou celui du Haut Conseil à l'intégration font état de la désillusion de nombreux jeunes issus de classes socio-économiques défavorisées, envers une République qu'ils estiment inégalitaire. Quel rôle l'éducation nationale peut-elle jouer dans ces contextes difficiles ? Comment lutter contre ces dysfonctionnements ?
M. Laurent Bigorgne. - Une mesure n'est efficace qu'inscrite dans une vision. La loi de 2007 sur l'autonomie a eu un impact, parce qu'elle a été une priorité nationale, inscrite dans un cadre résolu et continu de cinq ans. Sans m'en faire le héraut, son mode d'application est exemplaire, en montrant qu'une parole préélectorale pouvait être suivie d'effets. Le même défi s'impose sur l'école primaire. Il importe d'actionner tous les leviers en même temps. On ne peut pas espérer attirer les meilleurs enseignants dans le primaire si on continue de leur offrir les moins bons salaires, alors qu'on les recrute à bac + 5. Les conditions de travail au pied de la Montagne Sainte-Geneviève ne sont pas les mêmes qu'à Trappes ou à Montfermeil : cela implique de rééquilibrer les chances. Les enseignants demandent surtout qu'on leur donne des outils pédagogiques issus de la recherche pour organiser la progression des élèves les plus en difficulté.
Les enseignants sont mal considérés, trop peu rémunérés et dépourvus de moyens alors que les classes sont parfois surchargées. Les manuels reflètent des idéologies d'il y a trente ou quarante ans. L'édition française vit de la rente : les rapports de l'Inspection générale des finances et de l'éducation nationale s'accordent à le dire.
On n'inclut pas suffisamment les parents dans le système éducatif. Luc Chatel avait mis en place un dispositif pour encourager le processus. Sans rien coûter, sa mallette des parents produisait des effets importants. On gagnerait à déployer ce dispositif aussi largement que possible. L'école doit s'ouvrir. Il faut porter l'effort d'inclusion jusque dans la salle de classe. Dans les écoles Montessori, les parents qui n'en sont pas issus sont invités à passer deux ou trois heures dans les classes, ce qui favorise la confiance, la transparence et une meilleure compréhension du système. Si nous les mettons en oeuvre, ces mesures contribueront à inverser la courbe des performances de notre système éducatif dans des délais raisonnables. Il a fallu cinq ans à Jeb Bush pour rétablir la situation en Floride. Prévoir un délai de huit à dix ans n'est guère mobilisateur. Les résultats peuvent être là rapidement.
M. Jean-Claude Carle. - Je partage votre point de vue. Un acquis précoce est un gage de réussite. L'avenir d'un jeune est quasiment scellé dès son septième anniversaire. Il faut développer les pédagogies grâce auxquelles les enseignants pourront transmettre les acquis. Quant à l'apprentissage, les chiffres parlent d'eux-mêmes : 25 % de chômage des jeunes en France contre 7 % en Allemagne.
J'aimerais que vous ayez raison d'espérer pouvoir changer la donne à l'horizon de 2025. J'ai pourtant des doutes parce que le problème réside dans la méthode. La situation n'évoluera pas tant que nous n'aurons pas changé l'organisation de notre système éducatif, qui renforce les corporatismes de tout bord, avec au premier rang la rue de Grenelle. L'organisation pyramidale de l'éducation nationale a fait long feu. En examinant l'organisation territoriale de l'éducation nationale, nous constatons le succès des expériences partant de la base, alors que celles qui sont imposées par la rue de Grenelle ne prennent pas. Tout le monde s'accorde à dire que nous ne pouvons pas continuer de la sorte.
M. Laurent Bigorgne. - Malgré les trésors d'inventivité qu'elle recèle, la rue de Grenelle est incapable de s'adapter à une école dont les besoins ont changé. Si elle gagnait en autonomie, la DEPP pourrait prendre en charge les Big data ou l'Open data, se transformer en une autorité administrative indépendante, qui rendrait compte une fois par an au Parlement de la situation de l'école dans les territoires, favorisant ainsi la transparence. Certains pays ont su opérer une belle transition dans le domaine de l'enseignement supérieur. La Grande-Bretagne a purement et simplement supprimé son ministère de l'enseignement supérieur pour créer à la place une agence d'évaluation qui joue un rôle-clef dans le dispositif. Inspirons-nous de cela pour renforcer la DEPP.
L'Inspection générale sert de vivier aux cabinets ministériels ou à l'administration centrale, ce qui fragilise le principe de séparation des pouvoirs. Elle se renouvelle peu. Il serait judicieux de fusionner les deux corps d'inspecteurs généraux et de recadrer leur mission pour éviter qu'ils forment un État dans l'État. On pourrait également doter l'État d'un conseil scientifique et stratégique où n'auraient droit de cité que les chercheurs qui publient dans des revues d'envergure internationale. Ces mesures n'ont rien de révolutionnaire ; le Sénat, qui a un rôle à jouer pour garantir la transparence du système, peut les porter. Lors de la concertation sur la refondation de l'école en 2012, j'avais été frappé que la parole de telle ou telle association départementale d'enseignants pour la défense de l'environnement ait devant l'Agence nationale de la recherche le même poids que celle d'un chercheur de l'envergure du patron des sciences cognitives. Ce serait inimaginable dans le domaine médical, par exemple.
Il me paraît également invraisemblable que le vivier de recrutement des recteurs continue de se concentrer sur la base étriquée des universitaires. Ces blocages empêchent l'oxygénation d'un corps qui doit pouvoir se renouveler pour assurer la conduite fine du paysage éducatif territoire par territoire. Le recteur de la Seine-Saint-Denis est responsable de 80 000 enseignants ; celui de Versailles en gère 100 000. Pour gérer ces administrations énormes, de hauts fonctionnaires venus d'autres administrations ou des personnes ayant mené une partie de leur carrière dans le privé seraient tout à fait à même d'apporter leur expertise. Les deux académies que j'ai mentionnées sont les châteaux d'eau du recrutement des professeurs en France. Elles concentrent les enseignants jeunes, ceux qu'il faut convaincre de rester dans le métier en leur proposant des modèles de réussite.
Mme Françoise Laborde, présidente. - Merci pour ces propos clairs et francs.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Les rectorats forment un système qui s'autogénère. On y trouve des personnes de qualité ; cela n'empêche pas une politique d'ouverture. L'Inspection générale a vécu. Tout son mode d'organisation est à revoir.
M. Jean-Claude Carle. - J'avais fait cette proposition il y a quelques années déjà. Le Parlement doit prendre ses responsabilités. On ne peut pas se contenter de consacrer deux ou trois heures à l'éducation nationale lors du débat budgétaire, pour répartir les 63 milliards d'euros qui lui sont affectés.
En 1989, la loi Jospin proposait d'accoler la dernière année de maternelle au CP et au CE1, ce qui rendrait obligatoire la scolarité en grande section. Il conviendrait sans doute de réfléchir à nouveau à cette mesure.
Enfin, notre système éducatif souffre d'un manque d'évaluation certain. Dans ses rapports, la Cour des comptes suggère régulièrement la création d'une agence indépendante pour évaluer le secteur public.
M. Laurent Bigorgne. - Les publics en difficulté gagneront à fréquenter le milieu scolaire de manière précoce. Selon une étude américaine de 2004 citée récemment par Bruno Suchaut, à trois ans, un enfant en difficulté accumule un déficit qui peut aller jusqu'à 30 millions de mots entendus. La science a prouvé que les interactions langagières développaient les facultés cognitives grâce auxquelles les enfants apprennent ensuite à lire.
Dans les années 80, 35 % des enfants étaient scolarisés à deux ans. Ce nombre a reflué depuis. Une scolarisation précoce est pourtant décisive pour certains. Encore faut-il que les enseignants déploient en classe les outils de simulation langagière adaptés. La différence entre une crèche française et celle d'un pays nordique tient aux temps d'interaction que les enfants partagent avec les animateurs. Sans ces interactions, la logique de préapprentissage demeure lettre morte. D'où l'importance de maintenir des apprentissages cognitifs et des compétences de prélecture en grande section, comme la ministre l'a imposé, en mettant fin à une spéculation ne reposant sur aucune base scientifique. Je ne suis pas opposé à une obligation de scolarité en grande section, mais les enfants y sont déjà scolarisés à 97 %. L'essentiel reste de rendre cette année utile dans la perspective du CP.
Quant à l'évaluation, je souhaite tout comme vous une autonomisation de la DEPP et une connexion avec les travaux du Parlement. Notre démocratie gagnera à la création d'agences d'évaluation indépendantes. La tentation est trop forte de masquer la réalité. Le Parlement peut y remédier, s'il joue correctement son rôle.
Mme Françoise Laborde, présidente. - Nous vous remercions pour les pistes d'ouverture que vous nous avez suggérées.
Audition de M. Michel Lussault, président du Conseil supérieur des programmes
Mme Françoise Laborde, présidente. - M. Michel Lussault, professeur des universités en géographie, ancien président de l'Université François Rabelais de Tours et du Pôle de recherche et d'enseignement supérieur de Lyon, dirige depuis 2012 l'Institut français de l'éducation, qui dépend de l'École normale supérieure de Lyon. À l'automne dernier, il a succédé à M. Alain Boissinot à la présidence du Conseil supérieur des programmes (CSP). Cette instance créée par la loi du 8 juillet 2013 de refondation de l'école de la République est chargée de formuler, en toute indépendance, des propositions sur la conception générale et les contenus des enseignements scolaires ; trois de ses membres font partie de notre commission : Marie-Christine Blandin, Jacques Grosperrin et Jacques-Bernard Magner.
Le Conseil a déjà présenté ses projets de socle commun de connaissances, de compétences et de culture, de programmes de maternelle ainsi que d'enseignement moral et civique, ce dernier ayant fait l'objet d'une consultation qui s'est achevée le 30 janvier dernier. Votre analyse des difficultés rencontrées par l'école dans la transmission des valeurs de la République éclairera nos travaux sur les solutions à mettre en oeuvre pour rétablir l'école dans sa mission d'intégration et de formation des futurs citoyens.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Michel Lussault prête serment.
M. Michel Lussault, président du Conseil supérieur des programmes. - Je suis heureux de parler devant une commission qui connaît bien le Conseil supérieur des programmes ; je rappelle d'ailleurs que Jacques Legendre en a été membre lui aussi, avant Jacques Grosperrin.
L'école française, comme tous les systèmes scolaires, est mise sous tension par l'évolution de la société contemporaine. Il n'y a de système parfait que dans l'esprit ou les écrits de certains ; il n'existe pas de solution simple, surtout pour une école à l'ambition vaste comme celle de la République française. La complexité de son rôle, transmettre, la rend naturellement rétive à la simplification, alors que le débat public et médiatique préfère les discours binaires ou simplificateurs. Je me suis toujours élevé par exemple contre l'opposition factice entre « pédagogues » et « républicains ».
L'école française est ancienne ; nous avons pour ainsi dire naturalisé l'école de la République en oubliant les péripéties de sa création, et les combats qui l'ont accompagnée. Elle a en effet été fondée par Jules Ferry et Ferdinand Buisson contre l'école religieuse.
L'évolution sociale est si puissante que certains spécialistes parlent d'une troisième révolution anthropologique après les révolutions néolithique et industrielle : l'organisation de la société et les modes de vie changent. Les élèves et leurs parents n'ont plus le même rapport au savoir, à la vérité et à la rationalité qu'il y a trois générations ; il faut en tenir compte.
L'école française est très liée dans l'imaginaire et dans les faits à la mise en place de la République, puis, après 1945, à celle de la démocratie sociale. Elle est passée d'une conception élitiste, duale, où la réussite de quelques élèves au lycée cohabitait avec un niveau homogène et convenable de formation minimale, intégrée dans le fonctionnement de la société et dans l'idéal républicain, à une école démocratique - étant entendu que ce processus reste inachevé. Preuve en est que quarante ans après le collège unique, celui-ci reste toujours en débat.
La mission du CSP est liée à la loi qui l'a créé, avec pour objectif de parachever la démocratisation de l'école, non seulement à travers diverses réformes, mais aussi par de nouvelles conception, production et délivrance des contenus. Le CSP aborde de front la question des valeurs républicaines. L'école n'est pas seulement une organisation ; c'est aussi une institution, fondée sur des valeurs plus ou moins explicites et d'ailleurs pas toujours identiques à celles qu'elle porte ni à celles qu'elle transmet - l'époque a changé.
Ce que nous appelons les valeurs de la République, que d'autres nommeraient valeurs de la société française ou de la démocratie sociale, forment le domaine III - sur cinq - du socle commun de connaissances, de compétences et de culture, « formation de la personne et du citoyen ». Appuyé sur l'enseignement moral et civique, il reçoit la contribution de toutes les disciplines : histoire et géographie, arts, éducation physique et sportive, français, sciences. Vincent Peillon a souhaité remplacer l'éducation civique par un enseignement moral et civique, pouvant être assuré par plusieurs professeurs, commençant en CP et ne se terminant qu'au lycée, toutes sections confondues. Que cet enseignement concerne toute la scolarité, et pas seulement la scolarité obligatoire, marque une grande nouveauté.
Nous ne nous sommes pas dérobés devant la définition difficile de la notion de valeurs. Nous en avons dressé une liste : dignité de la personne, liberté, égalité, laïcité, solidarité, esprit de justice, respect des autres et absence de toute forme de discrimination. Cet enseignement est fondé sur l'idée qu'il y a un travail à accomplir pour réconcilier l'individu et le citoyen, parfois disjoints.
Nous avons voulu ancrer cet enseignement sur des activités pratiques, l'une des causes de l'échec relatif de l'éducation civique tenant à son caractère trop abstrait, s'apparentant parfois à un rappel au règlement. Il s'agit au contraire de s'appuyer sur des cas concrets, des problèmes mobilisant l'expérience des élèves et de leurs parents, comme la question des discriminations. Le CSP ne fait qu'évoquer la question de la mise en oeuvre concrète. Les enseignants devront pour cela être outillés et accompagnés par l'institution, deux aspects qui sont les grandes faiblesses de l'école française - mais je sais que je ne suis pas le premier à vous le dire.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Dans le projet de programme d'enseignement moral et civique que vous avez élaboré, les mots de nation et de patrie sont absents. Pourquoi ne pas promouvoir l'appartenance à la communauté nationale, cet élément concret, comme cela se pratique à l'étranger ? Les futurs programmes ne devraient-ils pas faire une place plus large à la maîtrise de la langue française et à un enseignement de l'histoire tourné vers un récit national fédérateur ?
Comment renforcer la transmission des valeurs républicaines dans les établissements scolaires ? Cela doit-il est du seul ressort de l'enseignement moral et civique ? Ce sont surtout les enseignants d'histoire qui interviennent aujourd'hui ; d'autres ne peuvent-ils pas le faire ?
M. Michel Lussault. - Si les mots de nation et de patrie sont en effet absents du projet, et pas seulement du troisième domaine, ce n'est pas un oubli. Le CSP est un conseil pluraliste constitué de parlementaires, de deux membres du CESE et de dix personnalités qualifiées, qui, comme Agnès Buzyn, présidente de l'Institut national du cancer, ou moi, s'intéressent au sujet sans en être spécialistes. Nous débattons souvent sur les termes, leur sens et leur effet de sens.
Sous la présidence d'Alain Boissinot, le CSP a considéré que la nation et la patrie pouvaient constituer des pièges pour un enseignement moral et civique recherchant l'intégration, l'accueil d'enfants de plus en plus variés, et dont nous avons tendance à ne pas objectiver la diversité d'origines et d'attentes vis-à-vis de l'école. Les valeurs de la République ont semblé plus inclusives, plus universelles, que la nation et la patrie, plus polémiques. Pour revenir aux principes, il faut relire Ferdinand Buisson et notamment son Dictionnaire de pédagogie : l'école de la République telle qu'il la dessine est hospitalière, généreuse, ouverte. La vraie communauté nationale s'y construit ainsi autour de la République, à une époque où de larges parts de la société s'opposaient encore à celle-ci. L'enseignement moral et civique se rattache à cette tradition.
Cela étant, la nation et la patrie sont très présentes dans le programme d'histoire et de géographie, mais aussi de français, dès le cycle 2, et avec une montée en puissance dans les cycles 3 et 4, qui ont été conçus comme une mise sous tension de l'histoire de la constitution de la France en tant que République, avec de grandes étapes du récit national aboutissant en troisième au départ du général de Gaulle, l'histoire plus récente ne pouvant pas être abordée. Sont traités la Révolution, l'Empire, la naissance du régime républicain, mais aussi la monarchie absolue, les guerres de religion, l'Europe des Carolingiens ; il n'y aucune raison de cacher quoi que ce soit. Mais cela est fait dans l'optique d'une l'histoire connectée, globale : ces éléments sont mis en lien avec ce qui se passe ailleurs, les guerres de religion avec les grandes découvertes ou l'Europe carolingienne avec l'essor de l'islam dans le bassin méditerranéen.
Les programmes n'esquivent pas le fait religieux depuis au moins les années 1950 : la naissance des monothéismes en a toujours fait partie. Celui de français insiste sur la maîtrise de l'apprentissage de la langue par tous, ses origines grecques et latines et les rapports toujours ouverts avec les autres langues. C'est une manière de consolider la communauté nationale autour de ce qui nous réunit tous.
Pour une meilleure transmission des valeurs de la République, il faut repenser l'accompagnement. Le travail des corps d'inspection, qui a déjà évolué sur le terrain, en particulier pour le premier degré, doit s'orienter vers l'animation du corps enseignant au quotidien plus que sur son évaluation périodique. Enseigner est un métier qui expose vite à la solitude ; le travail collectif est dès lors essentiel, sans que cela limite en quoi que ce soit la liberté pédagogique ou remette en question la compétence des enseignants. L'excès de solitude érode la capacité à agir, surtout dans une école difficile comme la nôtre.
Il faut réfléchir à l'établissement comme instrument d'éducation. Il est formateur en ce qu'il contribue à l'enseignement - y compris l'école, qui est un établissement public local d'enseignement (EPLE) problématique compte tenu du statut de sa direction. Nous ne souhaitons pas une direction qui caporalise, mais qui dynamise, accompagne, ouvre l'école aux parents.
Enfin, une question difficile, à laquelle je n'ai pas de réponse : l'État ne peut pas être le seul à porter la parole publique. Les collectivités territoriales et leurs élus peuvent aussi transmettre les valeurs de la République, et pas seulement - même si c'est important - en recevant les jeunes à leur hôtel de ville et en leur montrant les symboles républicains. C'est aussi le cas de tous les acteurs du système éducatif, comprenant le périscolaire par exemple.
M. Jean-Claude Carle. - Notre école a réussi sa massification, moins sa démocratisation. Lorsque l'on connaît l'importance de la connaissance de la langue, les programmes prévoient-ils suffisamment de temps pour la phonétique, la grammaire, l'orthographe, notamment dans les premiers cycles ? Il est difficile de combler les retards une fois qu'ils sont pris.
Vous parlez avec raison du rôle des élus locaux ; le système éducatif est très centralisé, même si les lois de décentralisation ont atténué ce caractère. Ne faudrait-il pas passer franchement à une compétence partagée entre tous les acteurs de la communauté éducative : État, enseignants, parents, élus locaux ?
Mme Marie-Annick Duchêne. - Il est difficile de s'exprimer après une analyse aussi brillante. Aussi reprendrai-je deux de vos expressions : une école sous tension et souvent rétive à la simplification. Je suis surprise moi-même d'avoir à le dire : ce que demandent bien des gens, c'est que les élèves arrivant en sixième sachent lire, écrire, compter ; rien de plus simple ! Comment parvenir à ce que les enfants sortent du cours préparatoire en ayant ces savoirs, et surtout ne les oubliant pas ensuite. Merci encore pour votre analyse précieuse pour l'ancien professeur que je suis.
M. Michel Savin. - Si le programme d'histoire a toujours réservé une place au fait religieux, ne faut-il pas la repenser ? Les élèves ont un vécu différent de la laïcité et du pluralisme selon les territoires ; comment faire évoluer ces questions ? Si l'accompagnement des enseignants doit être repensé, les formations initiale et continue ne vous semblent-elles pas pouvoir être améliorées ?
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Merci cher collègue de cette question sur le fait religieux, très importante : monsieur Lussault, vous avez déclaré qu'il fallait inventer une laïcité ouverte, compréhensive, apaisante et offensive - qu'entendez-vous par là ?
M. Michel Lussault. - L'école s'est-elle massifiée sans se démocratiser ? Le géographe travaillant sur les inégalités territoriales que je suis pense que oui : nous ne nous sommes pas posé la question de ce que qu'était une école juste dans une société démocratique. Question redoutable et essentielle, que je pose benoîtement à chaque personne que je rencontre. Si nous n'y répondons pas, nous massifierons et vivrons d'expédients. Le taux de bacheliers généraux stagne à la baisse depuis vingt ans - sans que je veuille discréditer les autres. Une étude de la DEPP montre que certains lycées de centre-ville ont désormais une valeur ajoutée négative. L'école est-elle inclusive ? Doit-elle former à des savoirs ou à un métier ? La question scolaire devrait être au coeur du débat public. Les programmes aussi ; ils ne doivent pas rester une question de spécialistes.
La langue fait partie des enseignements fondamentaux que sont l'écriture, la lecture, la numération, les opérations mathématiques élémentaires : bien évidemment ! De même que des notions fondamentales comme le rapport à soi et aux autres, dont la citoyenneté fait partie. Nous en tenons compte dans les programmes des cycles 2 et 3. Depuis vingt ans, les enfants ont beau parler beaucoup, trop selon certains, ils s'exercent de moins en moins à l'oral, cette activité codée, régulée, dont l'absence de maîtrise pèse lourd dans la vie de tous les jours. Il ne s'agit pas seulement de vocabulaire, dont d'aucuns croient que la maîtrise fait échapper à la violence - Martin Heidegger et son riche vocabulaire sont la preuve que cela ne suffit pas...
La maîtrise du français est beaucoup plus importante que tout le reste. Le cycle 1 est non obligatoire et touche des enfants très petits, auxquels il ne faut pas faire apprendre certaines choses trop tôt, au risque qu'ils les apprennent mal. Certains enfants savent lire à cinq ans - ils sont comme les poissons volants, c'est vrai que cela existe mais ça n'est pas l'espèce la plus courante ! Nous insistons sur la conscience phonologique et la connexion entre phonème et graphème, et restons très prudents sur le développement du numérique en cycle 2 : il faut faire écrire les enfants.
Nous maintenons cet apprentissage tout au long des cycles, pour qu'un élève qui n'a pas pu le mener à bien en cours préparatoire puisse le faire en CE2, mais aussi que nous travaillions dans la continuité des cycles car l'un des problèmes de notre école est que certains élèves oublient ce qu'ils ont correctement appris. Nous préconisons un retour permanent sur les choses à apprendre : la progression spiralaire.
Qui pourrait dire que les formations initiale et continue des enseignants sont satisfaisantes ? Il faut réinventer la formation initiale ; les écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ÉSPÉ) sont en construction. Personnellement, je trouve que les universités n'ont pas suffisamment pris en compte l'importance de ce chantier. Nous ne devrions pas mettre moins d'énergie à la formation des enseignants qu'à celle des ingénieurs ou des médecins. Peut-être suffisait-il autrefois de maîtriser un savoir pour le transmettre sous une forme magistrale acceptée par tous - quoique parfois ceux de ma génération la contestaient déjà ! N'en déplaise à Alain Finkielkraut, enseigner s'apprend. Prétendre le contraire, c'est s'interdire de réfléchir comment l'école de la République transmet les connaissances et les valeurs.
La formation continue est quant à elle un champ de ruines. À titre personnel - je ne parle pas là au nom du CSP - , je pense qu'elle devrait être obligatoire : elle l'est bien pour les médecins... Il y faudrait un cadre dynamique et motivant.
L'école laïque a été anticléricale, pour combattre l'emprise de l'Église sur les consciences, mais jamais antireligieuse. Claude Lelièvre l'a montré : le fait religieux a toujours été pris en compte. Si j'appelle de mes voeux une laïcité ouverte et offensive (et non agressive et défensive), c'est que je veux qu'elle soit une conquête et non un règlement. Elle définit un espace neutre et protégé, où chacun exprime ses convictions - elle n'est pas un danger pour elles, mais la condition d'exercice de la citoyenneté dans la République. La laïcité est présente dans le cadre de l'enseignement moral et civique, mais aussi en histoire et géographie, en français, en éducation physique et sportive. C'est le cas pour les activités ouvertes aux filles, auxquelles malheureusement certains médecins délivrent des certificats de complaisance..., et aux garçons.
L'école doit s'interroger sur la croyance, la relation entre croyance et vérité. Il lui faut aussi être sensible aux phénomènes d'emprise mentale ou de dérives sectaires. Voilà un programme de travail qui n'est pas agressif, car la laïcité, élément de notre socle commun, ne doit pas l'être.
Enfin, toujours à titre personnel, je suis favorable à une décentralisation de l'éducation nationale. La réforme des rythmes scolaires a constitué une occasion manquée. Quelle est la place des autres acteurs, comme les parents, les collectivités territoriales, etc. ? Répondre à cette question nous aiderait à comprendre ce qu'est une école juste...
Mme Françoise Laborde, présidente. - Je vous remercie d'avoir conclu par une question.
Audition de Mme Nathalie Mons, présidente du Conseil national de l'évaluation du système scolaire
Mme Françoise Laborde, présidente. - Nous recevons Mme Nathalie Mons, présidente du Conseil national de l'évaluation du système scolaire (CNESCO). Professeure de sociologie à l'université de Cergy-Pontoise, vous êtes spécialisée dans l'action publique et vous consacrez vos recherches à l'évaluation des politiques éducatives, notamment dans une perspective comparatiste internationale. Depuis 2012, vous êtes membre du comité de pilotage de la concertation pour la refondation de l'école de la République. Vous avez été nommée en 2013 présidente du CNESCO, organisme créé par la loi de refondation de l'école du 8 juillet 2013. Succédant au Haut Conseil de l'éducation, cette instance est chargée d'évaluer, en toute indépendance, l'organisation et les résultats du système scolaire français.
À la suite des tragiques évènements de janvier 2015, le CNESCO a consacré une note à l'apprentissage de la citoyenneté à l'école, mettant en évidence les nombreuses lacunes de cet enseignement, ainsi qu'une étude intitulée « École, immigration et mixités sociale et ethnique ». Nous avons souhaité vous entendre, madame, pour recueillir votre analyse des difficultés rencontrées par l'école dans la transmission des valeurs de la République.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Nathalie Mons prête serment.
Mme Nathalie Mons, présidente du Conseil national de l'évaluation du système scolaire. - À la suite des attentats de janvier, le CNESCO a rapidement publié deux notes grâce aux travaux déjà en cours concernant l'une l'école et la démocratie, l'autre l'école et l'intégration socio-culturelle. Ces analyses brèves, bien qu'imparfaites car élaborées dans l'urgence, dressent des diagnostics rapides contribuant à éclairer le débat. Conformément à notre mission, nous travaillons dans une perspective à la fois de court terme et de long terme.
Premier constat : nous savons peu de choses sur l'attitude des élèves face à la vie en société car nous manquons d'études scientifiques récentes sur ce sujet, qui comporte de multiples dimensions : le respect de la norme et de la loi, la capacité d'interaction des élèves entre eux et avec les adultes, la violence, mais aussi la tolérance face au racisme, au sexisme, l'écologie, etc. La dernière étude est celle de 2005 menée par la Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP). En outre, la France ne fait pas partie de l'International civic and citizenship Education Survey (ICCS), menée par l'International Association for the Evaluation of Educational Achievement (IEA), équivalent de l'enquête PISA sur l'évaluation de l'attitude civique des jeunes en fin de scolarité. Il serait opportun qu'elle la rejoigne en 2016.
L'étude de 2005 a montré que le niveau d'adhésion aux valeurs des élèves était globalement bon, mais qu'il y avait des différences entre les élèves du public et du privé, ceux des zones prioritaires et les autres, mais surtout entre filles et les garçons, ce qui témoigne de la complexité du sujet. Ainsi, pour l'attitude face à la loi, les garçons, quel que soit leur milieu social, adhèrent moins aux normes. Les élèves de ZEP sont par exemple plus nombreux que les élèves scolarisés hors ZEP à considérer qu'il est grave d'imiter la signature de ses parents, d'insulter un adulte, mais ils sont moins nombreux à considérer comme acceptable de dénoncer un ami qui a volé un objet... L'analyse doit être fine. Ma première préconisation sera donc que la France puisse à nouveau mener des analyses scientifiques sur le sujet, sinon nous sommes condamnés à en rester aux propos de café de commerce ou à de grands slogans, peu opérants pour agir sur le système scolaire. Il faut aussi participer aux programmes de recherche internationaux, car des sujets comme la violence à l'école font l'objet d'une préoccupation partagée dans de nombreux pays.
Deuxième constat : l'enseignement de l'éducation civique doit s'accompagner d'un apprentissage actif. Si le taux d'adhésion des jeunes aux valeurs est satisfaisant, il n'est pas non plus de 99 %, sans compter qu'il faut tenir compte du fait que la réponse des élèves est en partie conditionnée par les adultes... Sur le papier, notre programme d'enseignement civique semble exemplaire : la France est le seul pays européen à l'enseigner du primaire au lycée. Toutefois, dans d'autres pays, l'éducation civique se développe au travers de projets concrets ou la participation des élèves à la gouvernance des établissements. Cette piste mériterait d'être examinée. Pour cela il faut soutenir les enseignants ; toutes les enquêtes montrent que dès qu'ils mettent en place des débats argumentés, notamment sur l'actualité, on constate un développement de l'esprit critique.
Le troisième constat est alarmant. Depuis dix ans les inégalités sociales à l'école augmentent. L'intégration ethnoculturelle est en panne. Les résultats scolaires des élèves issus de l'immigration sont moins bons et l'écart de performance entre les jeunes autochtones et les jeunes immigrés de la seconde génération est supérieur, en France, à celui observé dans les autres pays de l'OCDE, qui ont mené des politiques volontaristes. Le CNESCO prépare un rapport sur ce sujet qui paraîtra cet été.
Ces constats montrent l'évolution de notre école depuis trente ans, tous gouvernements confondus. Il importe aujourd'hui de réfléchir à la ségrégation sociale à l'école ; pour cela, il est nécessaire de pouvoir la mesurer. L'éducation prioritaire montre ses limites. Les compensations sont évidemment indispensables, mais les inégalités sont très fortes. Nous devons aussi nous pencher sur la pédagogie. Depuis trente ans, plusieurs réformes de structure ont été menées, comme la carte scolaire par exemple, mais il est temps d'entrer dans la classe. La loi de refondation de l'école est porteuse d'avancées. Le CNESCO propose d'identifier les pédagogies efficaces et de faire le lien entre les avancées de la recherche et la pratique des enseignants. On a mis en place la pédagogie différenciée, l'aide personnalisée, mais les acteurs de terrain souhaitent être mieux accompagnés pour en définir le contenu.
Dans notre étude sur le redoublement, nous avons montré que si les heures d'accompagnement personnalisé n'étaient pas en lien avec les cours, elles perdaient en efficacité. Nous avons aussi demandé à des économistes d'évaluer le coût du redoublement. Ils l'estiment à deux milliards d'euros. Toutefois, comme les mécanismes sont complexes, nous ne récupérerions pas immédiatement une cagnotte de deux milliards d'euros en supprimant le redoublement. Après avoir étudié les politiques académiques de lutte contre le redoublement dans une vingtaine d'académies, trente départements, trente classes, nous considérons qu'il importe aussi d'améliorer la gouvernance au niveau académique pour une meilleure coordination entre les équipes chargées de la pédagogie et l'administration, pour mettre en oeuvre de véritables projets d'établissement.
Le CNESCO continue sa réflexion ; il publiera en juin un rapport sur la mixité à l'école et, à l'été, un rapport sur les inégalités.
Mme Françoise Laborde, présidente. - Merci pour vos propositions s'inspirant des études récentes. Comptez sur notre soutien.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Vous avez raison, nous manquons d'études statistiques. La France est prudente sur ce sujet car la collecte de données est facilement assimilée à du fichage. Ce travail est pourtant nécessaire.
Que préconisez-vous pour rendre plus efficaces l'apprentissage de la citoyenneté et l'intégration des élèves dans la communauté nationale ? Que nous enseigne une comparaison avec ce qui se fait à l'étranger ?
Le CNESCO compte-t-il consacrer davantage ses travaux aux modalités d'apprentissage de la citoyenneté et l'appartenance à la Nation ? Quelles formes prendront ces travaux ?
Les études PISA ont mis en évidence que la France était un des pays dans lequel l'indiscipline dans les établissements scolaires était la plus forte et que le climat scolaire tendait à se dégrader. Or il existe un lien très fort entre les conditions d'enseignement et les résultats des élèves et ce sont les élèves défavorisés qui pâtissent le plus du désordre. Comment améliorer le climat scolaire ? Dans le cadre de ses travaux sur la qualité de vie à l'école, le CNESCO compte-t-il se pencher sur le climat de discipline à l'école ? Enfin, peut-on envisager un regroupement du CNESCO et de la DEPP ?
Mme Nathalie Mons. - La problématique de la mesure est à l'ordre du jour du CNESCO. La méthodologie en la matière n'est pas seulement d'ordre statistique, mais aussi politique ou éthique. Nous organiserons les 4 et 5 juin une conférence sur la mixité sociale à l'école ; une séance sera consacrée à la problématique de la mesure, à laquelle des collègues américains, anglais ou allemands participeront. Chaque pays a ses tabous ; certains pays, à l'inverse de la France, n'ont pas de problème pour mesurer les inégalités ethno-culturelles mais ont plus de mal à appréhender les inégalités sociales. Le palmarès des lycées en fonction de leur valeur ajoutée est ainsi purement français. Il est intéressant de voir comment les autres pays surmontent ces tabous. La question du fichage se pose dans bien des secteurs, comme dans l'aviation avec le suivi individuel des pilotes... Nous nous heurtons aussi à des résistances des acteurs de terrain, comme celle des directeurs d'école qui refusent de rentrer certaines données dans le fichier des élèves. Les Anglais ont résolu ce problème en demandant aux familles de compléter directement les bases informatiques, tout en les laissant libres de ne pas renseigner certains champs. Est-ce pour autant un modèle à suivre ?
Pour favoriser l'apprentissage de la citoyenneté, le CNESCO, appuyé sur les résultats de la recherche, préconise le développement de projets concrets ; l'appropriation, in situ, des valeurs à travers l'action, est plus efficace qu'à travers le seul manuel. De plus, si la France est en avance sur le nombre d'heures de cours consacrés à l'éducation civique, elle y consacre paradoxalement moins d'heures que les autres pays au niveau du lycée, étape pourtant essentielle dans la formation de l'esprit civique. De plus, l'apprentissage de la citoyenneté doit être intégré lors des examens, sinon nous envoyons un signal négatif sur les enjeux : c'est comme cela que c'est perçu en France aussi bien par les élèves que par les enseignants. Nous poursuivrons nos travaux. En 2014, nous avons ouvert une thématique école et démocratie, et nous participons à un projet de recherche international qui regroupe des universités anglaises, françaises et allemandes.
Sur le climat scolaire et l'indiscipline, il faut aller plus loin que les indicateurs PISA. Ils sont très intéressants mais comportent un certain nombre de biais : ainsi, un élève asiatique n'osera jamais répondre que le cours est indiscipliné. Il faut aussi croiser les indicateurs, prendre en compte non seulement ceux portant sur l'indiscipline, mais aussi ceux concernant le sentiment d'intégration de l'élève, les relations entre les élèves et les enseignants, etc. De plus, la notion de violence est d'approche délicate, car on y inclut aujourd'hui les micro-violences. Mais il y a quarante ans, aurait-on considéré qu'une simple bagarre entre garçons dans la cour de récréation constituait une violence ?
Mme Françoise Laborde. - Ou à l'époque de La guerre des boutons...
Mme Nathalie Mons. - Sans doute pas ! Il faut relativiser les indicateurs, tout en les prenant au sérieux. C'est pourquoi nous avons commandé à des chercheurs une étude sur le lien entre performance et climat scolaire. Deux discours exclusifs et naïfs coexistent : certains prétendent que l'indiscipline et la violence empêchent l'école de fonctionner, d'autres en appellent à un meilleur accompagnement des élèves par l'école. Mais ces discours ne recoupent pas les résultats de la recherche. Il n'y a pas de consensus. Il est vrai que la France décroche et doit se poser des questions. Ainsi, selon l'étude PISA de 2009, 50 % des élèves de 15 ans affirment avoir mal au ventre avant de subir un contrôle de mathématiques, contre 30 % en Finlande, qui a des résultats bien meilleurs. De même, le nombre d'élèves qui se sentent mal à l'aise à l'école est très élevé.
Plutôt qu'une réflexion sur les structures, je milite pour que le CNESCO travaille en lien avec la DEPP. En France, nous sommes les champions des réformes de structure ; je préfère penser en termes de partenariats. Ainsi, la DEPP sera partie prenante d'une future conférence de consensus sur les pratiques autour de la numération au primaire. Nous tenons compte aussi de la réflexion sur la mixité sociale dans nos travaux. Notre souhait est de travailler en réseau, avec le maximum d'acteurs. Ainsi, la conférence sur la mixité sociale réunira la DEPP, des chercheurs, le conseil supérieur de l'éducation du Québec. Dans nos conférences de consensus, nous collaborons aussi avec l'Institut français de l'éducation, le Conseil supérieur des programmes, les Écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ÉSPÉ), etc. Nous cherchons à penser en réseau et à développer une expertise indépendante, pour que notre réflexion soit reprise en actes. De même, nous organisons des forums en région sur la mixité en direction des parents et des citoyens car si ceux-ci ne sont pas convaincus, rien ne changera.
M. Jean-Claude Carle. - Comme vous l'avez indiqué nous manquons d'études scientifiques depuis 2005 et la France n'a pas participé à l'étude ICCS. Ce serait pourtant plus instructif que de dresser un palmarès des lycées ! Est-ce par manque de moyens ou s'agit-il d'une politique de l'autruche ?
Vous dites que l'éducation civique doit être encouragée. Certes, mais ce sont ceux qui en ont le plus besoin qui maîtrisent le moins les fondamentaux...
Il faut mesurer la ségrégation sociale à l'école. Nous sommes mal placés dans les enquêtes internationales ; des réformes pédagogiques sont nécessaires. Notre retard n'est-il pas dû en partie aux freins de certains corps très influents rue de Grenelle, comme s'il n'y avait pas de salut hors de la doxa de la rue de Grenelle ?
Pensez-vous que le redoublement soit efficace, notamment au cours des premières années de scolarité ? Enfin, vous étudiez la gouvernance académique, mais ne devriez-vous pas étendre votre réflexion à l'ensemble des partenaires de l'école, comme les parents ou les élus ?
Mme Marie-Annick Duchêne. - Ma question porte sur l'aide individuelle. Le CNESCO a-t-il des préconisations portant sur les réseaux d'aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED) ?
Mme Françoise Laborde, présidente. - Vous avez déploré l'inertie en matière pédagogique depuis trente ans. C'est l'époque de la disparition des écoles normales : les deux phénomènes sont-ils liés ?
Mme Nathalie Mons. - L'inertie sur les mesures relève sans doute de tabous politiques ou éthiques, mais aussi d'un problème d'approche : pendant longtemps, les chercheurs ont privilégié l'évaluation des acquis scolaires et délaissé l'analyse de l'école comme lieu de socialisation. Pourtant il n'y a pas d'opposition entre les deux. L'apprentissage des valeurs civiques n'est pas possible sans la maîtrise des fondamentaux. Il est temps de surmonter ce clivage. D'ailleurs, si l'on poursuit l'étude chez les adultes, on constate qu'il y a une corrélation entre la maîtrise des fondamentaux et la confiance dans les institutions, les attitudes civiques, le vote, etc.
La France est en retard en matière de pédagogie différenciée. Seuls 22 % des enseignants français y ont recours au collège, contre 50 % en moyenne dans les pays de l'OCDE. Les enseignants sont d'ailleurs demandeurs de formations en ce sens, tout autant qu'en matière numérique. Il y a matière à optimisme pour avancer et renouveler les méthodes de travail, notamment avec les RASED. Nous insistons pour que ces pédagogies soient reliées avec le travail mené en classe.
Je vous enverrai nos rapports sur le redoublement, qui font le point sur les études scientifiques. Les redoublements précoces sont associés à un ensemble de difficultés et poursuivent les élèves au cours de leur scolarité. Nous avons étudié les solutions alternatives mises en oeuvre à l'étranger, comme le développement des pédagogies différenciées ou l'école d'été.
La gouvernance met en présence de multiples acteurs ; c'est l'une de ses richesses, mais aussi l'une de ses difficultés. La ségrégation scolaire est liée à la carte scolaire, avec la compétence des départements pour le collège et des régions pour les lycées. Tous les acteurs doivent travailler ensemble.
Mme Françoise Laborde, présidente. - Et les écoles normales ?
Mme Nathalie Mons. - Le débat se focalise sur les ÉSPÉ, car c'est le lieu de la formation initiale, où l'on pourrait enseigner la pédagogie différenciée, le suivi personnalisé, le numérique etc. Mais il faut aussi se pencher sur la formation continue ; or celle-ci n'a cessé de se réduire comme peau de chagrin depuis trente ans. Nous traiterons ce sujet dans notre rapport sur l'attractivité des métiers de l'enseignement qui paraîtra en 2016.
Mme Françoise Laborde, présidente. - Je vous remercie.
Audition de M. Laurent Lafforgue, mathématicien, titulaire de la médaille Fields, membre de l'Académie des sciences
Mme Françoise Laborde, présidente. - Nous recevons M. Laurent Lafforgue, mathématicien, titulaire de la médaille Fields - il n'y a pas de prix Nobel de mathématiques - et membre de l'Académie des sciences. Cette audition sera captée et diffusée en direct. Elle fera également l'objet d'un compte rendu.
Ancien élève de l'École normale supérieure, vous êtes agrégé de mathématiques. Chargé de recherche au CNRS puis directeur de recherche en 2000, vous êtes nommé, la même année, professeur à l'institut des hautes études scientifiques (IHES). En 2002, vous recevez la médaille Fields, notamment pour vos travaux sur la théorie des nombres et de la géométrie algébrique, ce qui illustre la vivacité remarquable de la recherche mathématique fondamentale en France. L'année suivante, vous êtes élu membre de l'Académie des sciences. Parallèlement à vos travaux mathématiques, vous vous intéressez aux questions éducatives. En 2005, vous êtes nommé au Haut Conseil de l'éducation (HCE), instance dont vous démissionnerez quelques jours plus tard.
M. Laurent Lafforgue. - Sur demande !
Mme Françoise Laborde, présidente. - Vous êtes l'auteur, avec Liliane Lurçat, chercheuse spécialiste des questions pédagogiques, d'un ouvrage intitulé La Débâcle de l'école : une tragédie incomprise, issu d'un colloque organisé en 2006 par le Comité laïcité République sur le thème « Refonder l'école de la République ». Vous y comparez l'état actuel de l'école avec celui de l'armée française en 1940 et mettez en avant la responsabilité des instances dirigeantes de l'éducation nationale. Quelle est votre analyse de la situation actuelle de l'institution scolaire ? Comment refaire de l'école le creuset de notre République ?
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Laurent Lafforgue prête serment.
M. Laurent Lafforgue, mathématicien, titulaire de la médaille Fields, membre de l'Académie des sciences. - Vous l'avez dit : je n'enseigne pas, et n'ai jamais enseigné dans une école, un collège ou un lycée. L'école m'intéresse d'abord pour ce que ma famille et moi lui devons. Deux de mes grands-parents étaient ouvriers, l'un était artisan et la quatrième fut mère au foyer. Aucun n'avait suivi d'études supérieures, ni même fréquenté le lycée. Trois sur quatre avaient commencé à travailler à l'âge de douze ans, mais avaient obtenu leur certificat d'études primaires et parlaient et écrivaient parfaitement le français. Mes deux parents ont fait des études supérieures, chacun étant le premier de sa famille à en faire. Ils sont devenus ingénieurs, mais avaient reçu au lycée une excellente éducation littéraire. Mon père y avait même appris le latin et le grec, ce qu'il évoque encore aujourd'hui avec une grande émotion, comme la majorité des scientifiques âgés que je connais. Mes deux frères et moi-même sommes devenus scientifiques : deux comme chercheurs en mathématique, l'un comme professeur en classe préparatoire. Nous avions tous trois étudié au lycée le latin, qui a joué un rôle majeur dans notre formation intellectuelle.
Je me suis publiquement engagé sur la question de l'école il y a une dizaine d'années, lorsque je me suis rendu compte que cette école à laquelle ma famille et moi devions tant, et que nous avions tant aimée, était en voie de destruction rapide. Ayant pris connaissance avec effarement des programmes et des évolutions de contenus et de méthodes d'enseignement, et ayant mené ma propre enquête en examinant des manuels et en recueillant le témoignage d'instituteurs, de professeurs et de parents d'élèves, j'ai d'abord pensé que ce qui se passait était tellement absurde qu'il suffirait de prononcer quelques phrases de bon sens pour que tout le monde se mette d'accord et que l'école se reconstruise. Depuis, j'ai totalement perdu cette illusion. Je ne fais plus confiance à l'école dite républicaine, à laquelle toute ma famille et moi-même avions tellement cru, pas plus qu'à l'école privée sous contrat, qui a malheureusement suivi le même chemin. Ma seule espérance est désormais que subsistent, ici et là, au milieu du désastre général, de petits îlots d'instruction et de transmission des connaissances, grâce au travail d'instituteurs ou de professeurs isolés, dans des écoles publiques ou privées sous contrat, qui restent fidèles à la cause de l'instruction, de la transmission, et font tout ce qu'ils peuvent dans un environnement institutionnel hostile, ou bien dans des écoles hors contrat, qui sont aussi rares que leurs ressources et leurs moyens mais qui maintiennent vivante la petite flamme de la transmission grâce au dévouement d'instituteurs et de professeurs qui consentent de lourds sacrifices pour exercer leur noble métier conformément à leur conscience.
L'état dans lequel plus de cinquante ans de politique destructrice - à mon avis - ont mis l'école publique et les écoles privées sous contrat est tel qu'employer à leur propos l'adjectif « républicain » déconsidère la République. Pour faire aimer la République, il conviendrait plutôt de rétablir dans les écoles publiques un enseignement de qualité, qui rende l'école digne de respect. En mai 1968, les jeunes avaient brûlé des universités, mais n'avaient incendié aucune école. Cela montre bien que malgré leur révolte, ils respectaient l'école qu'ils avaient connue et qui leur avait donné les moyens de parler, d'écrire et de penser, donc de critiquer, voire de se révolter mais aussi de reprendre à leur compte un héritage. En 2005, au contraire, les émeutiers des banlieues ont incendié des dizaines d'écoles : quoique manquant des mots et des moyens de juger - qui ne leur avaient pas été donnés - ils sentaient confusément que la nouvelle école qu'ils avaient fréquentée ne les avait pas nourris comme elle aurait dû le faire et comme elle avait nourri les générations précédentes.
Si vous souhaitez que l'école de la République soit aimée de nouveau, rétablissez des enseignements qui nourrissent. Accordez la priorité absolue à la lecture, à l'écriture, à la grammaire, et à tout ce qui assure la maîtrise de notre langue. Développez l'apprentissage de la littérature, des mathématiques et des sciences, où l'on raisonne vraiment, où l'on démontre, et du latin et du grec, qui, mieux que toute autre discipline, forment l'esprit.
Sachez toutefois qu'un tel objectif, même avec la meilleure politique du monde, ne pourrait être atteint qu'après des décennies d'efforts, en remontant à contre-courant la pente qui a été dévalée depuis des décennies.
Mme Françoise Laborde, présidente. - Voici un exposé très clair de votre vision de l'école ! C'est un plaidoyer pour l'école d'autrefois, dont vous estimez qu'elle a subi une débâcle. Vous êtes pessimiste, puisque vous jugez qu'il ne sera pas facile de remonter la pente...
M. Laurent Lafforgue. - En effet !
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Nous sommes fiers de vous recevoir. La nostalgie n'est pas forcément réactionnaire : il y a dans le passé des leçons utiles. Votre point de vue trouvera peut-être un écho plus rapide que vous ne le pensez : nous nous sommes trop éloignés des principes fondateurs de l'instruction au profit d'un pédagogisme qui a chassé les contenus. Malgré les travaux de la commission Stasi, la définition même de la laïcité et ses implications à l'école continuent de faire débat. Dans l'article intitulé « La laïcité, la République et l'école », vous distinguez cinq définitions de la laïcité... Quel sens doit avoir la laïcité et quelle doit être sa place à l'école ? Vous indiquez dans ce même article que l'école du savoir a disparu au profit d'une école à laquelle on aurait « fixé comme mission première de faire partager les valeurs de la République ». L'école peut-elle ou doit-elle être le vecteur des valeurs républicaines ? Si oui, sous quelle forme, avec quelle pédagogie ? Quelles mesures pourraient être prises pour lutter contre ce que vous appelez la débâcle de l'école ?
M. Laurent Lafforgue. - Le mot « laïcité » est fréquemment invoqué sans être défini. Or il peut prendre des sens très différents. Je crois d'abord qu'il signifie que les professeurs ne doivent pas chercher à imposer leurs convictions aux élèves. L'école doit nourrir l'esprit et lui fournir des nourritures intellectuelles qui le rendent critique. C'est en se confrontant à des pensées riches, en découvrant des éléments de comparaison, qu'on acquiert l'esprit critique. Le rôle de l'école, républicaine ou non, n'est pas de faire adhérer à telle ou telle valeur. Typiquement, l'apprentissage du latin ou du grec favorise la confrontation avec des auteurs anciens, issus d'une civilisation très différente et aux modes de pensée très différents.
Je ne suis ni réactionnaire ni conservateur. Ceux qui ont fait la Révolution française - à laquelle vous êtes peut-être plus attachés que moi - étaient pétris de latin et avaient constamment à l'esprit la République romaine. C'est grâce aux éléments de comparaison que leur avait fournis l'école qu'ils ont pu critiquer l'ordre politique et social dans lequel ils vivaient, et même le remplacer. Je ne plaide pas pour une révolution ou pour un ordre imposé, mais pour la liberté : il s'agit de transmettre les moyens de la liberté intellectuelle. Cela ne va pas sans risque : la génération suivante peut en faire un usage imprévu.
Tel est, pour moi, le sens de la laïcité. Mon père cite souvent l'exemple de son professeur de philosophie en Terminale, communiste convaincu, qui avait consacré une partie importante de l'année à l'étude de Charles Péguy. Bel exemple de laïcité ! Nous devrions toujours préciser dans le débat public quel sens nous donnons à ce mot, comme aux « valeurs républicaines » qu'on invoque souvent avec autorité. Comprennent-elles le respect du savoir ? L'amour du savoir ne se décrète pas, il résulte de la pratique. Il faut proposer aux jeunes un savoir stimulant, enrichissant, si on veut qu'ils le respectent. Ce fut le cas de mes grands-parents, puis de mes parents, qui nous ont transmis ce goût. Mes grands-parents, qui avaient commencé à travailler à 12 ans, avaient un respect infini pour le savoir et ont regretté toute leur vie de n'avoir pas étudié davantage. Ils n'ont pas pu apprendre à leurs enfants ce qu'ils ne savaient pas, mais avaient toute confiance en l'école républicaine, de même que mes parents.
Cette confiance, je ne l'ai plus. La perdre fut un déchirement pour moi comme ce le fut pour des millions de personnes, dont j'exprime ici la voix. Après ma démission forcée du HCE, j'ai reçu des centaines, des milliers de messages de professeurs, de parents - voire de grands-parents - d'élèves, d'étudiants, notamment dans les IUFM. À ces derniers je conseillais de faire semblant d'acquiescer jusqu'à leur titularisation, mais d'enseigner ensuite selon leur conscience. Ces messages illustrent à la fois l'ampleur du désastre et le fait que tout n'est pas perdu : l'amour du savoir n'a pas disparu des esprits en étant renié par les institutions. Grâce à la transmission familiale, il subsiste. J'ai même rencontré des jeunes qui avaient aussi peu reçu, sur le plan intellectuel, de leur famille que de l'école, et qui l'éprouvaient - ce qui, à mon sens, tient du miracle. L'école publique n'a pas à faire un catéchisme de valeurs républicaines mais à transmettre de bonnes nourritures intellectuelles.
Pour cela, il faut étudier les classiques, qui nous mettent en contact avec d'autres manières de penser. Nous avons trop tendance à juger notre époque supérieure à celles qui l'ont précédée. C'est peut-être vrai, mais encore faut-il avoir les moyens de faire la comparaison. De plus, mieux connaître notre culture, littéraire et scientifique, répond aussi à la haute idée que s'en fait le reste du monde.
Que faire ? Un ministre de l'éducation nationale m'a déjà posé la question. Je lui ai répondu : rien. Ce n'est pas d'action dont nous avons besoin. Le problème n'est pas un problème de moyens ou de structure, c'est un problème d'état d'esprit. Oui, j'ai fait la comparaison avec la débâcle de 1940. Lorsqu'une armée est en déroute, comme l'est actuellement notre école, la première chose que le général doit faire, c'est de rendre courage par la parole. J'ai donc conseillé au ministre de sillonner la France pour tenir de beaux discours consacrés à la valeur du savoir, afin de remobiliser ses troupes et de favoriser le retour du bon sens.
Hélas ! Quand je lui ai fait remarquer que le site Internet du ministère comportait des erreurs de français, il m'a répondu que cela n'avait aucune importance. Homme d'écrit et de parole, il négligeait l'écrit et la parole... Pourtant, puisque vous m'interrogez sur les valeurs républicaines, il suffit de consulter les discours tenus à la Constituante ou à la Convention pour être saisi par le contraste avec la manière de s'exprimer de nos hommes politiques actuels, à commencer par le Président de la République et son prédécesseur, que mes grands-parents auraient été choqués d'entendre.
M. Jean-Claude Carle. - Vos propos sévères sont renforcés par le fait que vous affirmez tout devoir à l'éducation nationale.
M. Laurent Lafforgue. - Absolument.
M. Jean-Claude Carle. - Vous dites n'avoir plus confiance en l'école républicaine. Vous constatez que l'apprentissage de la langue doit avoir la priorité. Que faire ? Augmenter le nombre d'heures qui lui sont consacrées ? Réformer la pédagogie ? Pour respecter le savoir, les jeunes doivent être en mesure de l'appréhender. Vous dites que le goût du savoir persiste dans les individus en dépit de la perversité du système.
M. Laurent Lafforgue. - Chez certains individus...
M. Jean-Claude Carle. - Oui, les ministres devraient faire de plus beaux discours. Comment remonter la pente ? Le savoir est la seule chose qui augmente quand on le partage. Si vous aviez trois mesures à nous proposer, quelles seraient-elles ?
M. Laurent Lafforgue. - Augmenter le nombre d'heures d'enseignement du français serait bienvenu. C'est pourtant un mathématicien qui vous le dit ! La maîtrise de la langue est en effet la première condition de l'apprentissage des sciences, de nombreux témoignages de mes collègues l'attestent. Pour comprendre, par exemple, un énoncé comme « Soit un triangle ABC... » ou des expressions comme « abaisser une perpendiculaire », il faut avoir un rapport à la langue plus réfléchi que le simple rapport instinctif au langage courant. C'est pourquoi l'apprentissage du latin et du grec a joué un tel rôle, pendant des siècles, dans la formation des scientifiques de toute l'Europe. Or il n'a cessé, depuis des décennies, d'être dévalorisé. Il est désormais question de l'intégrer dans un enseignement à l'intitulé incompréhensible, ce qui serait une catastrophe. J'ai pu constater hier lors d'une conférence sur la mécanique quantique, qui est une branche majeure de la physique, et dont les applications économiques sont considérables, que la moyenne d'âge était d'environ 70 ans : la relève n'est pas là ! C'est dramatique. La maison brûle ! Et il n'y a pas d'espoir de remonter rapidement la pente. Il faudrait d'abord une prise de conscience. Ensuite, les mesures de bon sens s'imposeront d'elles-mêmes.
Moi qui ignorais jusqu'à l'existence des écoles hors contrat, j'en suis amené à concentrer mon énergie à les soutenir. La présentation, par le fondateur d'une école de ce type, de son programme, m'a frappé par son bon sens. Pourquoi faut-il des écoles spéciales pour entendre ces choses ? Je ne le comprends pas. J'ai des amis qui vivent dans le Sud de la France, où ils élèvent cinq enfants. Malgré mes mises en garde, qu'ils ont reçues avec scepticisme, ils les ont mis à l'école, la meilleure du département. J'ai vu, année après année, monter leur inquiétude, et j'ai constaté moi-même, lors de mes visites, les dégâts des méthodes semi-globales, qui sont encore largement pratiquées : en CE2, l'aîné ne savait pas lire. Les parents ont fini par fonder une école, il y a dix-huit mois, en s'associant avec d'autres parents. Les résultats sont là : en un an, leur fils a appris à lire, et il lit désormais beaucoup. Cette école fonctionne pourtant avec des moyens dérisoires, avec deux classes mélangeant plusieurs niveaux et tenues par une institutrice et une mère de famille armée de son seul bon sens. J'ajoute que ces amis ne sont pas des intellectuels : ils tiennent un commerce de fruits et légumes !
M. Jean-Claude Carle. - Comment expliquez-vous le succès des mathématiciens français qui, comme vous, font honneur à notre pays ?
M. Laurent Lafforgue. - C'est un héritage. L'école mathématique française s'est reconstituée miraculeusement après la Seconde Guerre mondiale et se perpétue depuis. Elle illustre l'importance de l'inertie en ce domaine. Notre école primaire était sans doute, il y a cinquante ans, la meilleure au monde. Il a fallu des décennies pour la détruire. Inversement, même avec la meilleure politique du monde, il faudrait des décennies pour la reconstruire. À vrai dire, j'ai aussi des inquiétudes pour l'école mathématique car les jeunes scientifiques n'ont plus la formation littéraire, philosophique et fondée sur les humanités classiques dont bénéficiaient leurs aînés depuis des siècles. Ils deviennent de bons techniciens de la science mais il leur manque la capacité de recul et de réflexion conférée par cette formation. Résultat : si les scientifiques n'ont jamais été aussi nombreux, leur créativité s'est effondrée.
À cet égard, comme dans d'autres domaines, le relais est pris par l'Asie où, dans des pays comme le Japon, le Vietnam ou la Chine, l'éducation nous paraîtrait réactionnaire, alors qu'elle permet la modernité. Au Japon, par exemple, les élèves apprennent tous à compter sur un boulier, ce qui n'empêche pas ce pays d'être en pointe dans l'électronique : la première éducation n'a pas pour finalité de préparer à un métier. L'enseignement primaire ne doit pas obéir aux mêmes principes que l'enseignement supérieur. Faute d'avoir respecté cette règle de bon sens, nous devons enseigner à l'université des éléments qui auraient dû être assimilés en primaire !
Mme Françoise Laborde, présidente. - Merci. Nous essaierons d'insuffler, par notre rapport, un peu de bon sens !
La réunion est levée à 13 heures.