Mercredi 14 janvier 2015
- Présidence de M. Michel Magras, président -Audition, sur la gestion du domaine de l'État, de M. Pascal Viné, directeur général de l'Office national des forêts (ONF), accompagné de Mme Geneviève Rey, directeur général adjoint en charge des relations institutionnelles et de la coordination du réseau territorial, et de MM. Sylvain Léonard, directeur régional de la Martinique, Olivier James, directeur régional de La Réunion, et Nicolas Karr, ancien directeur régional de Guyane
M. Michel Magras, président. - Mes chers collègues,
De terribles drames ont endeuillé le début de l'année 2015, mais je veux retenir, à l'heure où nous nous retrouvons réunis, le formidable élan national et international en faveur de la défense des libertés que ces événements ont suscité, et vous présenter des voeux pour une nouvelle année riche de sens.
Avant d'entamer nos travaux, je tiens par ailleurs à excuser nos collègues de la Martinique, Maurice Antiste et Serge Larcher, retenus sur leur territoire par les obsèques de la jeune policière martiniquaise lâchement exécutée à Montrouge la semaine dernière.
En hommage aux victimes et en signe de solidarité, je vous propose une minute de recueillement.
Lors de notre dernière réunion, au mois de décembre, nous avons collectivement arrêté notre programme de travail et nous avons retenu la question foncière comme sujet d'étude transversal. Cette problématique concerne en effet l'ensemble des outre-mer et constitue un des verrous majeurs du développement économique et social de nos territoires. Si nous n'avançons pas sur le traitement de la question foncière, nous rencontrerons beaucoup de difficultés pour progresser dans nos politiques de logement, de transports, d'équipements collectifs, de soutien à l'agriculture et aux entreprises, puisque toutes ces politiques sont conditionnées par la disponibilité et l'aménagement du foncier.
Ce problème si aigu dans nos territoires est rendu particulièrement complexe par l'empilement de règles dérogatoires au droit commun, la prise en compte de la coutume, l'importance du rôle de l'État propriétaire, les insuffisances du cadastre et les carences du titrement. Les situations pratiques et le droit applicable diffèrent grandement d'une collectivité d'outre-mer à une autre. Nous avons besoin de démêler cet écheveau, d'apporter de la clarté et de dégager des solutions opérationnelles adaptées aux réalités diverses de l'outre-mer.
Pourtant, nous ne disposons d'aucune étude globale prenant en compte l'ensemble des aspects du problème dans tous nos territoires. Rares sont également les études ponctuelles sur le sujet. C'est pour combler cette lacune que le comité de suivi de la mission d'information de 2009 sur la situation des DOM, présidée par Serge Larcher, avait choisi le foncier comme thème de travail. L'étude n'a pu être menée à bien du fait de la transformation de ce comité de suivi en une nouvelle structure : notre délégation à l'outre-mer, qui s'est penchée sur d'autres questions. Nous reprenons aujourd'hui le fil.
Devant la complexité et l'ampleur de la tâche, nous avons décidé de la segmenter en trois volets qui donneront lieu à trois rapports successifs, la coordination globale étant assurée par Thani Mohamed Soilihi. Le premier volet qui nous occupera en 2015 est consacré à la gestion du domaine public et privé de l'État. Nous avons désigné comme rapporteurs sur ce volet Joël Guerriau, Serge Larcher et Georges Patient.
Pour ouvrir nos travaux, nous auditionnons aujourd'hui l'Office national des forêts, qui gère une part essentielle du domaine privé de l'État outre-mer.
À moins que l'un des rapporteurs souhaite formuler des observations liminaires, je cède la parole à M. Pascal Viné, directeur général, puis nous enchaînerons sur les questions. Une trame, qui est à votre disposition, mes chers collègues, a été communiquée aux personnes auditionnées.
M. Pascal Viné, directeur général de l'Office national des forêts (ONF). - Je vous remercie de nous accueillir dans cette enceinte. Je suis accompagné par la directrice générale adjointe en charge des questions institutionnelles qui connaît très bien les problématiques ultramarines, et de trois directeurs ou ex-directeurs régionaux. M. Karr était directeur régional de la Guyane jusqu'en décembre 2014 et son successeur n'a pas encore été nommé. Les directeurs régionaux de la Martinique et de La Réunion sont également présents. Malheureusement, le directeur régional de la Guadeloupe n'a pas pu se joindre à nous, non plus que le directeur d'agence de Mayotte où l'ONF n'est installé que depuis deux ans.
L'ONF est le premier gestionnaire d'espace naturel en France. Il gère 4,5 millions d'hectares en métropole, il est présent dans tous les départements d'outre-mer mais pas dans les collectivités d'outre-mer à statut propre. Il est important de préciser que l'ONF gère le domaine de l'État et des collectivités territoriales pour le compte du propriétaire mais qu'il n'est pas lui-même propriétaire. Travaillent pour l'ONF 9000 personnes, dont 3000 ouvriers forestiers. Les 6000 autres agents, essentiellement fonctionnaires, sont chargés du pilotage et de la gestion du patrimoine forestier confié à l'ONF.
En Guyane, il assume la gestion de 5,3 millions d'hectares avec 83 personnes, soit fonctionnaires, soit salariés du droit privé, qui comportent des gestionnaires et des ouvriers forestiers. Ce sont 38 000 hectares qui sont gérés par 90 personnes en Guadeloupe et 16 000 hectares en Martinique par 89 personnes. Plus de 100 000 hectares sont gérés à La Réunion par de 270 personnes, avec la particularité de compter dans leurs rangs énormément d'ouvriers forestiers et de mener une action d'insertion avec le conseil général. L'installation de notre équipe à Mayotte est encore récente. Cinq personnes y sont attachées et bientôt sept. Globalement, l'ONF emploie environ 550 personnes outre-mer. Les ratios surfaces gérées/personnes varient de façon importante, ce qui traduit des différences d'intensité de gestion de la forêt selon les territoires.
En dehors de la Guyane, le foncier dont nous avons à connaître se divise essentiellement en deux régimes : celui de la forêt départemento-domaniale, la nue-propriété revenant au département et l'usufruit à l'État, et celui de la forêt domaniale proprement dite, en particulier dans la bande littorale. En Guyane, au sein de la forêt domaniale gérée par l'ONF, une moitié est placée sous le régime forestier et l'autre pas. Cependant, quelle que soit la nature du foncier, l'activité de l'ONF reste essentiellement la même.
Dans le contrat d'objectifs pour la période 2012-2016, un volet spécifique est consacré à la forêt ultra-marine qui recèle un patrimoine de biodiversité exceptionnellement riche. À quelques mois de la conférence de Paris sur le changement climatique, la préservation de ce qui constitue la forêt tropicale de l'Europe représente un enjeu particulièrement important. L'ONF exerce simultanément une fonction de protection, une fonction sociale, puisque les espaces forestiers contribuent fortement à l'attractivité touristique des territoires, et une fonction de production. Certes, la production est limitée, peut-être encore trop limitée, mais elle a le mérite d'exister et nous tentons de l'encourager. C'est le cas en particulier en Guyane qui connaît une activité soutenue : environ 80 000 mètres cubes de bois d'oeuvre et de bois « énergie » sont exploités selon les méthodes les plus respectueuses de l'environnement.
Le domaine forestier subit la pression forte des activités humaines. Il faut donc s'appuyer sur une forte volonté politique pour la protéger. C'est dans cet esprit que l'État a confié à l'ONF des missions d'intérêt général (MIG), par exemple sur les enjeux de défrichement et sur la protection de la bande des cinquante pas géométriques. L'ONF, en tant qu'établissement public national, joue pleinement son rôle de protection.
Nous avons travaillé, au cours des dernières années, au développement de structures de gouvernance locale mieux adaptées aux enjeux particulier de l'outre-mer. Nous essayons d'ouvrir les portes et fenêtres de l'établissement pour que l'action de l'ONF soit bien comprise et mieux partagée par les élus. En tant que directeur général, j'essaie de me rendre tous les trois ans dans les outre-mer ; il y a quelques semaines encore, je me trouvais à La Réunion et à Mayotte.
Je tiens à souligner que les territoires où est implanté l'ONF ne profitent pas que des personnels présents sur place mais aussi des compétences, des savoir-faire et des capacités d'action de l'ensemble de l'établissement. Par exemple, dans la lutte contre l'érosion, les départements d'outre-mer peuvent bénéficier des services très performants de restauration de terrains en montagne (RTM) mis au point par les services de l'ONF dans les Pyrénées et dans les Alpes. Ces derniers peuvent intervenir en quelques jours dans des zones d'éboulement ou frappées par des coulées boueuses. Le service de l'ONF va donc au-delà du service dispensé par ses personnels installés en outre-mer, c'est l'ensemble de l'ONF qui est au service de tous les territoires où il est implanté.
M. Michel Magras, président. - Je vous remercie de cet exposé. Les rapporteurs de notre étude sur la gestion du domaine de l'État vont vous poser leurs questions d'abord, puis l'ensemble de la délégation souhaitera sans doute obtenir des informations complémentaires.
M. Joël Guerriau, co-rapporteur. - Comment s'articule l'action de l'ONF avec celle des autres acteurs fonciers publics qui interviennent outre-mer ? Vous avez évoqué la production de bois d'oeuvre et du bois « énergie » en Guyane : qu'en est-il de la culture d'arbres fruitiers ?
Pendant la période coloniale, les planteurs ont eu tendance à repousser progressivement la forêt vers les collines et les parties montagneuses. Un mouvement analogue de déforestation perdure-t-il aujourd'hui ? Quelle en est l'ampleur ?
Enfin, quels sont les moyens dont vous disposez pour lutter contre les feux de forêt ? Sommes-nous suffisamment efficaces ? À Mayotte, pour prendre cet exemple puisque je m'y suis rendu à l'invitation de notre collègue Thani Mohamed Soilihi, les puits de charbon de bois posent des problèmes. En 2013, trente hectares ont disparu dans des feux qui sont peut-être dus à ces puits. Or, l'accès y est très difficile, ce qui motive ma question sur vos capacités d'action.
M. Pascal Viné. - En ce qui concerne l'articulation avec les autres opérateurs, je tiens à souligner que l'ONF est uniquement gestionnaire. Les cessions de foncier sont opérées par France Domaine et les directions régionales des finances publiques. L'ONF donne, certes, un avis sur les enjeux forestiers des opérations, mais c'est bien France Domaine qui est chargé de la commercialisation. Si les parcelles dépendent du régime forestier, elles sont soumises à un encadrement strict des cessions ou des échanges, comprenant notamment des dispositifs d'ordre législatif spécifiques. Dans le cas contraire, France Domaine décide de la vente et opère.
Nous sommes souvent interrogés sur les différents statuts juridiques du foncier forestier, mais notre mission en tant qu'institution n'est pas tant de repenser le statut que de gérer opérationnellement la forêt. Il est vrai qu'on ne peut pas gérer totalement de la même façon la forêt qui fait partie du domaine, où nous pouvons intervenir en régie directe pour réaliser des travaux avec nos ouvriers forestiers, et le reste de la forêt hors du domaine, où nous devons respecter des procédures de mise en concurrence ce qui rend les choses un peu plus complexes. Les conséquences qu'entraînent les différences de régime foncier sur nos modes d'intervention ne nous autorisent pas pour autant à décider à la place du ministre ou de l'État en termes de foncier.
L'ONF gère souvent pour le compte du Conservatoire du littoral les terrains qu'il possède. C'est le cas, par exemple, en Guadeloupe ou en Martinique. D'une manière générale, le Conservatoire ne gère pas les espaces dont il a la charge mais les confie en gestion à d'autres acteurs.
Nous avons des relations avec les agences des cinquante pas géométriques mais celles-ci interviennent dans la partie urbanisée. C'est pourquoi nous avons développé une démarche indépendante de celle des agences parce que nous n'étions pas sur les mêmes enjeux. Le directeur régional de la Martinique pourra revenir plus en détail sur ce point.
En matière d'agroforesterie, c'est-à-dire la culture des arbres fruitiers, nous développons des projets en Martinique et en Guyane avec des partenaires agricoles. Les arbres fruitiers ne sont pas au coeur de notre métier.
Les enjeux de déforestation concernent essentiellement la Guyane, où, toutefois, ils ne prennent pas du tout la même ampleur que dans le reste de l'Amérique du Sud. Partout ailleurs, nous connaissons plutôt une stabilité, voire une croissance du domaine forestier de l'État mais il n'y a pas de crainte d'une destruction du patrimoine forestier de l'État.
La lutte contre les feux de forêt, en revanche, nous préoccupe. Elle peut s'appuyer sur une vraie expertise, tirée de l'expérience des feux en Méditerranée. Nous avons des structures spécifiques de protection que nous utilisons pour les départements d'outre-mer. L'expertise propre à l'outre-mer s'est développée notamment à La Réunion depuis le grand incendie du Maïdo de 2010. Les savoir-faire et les compétences accumulées sont mutualisés avec Mayotte, où cependant tout reste à faire. Nous y avons validé des orientations forestières départementales. Nous procédons maintenant aux aménagements nécessaires dans chaque forêt l'une après l'autre. Il reste toute une acculturation de la population à mener à bien. Le conseil général s'est engagé fortement : une convention est en cours de signature pour couvrir les 6000 hectares de forêts que possèdent l'État et le département de Mayotte.
M. Nicolas Karr, directeur régional de Guyane de 2010 à 2014. - La déforestation est un enjeu réel pour la Guyane. Nous avons récemment rendu une étude, réalisée avec l'Institut géographique national (IGN), à la demande des ministères de l'écologie et de l'agriculture sur le protocole de Kyoto. En particulier, elle opère la mise à jour de l'occupation du sol en Guyane entre 1990 et 2012. En comparant les surfaces, nous pouvons mesurer les flux de déforestation. Cette étude sera bientôt rendue publique. Hors effet du barrage de Petit-Saut, la déforestation touche environ 3000 hectares par an.
Le premier poste de déforestation, qui explique une diminution de 1500 à 2000 hectares par an, est l'agriculture et l'élevage. Viennent ensuite l'orpaillage, clandestin et légal, pour 800 à 1000 hectares par an et les travaux d'infrastructures, notamment urbaines et routières, pour moins de 400 hectares par an. Ces chiffres doivent être rapportés à la surface forestière globale, soit huit millions d'hectares, quel que soit le propriétaire et quel que soit le statut foncier. Les taux de déforestation sont donc faibles par rapport à l'Amérique du Sud.
M. Sylvain Léonard, directeur régional de la Martinique. - Le conseil général de Martinique a identifié l'agroforesterie comme un axe potentiel de développement. Nous travaillons avec lui pour étudier les possibilités de lancement de projets pilotes en forêt départementale, qui couvre 1400 hectares pour 16 000 hectares gérés par l'ONF sur l'île. Les cultures identifiées sont le cacao, la vanille, l'apiculture et le café. Ce dernier ne se cultivera pas directement en forêt, mais sera plutôt retenu dans le cadre de projets d'agriculture familiale. Les trois autres cultures peuvent être développées en forêt. J'ai pu, il y a trois semaines, participer à la semaine d'installation des jeunes agriculteurs pour exposer des projets et j'ai rencontré à cette occasion la présidente du conseil général pour échanger à ce sujet. Nous ne sommes qu'au début de la démarche, mais nous avons déjà réalisé un programme pilote de culture du cacao sur cinq hectares de forêt départementale. En outre, une concession d'exploitation de vanille dans la forêt départemento-domaniale va bientôt être actualisée. Le travail se poursuit également avec la chambre d'agriculture.
M. Olivier James, directeur régional de La Réunion. - En matière de lutte contre les incendies, nous travaillons en étroite collaboration, sous l'autorité du préfet, avec le service départemental d'incendie et de secours (SDIS), notamment en élaborant pour le compte de l'État les schémas départementaux de prévention. Ces derniers se déclinent ensuite en schémas forestiers, massif par massif. Nous avons presque terminé la dernière tranche.
Nous avons complété notre capacité d'intervention à la suite des incendies du Maïdo. Des véhicules complémentaires à quatre roues motrices équipés de citernes sont mis à disposition. Le système de surveillance est coordonné sous l'autorité du préfet. En 2014, un avion est resté à demeure pendant la période sensible pour la première fois. Nous n'avons pas connu de feu de forêt significatif cette année. Ce furent essentiellement des feux de canne qui se déclenchèrent.
À Mayotte, nous ne sommes présents que depuis deux ans. Nous avons surtout réalisé des opérations de défrichement, qui ont rendu possibles des projets d'agroforesterie. Un état des lieux de la propriété foncière, pour clarifier la situation, est en cours. Nous devons savoir précisément ce qui relève de la propriété domaniale de l'État, du Département et des communes. Nous passerons ensuite au plan d'aménagement et à la mise en place du plan de protection contre les incendies. L'incendie que vous avez mentionné et qui a ravagé trente hectares ne s'est pas produit dans la forêt gérée par l'ONF.
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur. - Vous avez raison de rappeler que tout reste à faire à Mayotte. Cependant, la situation évolue très rapidement. Le défrichement et les constructions sauvages gagnent du terrain. D'année en année, la forêt recule. Il faudrait accélérer le pas.
J'aimerais aborder la protection de la bande des cinquante pas géométriques. La majeure partie de la population mahoraise vit sur les côtes, si bien que plusieurs villages sont construits directement dans la zone des cinquante pas géométriques. Or, ceux qui y vivent depuis des décennies ne s'estiment pas installés sur un terrain appartenant à l'État, conformément au régime légal. Avez-vous commencé à travailler sur cette question qui touche presque toutes les communes de Mayotte pour sortir de l'imbroglio ?
M. Pascal Viné. - Pour être très clairs, nous n'avons pas travaillé sur ce volet à Mayotte. La question des cinquante pas géométriques se pose dans tous les outre-mer où nous intervenons. Elle est plus ou moins sensible selon les territoires.
À Mayotte, nous devrons trouver des solutions mais, pour l'instant, devant l'ampleur des enjeux, nous avons hiérarchisé nos actions par ordre de priorité en fonction de nos moyens limités. Nous avons aussi besoin des services du conseil général pour assurer les actes de police nécessaires à la protection de ces espaces. Le ministère de l'agriculture nous a confié une mission d'intérêt général (MIG) pour mettre en place, dans la bande des cinquante pas géométriques, des mesures de protection des espaces de bord de mer. Historiquement, cette zone était destinée à protéger le territoire des invasions par voie de mer et permettait au roi d'intervenir facilement sur 80 mètres environ depuis le rivage en assurant à l'État un libre accès à tout moment. C'est ce qui explique l'intégration de cette zone dans le domaine de l'État. Aujourd'hui, cette zone ne présente plus d'enjeu de défense mais des enjeux de protection du rivage et de préservation de la biodiversité.
À la Martinique, nous avons engagé une procédure spécifique pour permettre aux habitants historiques installés dans la zone des cinquante pas géométriques de continuer à vivre là où ils sont, tout en empêchant de nouvelles installations. Ces dossiers délicats n'attirent, en général, pas de sympathie à l'ONF, puisqu'il est aussi chargé de la police administrative, mais sa position d'établissement public national lui permet de maintenir la protection de ces terrains. Aux Antilles, nous y parvenons plutôt bien.
M. Sylvain Léonard. - Cette question connaît une longue histoire en Martinique mais y demeure toujours d'actualité. La situation n'est pas similaire à Mayotte, mais des enseignements intéressants pourraient être tirés à partir de l'expérience antillaise.
En 1955, la zone des cinquante pas géométriques a été intégrée au domaine public maritime, tandis qu'une commission de validation des titres était installée pour organiser la régularisation des occupants sur présentation des titres dont ils disposaient. Certains sont devenus à cette occasion officiellement propriétaires des terrains qu'ils occupaient. Les autres ont été considérés comme des occupants illicites.
Puis, dans une deuxième étape, la zone des cinquante pas géométriques a été répartie entre deux institutions. Les espaces urbanisés ont été confiés à une agence spécialisée ayant pour objet de réguler l'urbanisation en réalisant des travaux de voiries et réseaux divers (VRD) pour procéder à des cessions de parcelles au bénéfice des occupants du domaine. Les espaces peu anthropisés avec une forte couverture forestière ont été confiés à l'ONF pour constituer la forêt domaniale littorale. Or, dans l'espace de la forêt domaniale littorale, nous rencontrons également des problèmes d'occupation sans titre sur lesquels les agences des cinquante pas géométriques n'ont aucune capacité d'action. Nous avons donc mis en place une procédure de régularisation propre. Nous distinguons trois cas :
- les occupants installés avant décembre 1984, date de dernière affectation du domaine public maritime à l'ONF, ce qui correspondait à un passage dans le domaine privé de l'État, sont considérés comme des occupants historiques de bonne foi ;
- les occupants installés entre janvier 1985 et 2005 : ce cas intermédiaire n'est pas encore résolu et nous sommes encore censés définir les modalités de traitement ;
- les occupants installés après 2005 sont considérés comme des occupants illicites en toute connaissance de cause. Dans ce cas, le droit commun s'applique : un procès-verbal est dressé et la démolition des constructions peut être ordonnée.
Pour régler les installations antérieures à 1984, un protocole d'accord a été négocié entre l'ONF, le préfet et les occupants réunis en association. Il permet d'accorder aux occupants une concession trentenaire renouvelable, transmissible et cessible. La propriété reste à l'État et l'usufruit revient aux occupants. Il n'y a donc pas de transfert de propriété. Compte tenu de la nature des occupants, souvent des pêcheurs et des familles aux ressources modestes, les concessions sont attribuées à titre quasiment gratuit. Le protocole a été mis en oeuvre à la satisfaction de toutes les parties.
Le règlement des cas transitoires, entre janvier 1985 et décembre 2005, est encore en cours de négociation avec l'association des occupants. Plusieurs cas de figure se rencontrent. Il y a des occupations de bâtis sur le domaine privé de l'État et des occupations par des riverains ayant installé une piscine ou un jardin sur le domaine privé de l'État. Certains sont des propriétaires de terrains non bâtis et sollicitent une concession sur le domaine privé de l'État.
M. Pascal Viné. - Il s'agit d'un sujet très complexe et d'une extrême sensibilité puisqu'il touche aux relations très intimes qu'entretiennent les occupants avec la terre qu'ils habitent. L'action de l'ONF, en protégeant les espaces naturels de la forêt littorale, doit aussi être perçue comme un moyen de les rendre accessibles aux citoyens, moyennant quelques aménagements de sentiers ou d'équipements. En Guadeloupe et à La Réunion, nous n'avons pas rencontré d'enjeux aussi sensibles. À Mayotte, cela risque d'être un sujet prégnant dans les mois qui viennent.
M. Michel Magras, président. - L'État adoptera-t-il à Mayotte une démarche similaire à celle qu'il a retenue en Guadeloupe et à la Martinique ? J'avais retenu que, dans ces deux départements, dans la zone urbanisée de la zone des cinquante pas géométriques, soit les occupants devenaient propriétaires, soit ils recevaient par convention la garantie de pouvoir rester sur place ainsi que leur descendance. Dans la partie non urbanisée, la totalité des espaces était réclamée par le Conservatoire du littoral, tout en réservant au conseil général un droit de préemption sur les espaces naturels sensibles dès lors que ceux-ci étaient mis à la vente. La politique poursuivie par l'État via l'ONF à Mayotte sera-t-elle du même ordre, en visant notamment la restitution de la propriété des terrains aux occupants historiques ?
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur coordonnateur. - Ma réaction va dans le même sens. Je prends acte que vous n'avez pas encore engagé de processus de clarification de la situation foncière à Mayotte. Je l'appelle de mes voeux. Dans quelles conditions les diverses procédures de titrement mises en place aux Antilles pour régulariser les occupations sans titre peuvent-elles être transposées à Mayotte ? Vu la complexité de la question foncière à Mayotte, je pense que vous ne pourrez pas me dire quelle procédure plutôt que telle autre sera engagée pour régler le problème. Cette clarification juridique est pourtant indispensable au développement économique. Des constructions existent depuis des décennies dans les zones concernées. Si les occupants ont vocation à rester sur place, alors ils devront être assujettis aux taxes foncières afférentes, ce qui assurera de nouvelles rentrées fiscales aux collectivités territoriales.
M. Pascal Viné. - La politique de la zone des cinquante pas géométriques est une politique de l'État et pas une politique de l'ONF, qui n'est qu'un gestionnaire. Nous recevons de l'État un financement particulier pour mener l'action spécifique que nous vous avons présentée dans la zone des cinquante pas géométriques. En tant que praticiens, cependant, nous pouvons affirmer qu'existent des risques réels de voir ces espaces naturels menacés par des installations humaines, si la présence de l'État et des collectivités n'est pas suffisamment forte.
La régularisation sous forme d'occupations précaires en Martinique a permis de clarifier une situation ambiguë qui avait fait l'objet de nombreux contentieux, mais elle est accompagnée d'une position très stricte de l'État contre toute nouvelle implantation sur ces territoires. À Mayotte, il est évident que plus nous attendons, plus de nouveaux occupants s'installent et plus nous aurons de mal à gérer la situation.
Cette politique de l'État nécessite des moyens et une volonté constante pour aboutir. Nous avons vu certains contentieux remonter jusqu'au Conseil d'État. Je tiens à rendre hommage aux personnels de l'ONF qui s'investissent fortement dans des conditions parfois difficiles. Vous avez donc raison d'attirer notre attention sur Mayotte qui connaît, par ailleurs, une très forte croissance démographique.
M. Georges Patient, co-rapporteur. - Il nous faudrait presque consacrer une séance entière à la forêt guyanaise, qui couvre plus de 5,3 millions d'hectares. Comment arrivez-vous à gérer cette immensité avec seulement 83 personnes, le même nombre d'agents qu'en Guadeloupe où vous ne gérez que 16 000 hectares ? Cette question est d'autant plus pressante que vous avez la responsabilité de la forêt littorale (400 000 hectares), du domaine forestier permanent (DFP) (2,4 millions d'hectares), les forêts de l'intérieur avec une zone intermédiaire de 1,1 million d'hectares et la zone de libre adhésion au parc amazonien de Guyane. Je crois que vous gérez également le domaine forestier du Centre national d'études spatiales (CNES). Pourriez-vous nous expliquer les différences entre ces différents types de forêt et nous présenter les voies d'une augmentation de la forêt littorale en prenant sur le domaine forestier permanent ? La bande côtière devient en effet trop exiguë pour une population en forte croissance. Comment s'articule, en Guyane, votre action avec celles des autres opérateurs fonciers publics ?
Par ailleurs, quelles sont les possibilités d'acquérir ou de céder des terrains dans le domaine foncier en Guyane ? Cela semble très difficile pour les Guyanais eux-mêmes alors que, de l'extérieur, y compris par le biais d'annonces sur Internet, d'après mes informations, on y parvient.
Les forêts que vous gérez en métropole sont redevables de la taxe sur le foncier non bâti, que vous acquittez aux collectivités territoriales. Pourtant, en Guyane, l'État en est exonéré. Pourquoi cette différence, qui pèse sur les finances des collectivités guyanaises, alors que la forêt est exploitée ? Je vois apparaître dans vos comptes 3 millions d'euros de recettes provenant de la vente de bois et des concessions-redevances, mais aucune dépense en face au titre d'une taxation. Gérez-vous également en Guyane les forêts appartenant à des collectivités ?
M. Nicolas Karr. - Pour faire face à l'immensité du domaine en Guyane, nous différencions l'intensité de notre gestion. Elle porte essentiellement sur le domaine forestier permanent (DFP), soit la partie de la forêt qui bénéficie du régime forestier. Nous y créons les pistes forestières qui permettent d'accéder aux massifs exploités, où nous faisons les inventaires et où sont réalisées les coupes de bois. Ce n'est pas l'intégralité du DFP mais seulement 6000 à 7000 hectares qui sont exploités chaque année, en sorte que le front d'exploitation varie et se déplace d'année en année. On passe dans une zone, on crée des pistes et on exploite pendant dix à vingt ans, puis on laisse en repos pendant 65 ans et on se déplace dans une autre zone. Notre activité est concentrée sur ces zones-là en ce qui concerne la gestion de production.
En outre, la gestion forestière comprend aussi la surveillance, l'accueil du public et la gestion de la biodiversité. Dans la bande littorale, nous exerçons une fonction de surveillance au travers de la mission d'intérêt général qui nous a été confiée outre-mer par l'État pour lutter contre la déforestation illégale. Nous y intervenons aussi un peu pour la filière du bois auprès de microacteurs qui ne sont pas encore en capacité d'assurer une gestion durable. Nous leur confions des coupes dans des zones qui vont devenir agricoles pour qu'ils montent en compétences et puissent ensuite accéder à des coupes dans des forêts gérées. Cela représente 5000 mètres cubes par an mais beaucoup de petits emplois en milieu rural.
Dans le grand sud, c'est-à-dire la forêt intérieure et la zone de libre adhésion du parc amazonien, nous ne faisons pas grand-chose hormis de la surveillance de l'orpaillage illégal. Nous effectuons des missions héliportées, parfois des missions terrestres avec les forces de l'ordre et nous utilisons la télédétection par images satellite. Dans la zone de libre adhésion intervient un autre acteur : le parc national. Nous avons signé une convention pour éviter tout doublon avec le parc amazonien de Guyane et nous répartir les rôles en privilégiant une logique de coopération. Très concrètement, certains de nos agents vont de temps en temps à Saül, Maripasoula et Papaïchton exercer leur métier de gestionnaire forestier et, le reste du temps, le parc exerce d'autres missions en coordination. Nous ne souhaitons pas, et nous ne pourrions pas d'ailleurs, poster des agents dans l'intérieur, puisque le parc a ses propres effectifs sur place.
Enfin, dans le cadre d'une convention passée en 1967 avec le Centre spatial guyanais, nous assumons également la gestion de la forêt du CNES. Nous effectuons de la surveillance et assurons l'accueil du public sur les sentiers que nous avons créés.
Comment faire varier la surface du DFP ? Les terrains du domaine forestier permanent appartiennent au domaine privé de l'État et jouissent de la protection du régime forestier. S'ils perdent la protection du régime forestier, ils deviennent plus facilement mobilisables pour des transferts fonciers. Un décret de 2008 fixe les limites du DFP, donc un autre décret peut les modifier. Cela nécessiterait l'instruction du dossier pour prendre en compte ce qui est fait en matière de gestion forestière et les réseaux de desserte qui sont déployés. Cette évolution est certainement devant nous, étant donné l'expansion démographique et la concentration de l'activité humaine sur le littoral. Dans certains endroits, il est sans doute vrai que le DFP est trop proche de la mer, notamment dans l'ouest guyanais. Des évolutions sont également à prévoir en lien avec la mise en place de grandes voies pénétrantes, non plus forestières mais servant d'axes de communication. Tous les impacts de cette évolution doivent être mesurés, mais c'est un choix qui appartient à l'État et pas à l'ONF.
Notre collaboration avec le principal acteur du foncier, France Domaine, c'est-à-dire localement avec la direction régionale des finances publiques, prend la forme de réunions très régulières - deux fois par mois - et de formations croisées. Elle est d'autant plus étroite que l'ONF dispose d'un système d'informations géographiques très développé, d'outils cartographiques numériques et d'une bonne connaissance des données du territoire guyanais. Tous les titres fonciers (concessions, baux emphytéotiques, etc.) sont signés par France Domaine. Lorsqu'ils touchent au domaine forestier, permanent ou pas, l'ONF cosigne mais c'est bien France Domaine qui est décisionnaire. L'ONF participe très fortement à l'instruction des dossiers qui concernent la forêt gérée.
Le Conservatoire du littoral mène en Guyane une action plus mesurée qu'aux Antilles. Il s'est vu remettre de mémoire neuf sites dans la zone des cinquante pas géométriques qui représentent cinquante hectares, soit un ordre de grandeur beaucoup plus faible qu'aux Antilles. Par ailleurs, il a ses propres propriétés, comme le bagne des Annamites par exemple, où il essaie de mettre en place une gestion avec les collectivités territoriales. Nous interagissons avec le Conservatoire dans le cadre de la mission d'intérêt général qui nous est confiée dans la zone des cinquante pas géométriques, principalement dans l'île de Cayenne. Cela comprend des actions de surveillance et la formation des gardes du littoral - personnels des communes qui ont mis en place des conventions avec le Conservatoire - à la botanique et à l'accueil du public. La coopération avec le Conservatoire est plus mesurée en Guyane qu'aux Antilles, ce qui reflète le fait qu'il reçoit moins de missions en Guyane.
L'Agence de services et de paiement (ASP) intervient dans le paiement des subventions au titre du Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader) mais n'apparaît pas dans les dossiers fonciers en Guyane que l'ONF gère.
Le Parc national amazonien est gestionnaire de la zone coeur qui couvre 2,5 millions d'hectares. Son décret de création en 2007 a fait en sorte d'éviter toute superposition avec l'ONF, si bien que nous n'intervenons pas dans la zone coeur, sauf dans le cas de conventions spécifiques, typiquement pour traiter l'orpaillage clandestin ou pour réaliser des missions scientifiques.
En ce qui concerne les possibilités d'acquérir des terrains, je n'ai pas connaissance de la possibilité d'acheter de grandes surfaces foncières depuis l'extérieur. En revanche, la Guyane connaît des dispositifs spécifiques de transferts fonciers. Il existe ainsi des possibilités d'obtenir des concessions ou des baux d'occupation agricole sur le domaine, sous réserve d'une mise en valeur agricole et d'un maintien d'une activité agricole pendant dix ou trente ans. Il existe aussi des possibilités de cession. Ce dispositif est géré par la direction de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt et par France Domaine. L'ONF émet seulement un avis sur la possibilité de bail. Le constat de la mise en valeur agricole n'est pas opéré par l'ONF. À partir du moment où existe un bail agricole, l'ONF ne s'en occupe plus. Je ne suis pas très bien placé pour apprécier la complexité du dispositif, même si je sais que ça peut prendre un peu de temps et qu'il y a pas mal de demandes. Un certain nombre de demandes sont faites à des fins de spéculation foncière par des personnes qui ont une double occupation et ne sont pas vraiment des agriculteurs. C'est un sujet délicat.
Des terrains du domaine peuvent être également cédés à des collectivités territoriales :
- pour constituer une réserve foncière, dans la limite de 10 % de la surface agglomérée de la commune à la date de la première cession. France Domaine gère le dispositif ;
- ou pour réaliser une opération d'intérêt public, par exemple un projet de création par une commune d'une zone d'aménagement concerté (ZAC). France Domaine instruit les dossiers. J'ai bien conscience que les délais sont assez importants et que la liste d'attente est longue, mais l'ONF se contente d'émettre un avis technique.
Un autre dispositif de cession existe au profit des communautés d'habitants de la forêt. Il est encore peu utilisé mais c'est un enjeu grandissant. Tous ces dispositifs passent devant une commission d'attribution foncière et sont gérés par France Domaine. Enfin, il existe, bien entendu, des possibilités de cession onéreuse sur décision du directeur régional des finances publiques, hors commission d'attribution foncière. L'ONF n'a aucune visibilité sur ces dossiers mais nous pensons qu'ils ont pu représenter des transferts importants par le passé.
Il est exact que l'ONF paie, depuis l'adoption de la loi de finances initiale pour 2008, la taxe sur le foncier non bâti en métropole, sur l'essentiel des surfaces de la forêt domaniale pour ne pas entrer dans le détail, mais pas en Guyane. Cette extension de l'assiette à la Guyane coûterait extrêmement cher. Tout dépend maintenant des discussions entre l'État et l'ONF sur les missions qui lui sont confiées, sur les forêts qu'il doit gérer ou pas en Guyane et sur les conditions financières d'exercice. C'est à l'État de décider en la matière mais l'ONF n'est pas demandeur.
M. Pascal Viné. - Nous n'étions pas demandeurs non plus sur la métropole.
M. Nicolas Karr. - Il existe bien une forêt départementale à Apatou de 3000 hectares, mais aucune forêt de collectivité n'est gérée par l'ONF en Guyane. C'est le seul département français qui connaît une telle situation. Une ordonnance de 2005 portant sur le code forestier permet assez facilement la création de forêts communales sous régime forestier sur demande de la commune et après arrêté préfectoral. Il est donc tout à fait possible de créer sur le domaine forestier permanent des forêts communales. Des discussions avec les communes de Régina et de Saint-Laurent-du-Maroni ont eu lieu sans aboutir. Le point d'achoppement fut notamment la participation financière des communes à la gestion de la forêt. L'application du dispositif national en Guyane sur ce point pose question. Il revient à l'État et aux collectivités territoriales de préciser leurs intentions, l'ONF étant gestionnaire des forêts publiques et, principalement pour près des deux tiers en métropole, gestionnaire des forêts des collectivités territoriales.
M. Michel Magras, président. - Vous avez beaucoup insisté sur le fait que l'ONF gérait la forêt. Qu'est-ce que ce terme recouvre précisément ? L'ONF a-t-elle une gestion purement axée sur la surveillance, l'entretien et le maintien en l'état de la forêt ou bien pratique-t-elle une gestion plus dynamique à des fins économiques ? On peut imaginer la richesse que peut représenter le bois d'oeuvre sur un territoire aussi étendu que la Guyane. Les collectivités ont-elles la volonté de miser sur la filière bois ?
Par ailleurs, je reviens sur l'articulation de votre action avec celle du Conservatoire du littoral, qui achète et aménage mais ne gère pas les terrains. Chronologiquement, cela est d'abord proposé aux collectivités territoriales, puis aux associations et enfin aux services déconcentrés de l'État, si personne n'a accepté en raison du coût. Certaines collectivités exploitent économiquement ces zones protégées pour développer leurs activités touristiques. Qu'en est-il outre-mer ? Les collectivités d'outre-mer affichent-elles la volonté de prendre à leur compte une partie des biens du Conservatoire ou la gestion vous retombe-t-elle systématiquement sur les épaules ?
Mme Odette Herviaux. - Je souhaite également savoir quelle est votre politique de gestion économique des forêts aux Antilles, au-delà de vos missions d'intérêt général. Mettez-vous en place des certifications pour structurer la filière bois ? Comment expliquer l'ampleur des importations, en provenance du Brésil notamment ? Cela semble paradoxal étant donné la richesse du patrimoine forestier. Est-ce lié à un problème de certification ou à l'inadaptation des essences locales à la construction ? Peut-on envisager un reboisement de parcelles défrichées avec des essences plus adaptées aux besoins de ces territoires ?
M. Pascal Viné. - L'ONF est un gestionnaire d'espaces naturels un peu particulier. En sylviculture, les prélèvements aident à la reconstitution et à la pérennisation du patrimoine forestier. Il est possible d'orienter la production en fonction du territoire et des besoins de la filière. La gestion sylvicole n'est pas la même lorsqu'on veut produire du chêne pour des tonneaux pour des grands vins au centre de la France ou lorsqu'on a besoin simplement de chêne de deuxième qualité en Lorraine par exemple.
Voici les chiffres de production de bois outre-mer. La Guyane produit 75 000 mètres cubes de bois par an, la Martinique 2 500 mètres cubes par an et la Guadeloupe 250 mètres cubes par an. À titre de comparaison, à l'échelle nationale, l'ONF est le premier producteur de bois et alimente à hauteur de 40 % la filière avec une production de quatorze millions de mètres cube par an. Cela représente 180 000 emplois directs et indirects, liés à la production de l'Office. Il existe donc de nombreuses marges de progression de la production outre-mer. J'ai demandé en particulier à ce qu'on travaille à une dynamisation de la filière en Guadeloupe.
Nous ne rencontrons pas de problèmes de certification mais un problème de carence d'entreprises d'exploitation et de manque de scieries et de transformateurs sur place. C'est pourquoi nous ne parvenons pas à exploiter 3000 hectares de mahogany en Guadeloupe. Sur 100 000 hectares de forêts, La Réunion produit 10 000 mètres cube de bois par an à destination de la scierie de Bourbon, dans laquelle l'ONF a des participations. Cette scierie tourne correctement, mais elle craint de manquer de bois pour travailler durablement. Un débat très complexe a lieu pour savoir s'il faut ou non planter du cryptoméria. Compte tenu des cycles de reproduction et de renouvellement et des difficultés d'accès sur des parcelles pentues, l'exploitation sylvicole demande des techniques particulières et des savoir-faire qui ne sont pas obligatoirement présents sur place. Nous sommes loin du tronçonnage !
Nous travaillons beaucoup avec les collectivités territoriales. Les situations sylvicoles diffèrent aussi selon la tradition historique du territoire. En Guyane, les savoir-faire sont là, les industriels sont reconnus et exploitent des bois souvent de grande valeur.
Outre son activité de préservation de la biodiversité et d'accueil du public, l'ONF a pour objectif d'encourager le développement des filières qui resteront modestes, mais qui seront génératrices d'emplois et peuvent participer au développement endogène des territoires. En Guyane, cependant, nous avons veillé à développer des méthodes de prélèvement à faible impact pour éviter toute maltraitance de la forêt primaire.
M. Joël Guerriau. - Dans les 180 000 emplois directs et indirects générés globalement par l'Office, que pèse l'outre-mer ? Les emplois sont-ils concentrés au plus près de la forêt ou bien la transformation du bois et la menuiserie sont-elles l'apanage de la métropole ?
M. Pascal Viné. - Nous vous donnerons les chiffres. En Martinique, par exemple, nous rencontrons des difficultés pour trouver des entrepreneurs capables d'exploiter les coupes. Une fois trouvées les personnes compétentes, encore faut-il disposer des financements bancaires. Tout cela s'apparente à un parcours du combattant.
Des possibilités d'emploi existent. Il faut travailler à développer les formations dans les lycées agricoles. L'ONF passe des contrats avec les opérateurs intéressés pour leur assurer des flux de matières premières pour deux ou trois années. Il contribue ainsi à sécuriser l'approvisionnement de la filière et à rentabiliser indirectement leurs investissements. À charge ensuite aux entreprises de transformer. En Martinique et en Guadeloupe, tout est absorbé par le marché de l'artisanat local.
M. Nicolas Karr. - L'avantage de la Guyane est de pouvoir disposer de bois d'oeuvre en quantité et mobilisable. L'exploitation du bois est dans l'ADN de l'ONF. Nous sommes des gestionnaires forestiers, et notamment des gestionnaires économiques. La filière bois est structurée en Guyane. Une interprofession du bois a été créée en 2009 représentant localement neuf cents emplois, qui comprennent la gestion forestière (prospecteurs), l'exploitation forestière, les scieries, la biomasse et la seconde transformation (charpentiers, ébénistes, architectes spécialisés). Il existe cinq scieries et une usine de biomasse en Guyane. La récolte connaît une croissance de 2 % à 3 % par an depuis quinze ans. 10 % de la valeur des produits est exportée. Les imports de sciage valent à peu près autant. Tous les meubles sont importés, essentiellement de Chine et un peu du Brésil, comme en métropole. La balance commerciale est équilibrée si l'on ne prend pas en compte l'ameublement. En revanche, elle est déficitaire s'il est pris en compte. L'ONF accompagne fortement la filière bois sur les plans technologique (géolocalisation, technologies lasers) et commercial, avec la conclusion de contrats d'approvisionnement pour sécuriser les perspectives financières des acheteurs de bois comme les scieurs et l'usine de biomasse.
L'ONF s'investit également dans les projets de nouvelles usines de biomasse. C'est un des leviers de développement de la filière bois, y compris de bois d'oeuvre, par la valorisation des déchets d'exploitation. Depuis 2007, un agent à temps plein quasiment s'occupe du dossier. Nous avons fait des plans d'approvisionnement pour presque tous les projets d'usines biomasse qui veulent s'approvisionner en forêt gérée. Des projets de contrats sont prêts.
M. Michel Vergoz. - Je souhaite aborder les problèmes du Parc national de La Réunion, classé au patrimoine mondial de l'Unesco depuis août 2010. L'ONF gère 100 000 hectares de forêt à La Réunion, dont la superficie globale est d'environ 250 000 hectares. Le Parc dispose d'environ 190 000 hectares entre le coeur et les zones d'adhésion. L'ONF est un acteur majeur du patrimoine mondial à La Réunion. Je suis un farouche défenseur du Parc mais je dois dire que je suis attristé et surpris des soubresauts permanents de ces dernières années.
Avec la biodiversité et les sites exceptionnels des pitons, cirques et remparts que renferme le Parc, les Réunionnais ont la chance de leur vivant d'habiter au Paradis ! Et nous invitons tous ceux qui le veulent à descendre chez nous. Le Parc est une chance et une opportunité pour le développement économique du pays. Notre défi est que le Parc constitue presque 80 % de la surface de La Réunion : comment trouver l'équilibre entre le paradis et l'activité humaine, y compris l'urbanisation ?
Je suis encouragé par les fortes déclarations du président de la République du 21 août 2014 lors de l'inauguration de la Maison du Parc national : « Le Parc n'est pas un espace qui doit être privé de vie. Au contraire ! Ce n'est pas un territoire qu'on doit mettre sous cloche. Ce n'est pas un endroit où la nature mettrait en retrait les hommes, donc l'économie. » D'où l'importance de la charte qui va être adoptée.
Par soubresauts, j'entends la multitude de petits parasitages à propos des aires de pique-nique, des petits bars du dimanche sur la coulée de lave, des aires de chasse au tang, ce petit hérisson typique, ou de l'élevage agropastoral. Ces problèmes sont anciens mais nous devons en sortir. Pourquoi avons-nous perdu quatre années de désordre pour des éleveurs installés depuis cinquante ans avec un troupeau de cinquante vaches ? Tout cela fait partie de la culture réunionnaise. Nous devons adopter une attitude rassembleuse et travailler comme des partenaires avec la direction régionale.
Je suis d'autant plus à vos côtés que j'ai été ébranlé par l'anecdote de la réunion houleuse du 12 octobre dernier entre le Parc national et l'ONF, qui a été rapportée par la presse. Les désaccords entre deux opérateurs publics majeurs inquiètent la population. Le Parc national a même pris un arrêté contre vos rotations d'hélicoptères pour des travaux de réfection dans la plaine des Chicots. Les bras m'en sont tombés ! Cela ne peut pas continuer. Heureusement, vous êtes parvenus à un accord avec le Parc, si j'ai bien compris. Mais si vous-même ONF, en tant qu'établissement public national, avez dû batailler, quel espoir reste-t-il aux petits éleveurs agropastoraux, aux chasseurs de tang, aux petites entreprises touristiques sur la coulée de lave ? J'ai écrit au préfet le 20 décembre pour appeler son attention sur ces difficultés et sur le risque d'implosion.
Le vote des collectivités territoriales sur la charte du Parc national est édifiant. Comment se satisfaire que, au 12 janvier 2015, huit communes et deux intercommunalités aient demandé un report de la charte ou l'aient repoussée. En d'autres termes, 40 % du territoire du Parc s'oppose à la charte ou freine son adoption. C'est la preuve que nous avons des problèmes sérieux à surmonter et qu'il faut adopter une autre disposition d'esprit. Quel regard l'ONF porte-t-il sur ce dossier ?
M. Michel Magras, président. - Quelle passion mon cher collègue ! Même au paradis, on risquerait de s'ennuyer, si tout était trop lisse et uniforme.
M. Pascal Viné. - Je suis à votre disposition pour aborder ce sujet plus avant. Je me suis rendu à La Réunion fin octobre et j'ai rencontré, à cette occasion, le président du Parc, après m'être entretenu avec les ministères de l'agriculture et de l'écologie. Le directeur de l'eau et de la biodiversité et moi-même avons écrit respectivement à la directrice du Parc et au directeur régional de l'ONF pour leur demander de se mettre d'accord sur un plan d'action commun. Il est clairement inadmissible que deux établissements publics de l'État ne puissent travailler ensemble. Je ne peux me satisfaire d'une situation de tension entre deux établissements publics. Le paradis ne peut pas être transformé en enfer par l'État ! Nous avons eu un bon contact avec le président du Parc et nous avons travaillé à des solutions partagées.
Il faut reconnaître que la superposition des structures ne rend pas les choses faciles. L'inscription au patrimoine mondial de l'humanité est due à l'action continue de l'ONF depuis la fin du XIXe siècle. Cela doit être reconnu. Lorsque l'ONF emploie 80 fonctionnaires sur 100 000 hectares, que l'on crée un parc national avec 80 fonctionnaires sur les mêmes 100 000 hectares, les ressources sont là pour faire du bon travail. Il faut que nous allions plus loin dans l'articulation des deux établissements. Nous avons travaillé de façon approfondie à l'élaboration d'une convention, qui devrait être signée très bientôt. Ce point sera aussi inscrit dans le prochain contrat d'objectifs et de performance de l'ONF. Le Parc et l'Office n'ont ni le temps ni les moyens de superposer les structures et de continuer à s'observer en chiens de faïence. Nous partageons une tutelle commune avec le Parc, à savoir le ministère de l'écologie, nous devons trouver une voie pour sortir de cet imbroglio, à la hauteur de ce qu'attendent les Réunionnais.
Aujourd'hui, l'ensemble de l'activité dans les départements d'outre-mer présente comme bilan une contribution financière de l'ensemble de la structure de l'ONF à hauteur de dix millions d'euros. Autrement dit, nous enregistrons un déficit de dix millions d'euros sur nos activités outre-mer. Il nous est donc impossible d'engager des moyens supplémentaires sous prétexte que nous ne parvenons pas à nous entendre.
M. Michel Magras, président. - Vos propos sont d'une grande clarté et nous ne manquerons pas de les relayer.
M. Charles Revet. - Je suggère à notre collège Vergoz qu'il reprenne sa question en séance plénière du Sénat pour trouver encore plus d'écho. Il est inadmissible, partout sur le territoire national, que deux grands services de l'État ne parviennent pas à sortir d'une telle ornière.
J'ai été très intéressé par votre exposé et je n'ai que quelques informations complémentaires à vous demander. Quelles sont les essences de bois les plus intéressantes à exploiter dans chaque territoire ? Où pourraient-elles être utilisées, sur place ou à l'export ? Quel est le potentiel réel et quelles sont les perspectives de développement, notamment en Guyane ? C'est finalement le même problème que celui de la pêche, limitée par des quotas : il y a apparemment un potentiel énorme qui pourrait générer de l'activité et des emplois mais comment faire concrètement pour le valoriser ?
M. Guillaume Arnell. - Saint-Martin constitue une autre partie du paradis mais elle est aussi confrontée à de sérieux enjeux, y compris de subsistance. L'ONF n'est pas présent dans les collectivités d'outre-mer, mais son soutien serait utile. J'aurais quelques remarques sur la gestion de la zone des cinquante pas géométriques qui existe à Saint-Martin mais pas à Saint-Barthélemy. La collectivité territoriale de Saint-Martin en a reçu la gestion de la part de l'État au moment de l'adoption de son nouveau statut, mais nous avons hérité autant du patrimoine foncier que des problèmes qu'il pose. En particulier, il est difficile de régler l'accession à la propriété des occupants sans titres, car l'État a cédé par le passé certaines parcelles à titre quasi gracieux alors que, désormais, Saint-Martin ne peut proposer qu'une cession onéreuse aux occupants. Les évaluations du prix ont été faites par l'agence des cinquante pas géométriques. Ce changement de politique est difficile à faire comprendre et à faire accepter par les habitants. Ce n'est pas toutefois notre principal souci car je crois que nous parviendrons à trouver une solution par la pédagogie.
À Saint-Martin, nous connaissons deux propriétaires sur le domaine : la Réserve et le Conservatoire du littoral. La Réserve gère ses terrains propres et une partie de ceux du Conservatoire. Le littoral est bien pris en charge, mais personne ne s'occupe des hauteurs et des collines de Saint-Martin. On ne peut pas les qualifier, à proprement parler, de forêts mais il n'en reste pas moins que le défrichement y est excessif sans, pour autant, d'interventions pénales de l'État malgré mes demandes répétées en ce sens. Y aurait-il un moyen de solliciter l'intervention de l'ONF même à titre temporaire dans le cadre d'une convention spécifique, le temps d'enrayer le phénomène ? Se posent dans cette zone aussi bien des problèmes avec les propriétaires autochtones qu'avec les Haïtiens installés qui ne possèdent pas les terres mais les louent. Je vous invite à évaluer les possibilités d'intervention de l'ONF à Saint-Martin pour nous permettre de transmettre aux générations futures un patrimoine naturel préservé, qui fait la beauté et le rayonnement de notre territoire.
M. Jean-Marc Gabouty. - J'avais la même question que notre collègue Revet sur la destination du bois produit outre-mer. En outre, pourriez-vous me confirmer que toutes vos forêts sont certifiées Pan European Forest Certification (PEFC) ?
M. Pascal Viné. - Toutes les forêts gérées par l'ONF sont globalement certifiées PEFC et, en Guyane, notre gestion dispose du label Forest Stewardship Council (FSC).
Nous ne recevons pas de financement particulier pour intervenir à Saint-Martin. Cependant, nous avons des actions de coopération décentralisée, avec Saint-Barthélemy notamment. Nous pourrions travailler avec vous et le conseil territorial à des conventions qui nous permettraient d'y apporter nos compétences et nos savoir-faire.
Quant aux essences produites, les Antilles se concentrent sur le mahogany, petites et grandes feuilles, et La Réunion sur le cryptomeria et un peu le tamarin. En Guyane, soixante-dix essences sont cultivées mais ce sont essentiellement l'angélique, le grignon franc et le gonfolo qui sont majoritaires. L'utilisation du bois demeure très endogène. Le potentiel économique de la filière bois existe, mais il ne pourra être développé qu'avec le soutien des collectivités territoriales. Nous sommes prêts à nous impliquer, notamment en Guadeloupe où la production est encore très faible.
M. Michel Magras, président. - Je vous remercie pour cette audition très riche et très dense. D'ici à la fin de nos travaux, nous aurons sans doute besoin de vous poser de nouvelles questions pour approfondir encore le sujet.
M. Gilbert Roger. - J'aimerais ajouter une question diverse à l'ordre du jour. Nous sommes convoqués simultanément à plusieurs auditions ou réunions de commission et de délégation, sans parler même des contraintes de présence en séance publique. Comme je l'ai dit ce matin en commission des affaires étrangères, je souhaite que les différents organes du Sénat puissent mieux coordonner leurs travaux. Ce n'est pas une critique de la délégation, mais un constat de la difficulté que nous éprouvons à gérer nos emplois du temps et toutes les obligations qui s'y concentrent.
M. Michel Magras, président. - Vous soulevez une vraie difficulté qui ne peut être résolue qu'au niveau du Sénat tout entier. Mais il faudra que les nouvelles modalités d'organisation des travaux tiennent compte des contraintes spécifiques de déplacement de nos collègues ultramarins qui nous conduisent à concentrer nos réunions sur certaines semaines. Je peux, d'ores et déjà, vous indiquer que le Bureau mène une réflexion sur la réorganisation des méthodes de travail du Sénat.