Mardi 15 juillet 2014
- Présidence de M. David Assouline, président, et de M. Raymond Vall, président de la commission du développement durable, des infrastructures, de l'équipement et de l'aménagement du territoire -Voies navigables de France - Examen du rapport d'information
La réunion est ouverte à 14 h 30.
La commission examine, en commun avec la commission du développement durable, des infrastructures, de l'équipement et de l'aménagement du territoire, le rapport d'information sur l'application de la loi n° 2012-77 du 24 janvier 2012 relative à Voies Navigables de France.
M. David Assouline, président de la commission sénatoriale du contrôle de l'application des lois. - Nous sommes réunis cet après-midi pour examiner le rapport d'information de MM. Yves Rome et Francis Grignon, sur la mise en application de la loi du 24 janvier 2012 relative à l'établissement public Voies navigables de France (VNF). Nous avions retenu ce thème en liaison avec la commission du développement durable, que je remercie pour son concours.
L'exercice de cet après-midi est un peu particulier, puisque la loi de janvier 2012 n'est entrée en vigueur que le 1er janvier 2013, avec une période transitoire qui continue actuellement à courir pour plusieurs de ses dispositions. Nous évaluons donc un dispositif qui, pour partie, n'est pas encore totalement opérationnel.
Le sujet est pourtant au coeur d'enjeux majeurs, qui justifient pleinement notre intervention : la politique des transports, la politique de l'environnement, l'aménagement du territoire... Sans oublier, bien entendu, la vocation fluviale particulière de la France entre, d'un côté, les grands bassins économiques de l'Europe du nord, de l'autre, des pays à forte tradition fluviale à l'est et, au sud, les ports ouvrant sur la Méditerranée.
Dans ce secteur, notre compétitivité est handicapée par des infrastructures anciennes, dont beaucoup ne sont plus aux normes du transport fluvial du 21ème siècle. Voies navigables de France a fait la une de l'actualité sociale au printemps, avec une grève lancée par une intersyndicale CGT - CFDT -FO - UNSA. Je pense que nos rapporteurs vont pouvoir nous en dire plus à ce sujet.
Sur le plan de l'application des lois, j'ai noté que l'article 11 de la loi du 24 janvier 2012 avait prévu la remise au Parlement au 31 décembre 2012 d'un rapport du Gouvernement sur la formation des prix et des marges dans le transport fluvial. Or, en septembre 2013, ce rapport n'était toujours pas publié. La situation a-t-elle évolué depuis lors ?
Voies navigables de France n'est pas le seul intervenant du transport fluvial français, mais il y occupe une position de premier plan, que la loi de 2012 entendait affirmer et consolider. Comme l'indiquait l'étude d'impact du projet de loi, il s'agissait alors d'ériger cet établissement public en maître d'oeuvre de la politique fluviale de l'État, et d'en faire un « acteur complet, cohérent et responsable de la voie d'eau, maîtrisant l'ensemble des leviers de son action »... Les rapporteurs vont nous dire si cette ambition a été concrétisée.
M. Raymond Vall, président de la commission du développement durable, des infrastructures, de l'équipement et de l'aménagement du territoire. - Les deux rapporteurs sont membres de la commission du développement durable, et nous savons l'intérêt du travail qu'ils nous présentent aujourd'hui. Leur communication va être l'occasion de faire notamment le point sur le grand projet de canal Seine-Nord Europe. Je rappelle que nous avons déjà entendu sur ce sujet nos collègues députés Rémi Pauvros, dans le cadre de la mission qui lui avait été confiée par le ministre des transports Frédéric Cuvillier, et Stéphane Saint-André, avant sa nomination en tant que président du conseil d'administration de l'établissement Voies navigables de France.
Je cède la parole à nos collègues.
M. Francis Grignon, rapporteur. - Nous allons vous présenter les résultats de notre mission de contrôle de l'application de la loi du 24 janvier 2012 sur Voies navigables de France, dont j'ai moi-même été rapporteur lors de sa discussion au Sénat.
Des doutes avaient pu être exprimés sur le choix de ce contrôle au vu du faible historique de la loi. De fait, celle-ci n'est entrée en vigueur pour l'essentiel que le 1er janvier 2013 tandis que la période transitoire prévue pour nombre de ses dispositions n'est pas encore achevée à cette date. Par ailleurs, à première vue, la loi avait un objet limité consistant à procéder au transfert de services ministériels sous l'égide de VNF. Sur ce point, elle a peut-être déçu ceux qui auraient souhaité un texte plus ambitieux. En réalité d'autres dispositions de la loi, relatives à l'objet social de VNF, témoignaient qu'il s'agissait plus largement d'apporter des solutions à un problème d'adaptation de VNF à ses missions. De fait, celles-ci ont connu un regain d'actualité et d'exigences dans la période entourant l'examen du texte, dans la foulée du Grenelle de l'environnement qui avait prévu le doublement du volume de fret fluvial.
Par ailleurs, il faut rappeler que le processus législatif avait été précédé d'une négociation sociale conclue par un accord du 21 juin 2011, signé par la quasi-totalité des organisations syndicales et qui formalisait une série d'engagements incluant les principes d'action pour une ambition fluviale renouvelée. J'en rappelle ici les principaux : caractère public de l'établissement administratif VNF, maintien de la propriété de l'État, garantie pour les agents de droit public et de droit privé que leurs avantages individuels et collectifs seront préservés, maintien de toutes les voies d'eau et engagement que la relance de la voie d'eau concernera tout le réseau, enfin, engagement qu'aucun agent ne se verra imposé une mobilité géographique.
Au moment de la signature de l'accord, le climat était à l'euphorie. VNF avait prévu de mobiliser 840 millions sur quatre ans, de 2010 à 2013, mais quelques années après, on a vu que les moyens n'étaient pas au rendez-vous.
Notre approche a consisté à apprécier si VNF se trouvait en mesure d'appliquer la loi en ses divers dispositifs et en son esprit gouverné par les objectifs ambitieux d'une restauration du fluvial en pleine cohérence avec les engagements ayant entouré l'adoption de la loi.
Nous avons rencontré les différents acteurs du secteur et toutes les organisations syndicales. Celles-ci ont manifesté leur insatisfaction qui s'est traduite par divers mouvements sociaux au printemps conduite par une intersyndicale. La grève alors décidée a été fortement suivie, la dernière réunion du conseil d'administration de VNF a été envahie. Même si des revendications ont été énoncées, ces mouvements semblent trahir un malaise diffus face à des incertitudes sur l'avenir de VNF dans le contexte de l'application de la loi.
A l'expérience donc, notre mission s'est d'emblée située dans une actualité sociale. Mais l'actualité du secteur fluvial concerne encore d'autres dimensions de sorte qu'il n'est pas prématuré de consacrer nos travaux à un sujet qui appelle incontestablement des clarifications.
Nos conclusions s'ordonnent autour de trois idées simples qui forment autant de chapitres du rapport que nous vous soumettons. Nous allons les développer à deux voix, si j'ose dire !
Première idée : alors que l'économie des transports justifie que la France comble son déficit fluvial, engagement fort du processus ayant abouti à la loi de 2012, des hésitations intervenues depuis doivent être levées.
Deuxième idée : alors que la loi avait entendu conforter VNF dans son rôle d'acteur unifié et leader de la politique fluviale, il est à craindre que celui-ci ne reste qu'un agent parmi d'autres soumis à un état de minorité et peinant à faire émerger une communauté de la voie d'eau souhaitée par la loi.
Troisième idée : sans réponses apportées aux nombreux points de vulnérabilité financière de VNF, la condition principale de son devenir et de celui de l'offre fluviale, l'investissement, ne sera pas satisfaite.
L'économie des transports appelle à combler le déficit fluvial du pays, engagement au coeur de la loi. À cet égard, certaines hésitations sur les prolongements donnés à cette ambition conduisent à nourrir des doutes qu'il convient de lever.
La France connaît un déficit fluvial qui se manifeste par quelques données éloquentes. La part du transport fluvial de marchandises s'élève entre 2 et 4 % du total selon les chiffrages quand elle atteint 31 % aux Pays-Bas, 14 % en Belgique et 12 % en Allemagne. Ce retard français apparaît paradoxal puisque la France dispose de 24 % du réseau fluvial européen tout en ne pesant que 8 % du fret fluvial. Mais notre réseau fluvial n'a pas les facilités de celui du Plat pays ! Il souffre de quelques handicaps naturels pour le développement de son potentiel.
Le grand gabarit qui est nécessaire à la massification des transports, elle-même critère important de la compétitivité, est sous-développé ; seules 30 % des voies navigables atteignent cette norme, le petit gabarit « Freycinet » étant de règle sur l'essentiel du domaine.
Le petit gabarit est intéressant pour une desserte locale et pour le tourisme, mais il ne répond pas aux enjeux d'avenir. Par ailleurs, le réseau est segmenté ce qui réduit la fluidité des solutions logistiques accessibles dès qu'il faut emprunter différents bassins. Enfin, le réseau est en mauvais état, des années de sous-investissement ayant fragilisé son architecture et les ouvrages particulièrement nombreux qui le ponctuent.
La fragilité du fluvial n'est pas limitée à son infrastructure. Elle atteint la profession batelière, trop centrée sur des petites exploitations familiales, et provient aussi d'une forme de clivage entre le transport fluvial et le transport maritime. Comparativement aux pays où le premier est bien développé, les solutions de continuité n'existent pas en France. On peut citer à cet égard l'exemple de la « Chatière du Havre » où aujourd'hui le chargement des bateaux arrivant au port maritime est transféré sur un train et accomplit un trajet de trois kilomètres avant de pouvoir être confié au transport fluvial. En clair, notre réseau n'est pas performant et ne nous permet pas de répondre aux objectifs du Grenelle de l'environnement.
Le lien entre maritime et fluvial doit être renforcé. Cela suppose de poursuivre les efforts de soutien à la flotte fluviale en les amplifiant, notamment pour lutter contre les distorsions de concurrence nées de de la diversité des statuts fiscaux, sociaux et environnementaux existant en Europe. Une Europe du fluvial reste à construire. Cela suppose aussi de renforcer la coordination entre VNF et les grands ports maritimes français. À cet égard, il faudrait sans doute considérer avec une complète attention les opportunités qui s'offrent suite aux phénomènes de congestion auxquels est confronté le système fluviomaritime de la « Rangée du Nord ».
Mais, depuis l'adoption de la loi des hésitations sont apparues qu'il convient de dissiper.
Avant d'y revenir, il faut bien parler d'une longue tradition de « pas de deux » dans le domaine de la politique fluviale du pays. Elle peut s'expliquer par la taille du secteur qui pâtit du syndrome du « trop petit pour compter ». Mais elle est aussi en quelque sorte inhérente aux investissements dont la rentabilité marchande est faible quoique leur utilité collective soit considérable. C'est bien sûr tout particulièrement le cas de l'infrastructure fluviale qui, selon une étude publiée dans les comptes des transports pour 2011, est de loin le mode de transport le plus économe en termes environnementaux. On estime par exemple que les coûts non pris en compte par le marché s'élèvent à 33,7 milliards d'euros pour le routier, à 1,71 milliard pour le ferroviaire mais à seulement 199 millions pour le fluvial. Une péniche Freycinet peut équivaloir à environ 14 camions tandis qu'un équipage plus moderne empruntant le grand gabarit peut transporter l'équivalent de 110 camions de 40 tonnes, un convoi de 300 mètres, à quatre niveaux, avec pousseur arrimé peut transporter jusqu'à l'équivalent de 700 camions ! On comprend l'intérêt des voies navigables pour lutter contre les émissions de gaz à effet de serre sans compter différentes externalités très préoccupantes.
En résumé, cette loi a certes permis d'établir des règles sociales claires qui conviennent à tout le monde, mais elle pâtit de l'absence d'objectifs précis pour l'établissement VNF, ce qui suscite une grande déception chez les acteurs concernés.
M. Yves Rome, rapporteur. - J'ai eu beaucoup de plaisir à travailler avec Francis Grignon dont l'expertise en la matière est très grande, eu égard au premier rapport qu'il a rédigé lors de l'examen de la loi qui nous occupe aujourd'hui.
Les motifs qu'il vient d'évoquer ont conduit aux engagements que vous connaissez mais certaines hésitations tendent à les fragiliser suscitant des doutes qu'il faut dissiper sur les grandes orientations de la stratégie fluviale du pays.
Il faut souhaiter que le projet « Voies d'eau 2018 » soit sécurisé et que le canal Seine-Nord Europe soit enfin lancé. Or, force est de reconnaître que l'ambition fluviale est sortie affaiblie des travaux de la commission « Mobilité 21 », réunie pour définir le schéma national des infrastructures de transport, alors que le projet « Voies d'eau 2018 » reste en suspens, les quelques 2,5 milliards d'euros d'investissement qu'il prévoyait paraissant remis en cause selon des informations transmises en toute fin de mission à vos rapporteurs. Une fois encore les choix stratégiques pourraient être affectés remettant en cause les décisions adoptées par le Parlement et entraînant la déception voire l'attrition du secteur. Ces valses hésitations ont d'ailleurs un coût puisqu'une partie des dépenses réalisées dans le cadre des projets abandonnés après avoir été lancés s'apparente à des dépenses à fonds perdus.
Ce serait bien sûr le cas pour le canal Seine-Nord Europe pour lequel VNF a déjà dépensé 258 millions d'euros. Les péripéties rencontrées par ce projet vous sont connues. Ses coûts prévisionnels ont subi une très forte inflation si bien qu'il a dû être suspendu. Une mission de reconfiguration a permis de les ramener à un niveau de l'ordre de 4,4 milliards d'euros, démontrant que quelques modifications techniques et, surtout, la substitution d'une autre formule au contrat de partenariat public-privé envisagé, aux coûts financiers pléthoriques, permettaient de se doter d'une infrastructure structurante pour le développement du fluvial. Il faut insister sur l'urgence de s'engager dans cette démarche puisque la Commission européenne est prête à le financer à hauteur de 40 % si l'on en croit la déclaration faite en ce sens à Tallinn le 17 octobre 2013. Compte tenu des délibérations adoptées par les collectivités locales traversées par ces infrastructures et de la possibilité d'accéder à un endettement limité et préférentiel, il faut saisir cette opportunité. Laissez-moi observer incidemment que les projets de réorganisation territoriale en cours exposent le pays à subir des retards d'investissement désastreux dès lors que les collectivités territoriales qui sont les premiers investisseurs publics et des investisseurs de proximité seront démunies de leurs compétences, notamment la clause de compétence générale. Compte tenu du calendrier européen, une réelle urgence s'impose puisque les soumissions au Mécanisme pour l'interconnexion en Europe doivent être bouclées avant la fin de l'année. Ce projet permettrait sans doute à VNF de devenir l'acteur leader du transport fluvial qu'en dépit de la loi de 2012, il n'est pas encore et il contribuerait sans doute à l'unification des personnels de la voie d'eau souhaitée par la loi mais qui peine à émerger. Ce sont les questions que nous examinons dans le deuxième chapitre du rapport.
La loi de 2012 a souhaité amplifier les logiques de l'histoire de l'organisation administrative de la gestion des voies navigables en consolidant l'autonomie de VNF, en procédant à l'unification de ses effectifs pour qu'ils forment une communauté des personnels de la voie d'eau et en consacrant VNF comme l'acteur majeur du transport fluvial en France. Ces différentes orientations sont confrontées à des résistances qui conduisent à douter de l'effectivité des impacts attendus de la loi de 2012.
Le choix fait de conserver à VNF un statut d'établissement public autonome tout en le faisant passer de l'habit industriel et commercial au costume administratif n'est pas en cause. Il est bon qu'une entité puisse incarner le destin fluvial du pays et le défendre. La composition de ses effectifs à 90 % publics après les transferts des services réalisés par la loi et l'insignifiance de ses ressources commerciales étaient peu compatibles avec le maintien sous statut d'EPIC qui n'était porteur que de peu d'avantages pour VNF.
L'autonomie de VNF est factice, c'est préoccupant. L'établissement est corseté par une tutelle foisonnante qui la rend illusoire. Les conditions de fonctionnement du conseil d'administration de VNF en deviennent un peu irréelles ce qui n'est pas satisfaisant. Chaque acte significatif de gestion est contrôlé et VNF est maintenu dans un état de minorité financière. Il lui est interdit de s'endetter ce qui, étant donné sa vocation d'investisseur, peut être source de reports de programmes qui peuvent être coûteux.
Les contraintes subies du fait d'une tutelle qui sait empêcher mais a des difficultés à concevoir et à conduire une stratégie fluviale créent des risques de contournement et de ruptures d'engagements. Ruptures avec les engagements sociaux pris à l'occasion de la loi mais aussi avec les engagements commerciaux de VNF. Contournements divers pouvant se traduire par le recours à des externalisations non optimales mais permettant de sanctuariser des moyens constamment remis en cause ou d'échapper aux contrôles de gestion subis par VNF. Contournement aussi pour accéder à des financements fermés par la prohibition faite à VNF d'emprunter au prix d'un renchérissement des projets et d'engagements pesant sur les marges de manoeuvre de l'établissement et finalement sur les finances publiques.
C'est dans ce contexte limitant qu'il faut apprécier la portée de l'unification des personnels de la voie d'eau sous la direction de VNF qui, en plus de recevoir des prolongements quelque peu réducteurs dans les nombreux textes réglementaires prévus pour l'application de la loi, se heurte à des difficultés pratiques qu'il faut surmonter si l'on veut faire émerger cette communauté des personnels de la voie d'eau qui était l'une des cibles fondamentales de la loi.
Il faut d'abord convenir que les opérations nécessaires à la gestion des personnels placés sous l'autorité du directeur général de VNF se sont bien déroulées. C'est une satisfaction puisque le niveau des effectifs concernés était assez élevé, autour de 4 300 unités. Cependant, la déclinaison du transfert n'aboutit pas à considérer que les pouvoirs de gestion des personnels aient réellement été confiés à VNF. D'abord et avant tout, il ne s'agit pas à proprement parler d'un transfert mais d'un élargissement des compétences de direction de VNF sur les agents de la voie d'eau. Chacun conserve son statut si bien que l'empilement des textes réglementaires pris dans le cadre des délégations de gestion consenties par le ministre aboutit à des nuances infinies selon le corps d'appartenance. Le directeur général de VNF n'a que peu de prise sur les promotions et aucune sur les régimes indemnitaires, ce qui n'est pas rien.
Mais ce sont surtout des considérations pratiques qu'il faut faire valoir. Si des pouvoirs de recrutement ont été accordés, c'est dans la limite des procédures de recrutement de la fonction publique que VNF ne décide pas, excepté dans certains cas limités. Par ailleurs, les engagements sociaux pris au cours du processus de réforme, soit avant la loi, dans l'accord de juin 2011, soit après la loi dans le protocole portant « cartographie des emplois », limitent considérablement les compétences de direction. Aucune mobilité ne peut être exigée des agents, ce qui est crucial étant donné les besoins d'adaptation géographique que nous avons identifiés. Par ailleurs, la répartition des agents de VNF entre ceux relevant de la fonction publique et ceux sous statut privé est figée, ce qui n'est pas tout à fait conforme à l'esprit de la loi.
Ce dernier arrangement est une illustration des difficultés persistantes à unifier les personnels de la voie d'eau. Je serai bref sur ce point. On s'était beaucoup focalisé au moment de la loi sur l'architecture des institutions représentatives du personnel (IRP) et nous avions abouti à une solution transitoire dont il semble difficile de sortir. Mais, d'autres composantes de la réforme avaient moins retenu l'attention. Des différences substantielles existent dans les statuts des agents. Elles doivent être aplanies ce qui pourrait entraîner quelques coûts en lien avec les écarts de régimes indemnitaires et de dotations des IRP.
Je passe rapidement sur le dernier objectif de la loi qui était de consacrer VNF comme un leader incontestable du domaine fluvial français. Il faut constater que VNF est un parmi plusieurs. Outre sa soumission aux tutelles, déjà envisagée, plusieurs éléments peuvent être évoqués. VNF n'est pas maître de la totalité du domaine fluvial et certains segments particulièrement dynamiques lui échappent ce qui réduit les possibilités de mutualisation des ressources. VNF n'a même pas la propriété du domaine qui lui est confié et il doit composer avec les exigences de France Domaine. Quant aux dispositions de la loi visant à recentrer VNF sur le domaine navigable à forts enjeux de transport, en transférant une partie du réseau aux collectivités territoriales, elles n'ont pas connu le succès. Cette remarque n'équivaut évidemment pas à minorer l'importance de la contribution des collectivités territoriales à la voie d'eau. Dans ce domaine comme dans bien d'autres, en effet, il est difficile de se passer des collectivités territoriales !
M. Francis Grignon, rapporteur. - Le troisième chapitre du rapport en appelle à une sécurisation de la situation financière de VNF qui est entourée de lourdes incertitudes.
On doit prendre en considération trois éléments : les péages, les gains de productivité et les recettes domaniales.
Sur le Rhin, les péages sont nuls, en raison d'un accord international, ce qui donne beaucoup d'attractivité au système. Mais les péages ne représentent que 2,5 % des recettes, qui s'élèvent au total à 548 millions d'euros. Tout le reste, c'est, pour l'essentiel, des subventions et des taxes affectées, donc de l'argent public...
Le modèle économique de l'infrastructure fluviale et donc de VNF ne pourrait évoluer significativement que moyennant une reconfiguration en profondeur de la tarification des transports. En l'état, quelques modifications du régime des péages appliqué par VNF comme sa modulation à raison des capacités contributives ou de la valeur de la marchandise transportée peuvent être envisagées. Toutefois, tant que la réforme générale de la tarification des transports restera une perspective, VNF devra compter sur un soutien public suffisant pour imposer l'infrastructure fluviale comme une voie alternative crédible susceptible d'accueillir le report intermodal.
Sauf à modifier le système de prix des transports, ce que les considérations écologiques pourraient justifier, il est exclu que les péages deviennent une source de financement significative. Les transferts publics qui financent VNF sont en crise. Les économies budgétaires en cours, la révision à la baisse des ressources de l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF) sur fond de situation financière fragile après l'abandon de l'écotaxe, les contentieux portant sur la taxe hydraulique qui pourraient priver VNF d'une ressource majeure de 148 millions d'euros dessinent un devenir catastrophique qu'il faut prévenir. Il faut non seulement éviter ce scénario mais encore sécuriser les ressources d'investissement de VNF sur la base des besoins de restauration et de développement du réseau dans le cadre de la stratégie définie par l'établissement d'une modulation de l'offre de service privilégiant les voies d'eau à forts enjeux mais sans laisser péricliter les tronçons du réseau secondaire. Cela implique un engagement public déterminé.
L'investissement est nécessaire aux gains d'efficience de la combinaison productive de VNF qui peuvent permettre de dégager des économies de coûts salariaux. En bref, l'élévation de la capacité d'autofinancement de VNF pour être structurelle suppose un détour par un plan d'investissement résolu.
M. Yves Rome, rapporteur. - Il existe une seconde piste, toutefois, qui consisterait à élever le niveau des recettes extraites par VNF de la gestion de son domaine. La loi de 2012 a consacré cet objectif en permettant à VNF une diversification de son activité vers l'hydroélectricité et la valorisation de son foncier. Sur ce plan, je citerai l'exemple du quartier de la Confluence à Lyon, qui est de mon point de vue un modèle architectural.
Mais, à l'examen, ces facultés ont un potentiel limité. VNF n'est pas hydroélectricien et ne le deviendra pas du fait de la distribution des responsabilités en ce domaine. Il conviendrait cependant que l'établissement puisse mieux profiter de sa contribution à une rente à laquelle il contribue mais qui ne lui fait pas suffisamment retour. Quant aux produits de son domaine, les conditions de gestion actuelle sous forme de concessions ne sont pas idéales, VNF étant tributaire de contrats conclus dans un passé assez lointain parfois à des conditions financières médiocres. Quant aux formules nouvelles de valorisation que la loi a offertes à VNF, le rapport formule à leur sujet des recommandations visant à leur maîtrise.
Sous ces deux angles, VNF est particulièrement limité par l'interdiction de recourir à l'emprunt, posée par l'État et par son absence de propriété sur son domaine. Ces deux limites devraient être reconsidérées ce qui d'ailleurs ne serait que logique au vu des responsabilités générales d'investisseur de VNF suspendu à des conditions financières qui le retiennent en un état de minorité et sur un domaine qu'il ne possède pas.
En conclusion, je crois que ce rapport permet de donner un éclairage très large sur les difficultés de la politique fluviale en France, à laquelle les pouvoirs publics devraient être plus attentifs. Cette remarque vaut d'ailleurs également d'un point de vue européen car VNF subit des distorsions de concurrence de la part d'autres États membres, qui appellent la mise en place d'une harmonisation des règles nationales. On peut nourrir des regrets dans la mesure où la France dispose du plus grand réseau fluvial d'Europe et n'en utilise qu'une très faible partie par rapport aux flux que l'on constate dans les autres pays européens.
M. Francis Grignon, rapporteur. - En complément et en clair : VNF n'est maître ni de ses ressources, ni de son personnel, ni de ses propriétés ! Pour redonner un élan au fluvial en France, j'estime qu'il est désormais impératif de lancer le projet de canal Seine-Nord Europe. Si ce n'est pas le cas, VNF périclitera ! Quant aux projets « Saône-Rhin » ou « Saône-Moselle », déjà anciens et chers à mon coeur d'Alsacien, ils pourraient voir le jour à une échéance plus lointaine.
M. Yves Rome, rapporteur. - Je veux souligner aussi nos inquiétudes au sujet de la taxe hydraulique qui représente 148 millions de ressources pour VNF et qui fait l'objet de contestations très poussées.
M. David Assouline, président de la commission sénatoriale du contrôle de l'application des lois. - À chaque rapport de contrôle de l'application des lois, son cas de figure : parfois, la loi s'applique, parfois elle ne s'applique pas ; parfois, il y a les moyens réglementaires, mais les moyens financiers ou humains font défaut ; parfois, elle s'applique mais manque sa cible.
Dans le cas présent, à vous écouter, on constate que la loi est insuffisante, dans un contexte où l'impulsion politique est trop faible. Des handicaps majeurs auraient pu être contournés. Votre présentation a bien montré l'efficacité évidente de ce mode de transport en termes de développement durable et j'espère que ce que vous dites sera entendu.....
Mme Odette Herviaux. - Lors de mon rapport sur les ports décentralisés j'avais à peine abordé la question du transport fluvial. Mais lorsqu'on parle de collaboration, de complémentarité, de coopération horizontale et verticale avec les ports, on constate que le fluvial est indissociable de tout ce qu'on peut envisager. Je me retrouve donc pleinement dans vos travaux.
Vous avez évoqué le port du Havre. On voit bien que dès qu'il y a rupture de charge, il y a perte de compétitivité des ports décentralisés. Or, il y a un besoin criant de relier les arrière-pays avec les grands ports par l'intermédiaire des canaux ! En outre, on constate que certaines régions françaises ne sont desservies que par les grands ports européens de la mer du Nord.
Nous avons un très gros retard de développement, comme vous l'avez bien montré. Par rapport au Grenelle de l'environnement nous avions l'espoir de voir les canaux mieux traités et ce n'a pas été le cas.
Concernant la propriété du domaine, un point mérite d'être précisé : le fait que VNF ne soit pas propriétaire est-il un handicap ou un avantage ?
Enfin, sur l'autonomie de VNF, Charles Revet comme moi-même avons été souvent saisis par des associations des difficultés de VNF pour récupérer les subventions de l'État, durant les dernières années. Qu'en est-il ?
M. Michel Teston. - Ma question concerne les liens entre le transport ferroviaire et le transport fluvial. Dans votre rapport, avez-vous pu mesurer l'impact des interconnexions entre ces deux modes de transport ? Il y a certainement des opportunités à saisir et je ne pense pas que nous soyons particulièrement performants en ce domaine.
Je voulais par ailleurs attirer votre attention sur l'initiative des collectivités locales de la vallée du Rhône appelée « Plan Rhône ». Elle traite de la qualité de l'eau, de la prévention des inondations, mais aussi du développement touristique et énergétique. Une structure commune, « Territoire Rhône », est chargée de remplir ces missions pour valoriser un peu plus le Rhône. Selon vous, la généralisation de telles structures est-elle souhaitable pour favoriser le développement de voies navigables ?
Mme Évelyne Didier. - Vous avez évoqué les résistances administratives, les contrôles tatillons, la tutelle qui empêche. Pouvez-vous être plus précis sur ce sujet ?
Par ailleurs, à côté de VNF, quels sont les autres opérateurs du secteur ?
Enfin, nous discutons actuellement du texte sur le transport ferroviaire, où l'on constate un défaut d'investissement, l'appauvrissement du réseau et la dégradation des infrastructures. Ce sont des facteurs qu'on retrouve dans le fluvial.
Au fond, concernant la voie d'eau, quelle différence cela ferait-il que VNF soit propriétaire du domaine fluvial ?
M. Jean-Jacques Filleul. - Je suis élu d'une région, la Loire, qui n'est malheureusement plus aujourd'hui navigable, alors qu'elle l'était au XVIIIe siècle.
J'ai été frappé par le nombre de kilomètres de canaux en France, l'un des réseaux les plus importants d'Europe, par rapport au nombre limité de canaux navigables. En comparaison, la Belgique dispose d'un nombre de canaux navigables important par rapport à la taille du pays. Combien faudrait-il investir pour atteindre le même niveau en France ?
M. David Assouline, président. - Vous avez raison, sans Freycinet, il n'y aurait pas eu de révolution industrielle en France. Son plan a permis un maillage économique du territoire tout à fait fondamental. Par comparaison, on revient aujourd'hui aux tramways dans les villes, il faudrait aussi revenir aux canaux.
Mme Chantal Jouanno. - Il y a beaucoup de recettes à tirer du développement du transport fluvial, qui ne sont pas valorisées financièrement car il n'y a pas de modèle commercial. Cela justifierait un financement public et une écotaxe à la hauteur des ambitions.
Sur l'effet bloquant du rôle des personnels, ne faudrait-il pas revoir la question de leur statut ?
Il en va de même du statut général de VNF. Le statut d''établissement public empêche tout développement, notamment en raison de la tutelle exercée par Bercy. Avec ce statut, si vos recettes commerciales augmentent, vos subventions baissent. Et comme les opérateurs de l'État sont soumis à un plafond d'emplois, vous ne pouvez même pas embaucher de nouveaux personnels pour augmenter l'activité commerciale. Une tutelle intelligente pourrait autoriser, hors plafond, l'embauche de nouveaux personnels pour développer davantage ces services commerciaux. Ce serait une préconisation intéressante.
M. Francis Grignon, rapporteur. - Madame Jouanno, difficile de faire du commercial avec des fonctionnaires, je suis d'accord avec vous !
Sur la connexion avec le ferroviaire, l'archétype c'est la ville de Duisbourg en Allemagne. Il y a un hub où tous les navires de la mer du Nord déchargent leurs marchandises et elles partent ensuite en Europe à travers 50 lignes de chemin de fer. C'est une organisation incroyable, d'une grande efficacité ! Nous avons développé quelque chose de similaire mais à une échelle nettement plus modeste à Strasbourg, où des containers sont débarqués des péniches et déposés sur des trains. Mais il faut souligner que certains containers ne passent pas dans plusieurs tunnels de Franche-Comté...
La Belgique, c'est « le plat pays » ! Il est facile d'y développer des canaux. Il n'y a pas d'écluses. En France, c'est plus difficile. Il y a quelques années, j'avais suivi le projet de développement de transport fluvial sur le Rhône. Nous avions même un financement avec la rente sur le Rhône, mais le projet n'a jamais été porté politiquement. C'est le cas, en général, du transport fluvial. Quel que soit le Gouvernement ou la majorité, on n'a jamais rien fait de satisfaisant sur le fluvial !
M. Yves Rome, rapporteur. - J'ajouterai que le lien avec les ports maritimes est essentiel pour le fluvial et que toute rupture de charge, comme l'a rappelé Odette Herviaux, est un gros handicap. Et pourtant, il serait bon d'anticiper sur la possible et probable saturation des ports de l'Europe du Nord et d'envisager des artères fluviales pour irriguer les ports de la façade atlantique et de la Méditerranée, notamment celui de Marseille.
Concernant l'autonomie, comment l'envisager lorsque vous dépendez à 90 % de dotations ? Et de surcroit, comment l'envisager lorsque ces dotations font chaque année l'objet d'une remise en cause ?
Parmi les autres opérateurs, on peut citer des ports intérieurs, la Compagnie nationale du Rhône ou encore EDF qui intervient sur le domaine fluvial.
Pour ce qui est du développement de la voie d'eau, on pourrait rêver qu'elle vienne décharger d'autres modes de transport, notamment le secteur routier. Les impacts environnementaux de ce dernier se font déjà lourdement sentir et auront des effets néfastes durables sur la collectivité nationale. Or, c'est une donnée trop peu prise en compte la dette environnementale intéressant moins que la dette publique l'Europe et les tutelles financières de VNF.
Quant aux personnels, nous ne souhaitons ni les stigmatiser ni remettre en cause leur nombre et leur statut. Bien au contraire ! En revanche, nous constatons que l'accord obtenu en 2011, qui interdit toute mobilité au sein de VNF, est un frein important à son évolution et à l'exploitation de la voie d'eau. On maintient des agents en poste là où il n'y a pas de trafic. Où est l'intérêt ?
Si VNF était propriétaire, l'établissement pourrait tirer plus sûrement des ressources plus conséquentes sous la condition d'aménagements fiscaux adaptés.
M. Francis Grignon, rapporteur. - Pour conclure, je dirais que le choix du fluvial est un choix de très long terme, non rentable financièrement au début et en apparence, qu'aucun gouvernement n'a fait depuis plusieurs années. Comme nous le montre l'exemple d'autres pays, il faut être prêt à un investissement qui ne rapportera pas immédiatement. Tant qu'on ne fait pas ce choix, il ne se passera rien !
J'insiste sur le fait que les 40 % de fonds européens, actuellement proposés sur le projet Seine-Nord, représentent une opportunité à saisir mais ils ne seront pas toujours sur la table !
La publication du rapport est autorisée à l'unanimité.
La réunion est levée à 15 heures 30.
Faciliter l'utilisation des réserves militaires et civiles en cas de crise majeure - Examen du rapport d'information
La réunion est ouverte à 15 h 30.
M. David Assouline, président de la commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois. - Chers collègues, nous allons maintenant aborder un tout autre sujet, en l'occurrence la mise en application de la loi du 28 juillet 2011 tendant à faciliter l'utilisation des réserves militaires et civiles en cas de crise majeure. Comme à l'ordinaire, nous avions désigné deux rapporteurs sur ce bilan d'évaluation, MM. Jean-Claude Peyronnet et Marcel-Pierre Cléach, mais finalement, M. Peyronnet m'a fait savoir que la préparation d'un autre rapport l'avait empêché de travailler sur la question des réserves, et m'a demandé à être déchargé de celui-ci. À titre exceptionnel, le rapport sur les réserves ne sera donc présenté que par un seul rapporteur.
Ceux d'entre vous qui ont assisté au débat en séance publique du 30 juin sur le bilan annuel d'application des lois ont sans doute noté que la loi de juillet 2011 n'avait encore reçu aucun décret d'application. C'est doublement regrettable, car il s'agit d'un texte d'initiative sénatoriale et surtout, d'un texte censé garantir la sécurité de la collectivité nationale en cas de crise majeure.
Mais la situation est en passe d'évoluer, semble-t-il : le ministre a déclaré que les décrets d'application avaient enfin fait l'objet des consultations nécessaires, et qu'ils devraient être publiés dans les prochains mois.
Je remercie la commission des Affaires étrangères d'avoir appelé l'attention de notre commission sur un texte qui aurait dû faire l'objet d'une mise en application prioritaire. Je me suis reporté, à ce propos, à l'échéancier relatif à la loi de 2012 publié sur le site Légifrance. Ce document n'a pas été actualisé depuis 31 mois, alors que, depuis, plusieurs questions écrites sont venues rappeler au Gouvernement le retard que prenait l'élaboration des décrets.
Je saisis cette occasion pour insister sur le rôle d'alerte que notre commission pourrait jouer en pareil cas. Le nouveau secrétaire d'État chargé des relations avec le Parlement s'est d'ailleurs dit prêt à relayer notre action, de manière à permettre un suivi plus efficace des questions parlementaires ayant trait à l'application des lois. Dans le cas de la loi de janvier 2012, cette procédure aurait sans doute permis d'accélérer les choses.
M. Marcel-Pierre Cléach. - Avant tout, je dois souligner le contexte un peu particulier de ce rapport, puisqu'il s'agit d'un bilan de non-application plutôt que d'un bilan d'application proprement dit. Vous vous souvenez que la loi du 28 juillet 2011 était d'origine sénatoriale, issue d'une proposition de loi présentée par nos collègues Michel Boutant et Joëlle Garriaud-Maylam dans le prolongement de leur rapport d'information du 14 décembre 2010, « Pour une réserve de sécurité nationale », rédigé en concertation étroite avec plusieurs départements ministériels. L'objet principal de cette loi était simple : créer un dispositif dit « de réserve de sécurité nationale ». Ce régime ne remet pas en cause le principe de l'engagement volontaire ni l'organisation des réserves au quotidien, mais permet aux ministères concernés, en cas de crise majeure, de mobiliser plus efficacement leurs réservistes.
La loi a institué à cet effet un régime juridique d'exception temporaire, déclenché par décret du Premier ministre, définissant une durée de préavis et une obligation de mobilisation dans la limite de 30 jours. Dans ce système, chaque autorité civile ou militaire reste compétente pour convoquer ses réservistes, le système n'aboutissant donc pas à une fusion des forces ou de leur encadrement respectif.
Quelques décrets devaient préciser les modalités d'application du nouveau système. Or, trois ans après sa promulgation, cette loi attend toujours ses décrets d'application. C'est, je pense, une situation sans précédent pour un texte censé permettre à l'État de mieux faire face aux crises majeures qui viendraient à toucher notre pays.
Certes, aucune crise de ce type n'est survenue dans l'intervalle, ce dont on doit évidemment se féliciter. Par ailleurs les forces d'active et les dispositifs existants, plus nombreux et plus diversifiés qu'on le pense souvent, sont déjà à même de faire face à la plupart des crises, sans devoir mobiliser les forces de réserve.
Les armées, en particulier, pourraient en cas de nécessité affecter 10 000 hommes à des missions de sécurité intérieure, sur réquisition des autorités civiles, conformément à son contrat opérationnel défini en application du Livre blanc de 2008. Ces militaires resteraient sous commandement opérationnel du Chef d'état-major des armées, via le Centre de planification et de commandement opérationnel (CPCO), mais elles interviendraient dans la gestion de la crise sous la responsabilité politique du ministre de l'Intérieur à travers sa Cellule interministérielle de crise (CIC), en coordination directe avec le cabinet du Premier ministre.
Reste que si une telle catastrophe s'était produite une canicule comme celle de 2003, ou bien une pandémie grave, par exemple le Gouvernement n'aurait juridiquement pas été en mesure de mettre en oeuvre le dispositif de la loi de 2012.
Pourquoi un tel retard, pour des décrets qui, sur le plan juridique, ne présentent pourtant pas une très grande complexité ?
J'avoue qu'en dépit de toutes les auditions que j'ai effectuées, je ne suis pas certain d'avoir identifié la raison réelle de cette situation. En fait, plusieurs facteurs semblent avoir conjugué leurs effets.
D'après les militaires, les plus grosses difficultés seraient venues du côté des policiers, en raison de pesanteurs plus importantes liées à leur statut civil : droit de grève, rémunération des vacations, craintes d'un effet d'éviction sur le recrutement de personnels actifs...
Du côté des employeurs, il a pu également s'exprimer certaines craintes qu'une mobilisation contraignante et durable de réservistes perturbe l'activité économique, surtout dans les petites ou moyennes entreprises. Cela étant, les représentants du MEDEF ou de la CGPME que j'ai consultés n'ont pas fait état de réticences particulières sur le dispositif d'ensemble, même si les PME se montrent plus dubitatives.
Une certaine atonie des ministères tient aussi au sentiment insidieux qu'au fond, les forces d'actives civiles comme militaires sont déjà en mesure de faire face aux crises. Du coup, la mobilisation éventuelle de réservistes ne leur semblait peut-être pas une priorité de premier niveau.
Quoi qu'il en soit, j'aurais pu me contenter de dénoncer avec force l'absence des décrets et, le cas échéant, vous proposer un nouveau rendez-vous réglementaire avec le Gouvernement. En pratique, cela serait revenu à ne présenter de rapport qu'au cours de la session parlementaire 2014-2015, avec d'ailleurs un autre rapporteur puisque mon mandat de sénateur s'achève.
Or, trois considérations m'ont inspiré un tout autre positionnement.
La première a été de ne pas répondre à l'inaction des ministères par l'inaction de la commission.
Je refuse d'acter un manquement aussi grave à la volonté du législateur, imputable aussi bien aux gouvernements de droite que de gauche qui se sont succédé depuis 2011. Sans doute avons-nous bien fait, car le simple déclenchement de notre mission de contrôle semble avoir fait bouger les choses : en effet, les administrations concernées paraissent avoir enfin pris conscience de l'urgence. Selon les responsables consultés, les décrets arriveraient en phase de finalisation, et pourraient être publiés d'ici à la fin de l'année 2014. Comme vous l'avez dit, Monsieur le Président, le ministre l'a confirmé le 30 juin 2014, à la tribune du Sénat, en réponse à une question de notre collègue Daniel Reiner.
En second lieu, il m'a semblé légitime que la commission s'intéresse aux réserves : j'ai souhaité donner un coup de projecteur sur les réservistes, dont je veux saluer le sens de l'engagement au service de la collectivité.
Nos réservistes apportent une contribution importante à l'action des forces d'active -dans les armées, notamment- même si elle reste relativement discrète. Les hauts responsables militaires sont unanimes à considérer que les réservistes sont indispensables au bon fonctionnement des services.
À ce titre, je salue la décision d'avoir fait défiler hier sur les Champs Élysées, pour la première fois, le nouveau Bataillon Île-de-France du 24ème Régiment d'Infanterie, unité entièrement constituée de réservistes, dont les missions consisteront à fournir des capacités de réaction rapide supplémentaires pour faire face à des situations exceptionnelles, ainsi qu'à renforcer le dispositif Vigipirate.
Cet intérêt ne va pas qu'aux seules réserves militaires : dans mon rapport écrit, j'insiste aussi sur le rôle d'autres forces de réserve, à commencer par les réservistes de la Police, qui exercent des fonctions d'expertise et de soutien très diverses indispensables au bon fonctionnement des services actifs.
Il existe également des réserves communales de sécurité civile, lointaines héritières des « milices communales » du XIXème siècle. Ce dispositif n'est pas encore très connu et reste cantonné dans seulement quelques départements. Mais là où il en existe, les réserves communales se révèlent très utiles, en coordination avec les forces de première intervention, dans les actions de prévention et surtout dans la remise en route du fonctionnement ordinaire de la commune après la survenance d'une crise.
Le système de réserve communale de sécurité n'a pas d'équivalent à l'échelon du département. Il m'a cependant semblé incontournable d'entendre notre collègue Yves Rome, en sa qualité de Président de la Conférence nationale des services d'incendie et de secours, pour mieux prendre en compte le point de vue des « rouges » et des « blancs », ainsi que des associations agréées de sécurité civile, sur l'articulation entre leur action en temps normal au service de la population et les dispositifs particuliers susceptibles d'être mis en oeuvre en cas de crise majeure.
Je consacre également dans mon rapport écrit quelques développements à deux autres réserves susceptibles d'être mobilisées dans le cadre de la loi du 28 juillet 2011, même si leurs effectifs sont réduits :
- la réserve pénitentiaire, sur laquelle nos collègues Jean-René Lecerf et Mme Nicole Borvo Cohen-Seat nous avaient déjà fourni des indications dans leur rapport d'évaluation de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 ;
- la réserve sanitaire, dont l'organisation générale est globalement calquée sur celle des autres réserves civiles.
Mais au-delà de la loi de 2011, le mérite principal du système des réserves est d'entretenir le lien indispensable entre la Nation et son Armée, plus lâche depuis la suppression progressive de la conscription entre 1995 et 2001. Le système des réserves ne remplace par la conscription, mais il en représente une certaine compensation. Il doit donc, non seulement être préservé, mais également revalorisé, y compris à l'échelon local en liaison avec les maires et les correspondants de défense désignés au sein de chaque conseil municipal.
Les réserves recèlent un fort potentiel de citoyenneté, dont on peut souhaiter une diffusion plus large qu'actuellement, voire la généralisation, sous une forme appropriée, à l'ensemble de la jeunesse. De là, on débouche très vite sur une question plus générale en lien avec la notion de conscription : en dehors d'activités privées et facultatives, comme l'engagement associatif ou caritatif, quel dispositif public amène aujourd'hui les jeunes, sans distinction d'origine, de croyance, d'éducation ou de milieu social, à découvrir et à vivre en commun pendant une durée significative certaines valeurs citoyennes comme le sens de la discipline, l'engagement gratuit au service de la collectivité, le contact et l'entraide entre des personnes venues d'horizons divers qui, dans la vie civile, ne se côtoient pratiquement jamais ?
Pour ma part, je ne crois pas du tout que cette fonction de brassage et d'apprentissage de la citoyenneté en commun soit remplie par la « Journée Défense et Citoyenneté », à la différence de l'ancien service militaire, qui offrait de surcroît à de très nombreux jeunes gens l'occasion de passer gratuitement leur permis de conduire.
À titre personnel, il me semblerait donc souhaitable de réintroduire, sous une forme ou une autre, une sorte de « service civique court », d'une durée suffisante -entre trois et six mois- qui proposerait aux jeunes gens des deux sexes, avant leur entrée dans la vie active, une plate-forme de discipline et de valeurs.
On me rétorquera que cette formule aurait un coût important. Mais je ne crois pas qu'il serait très supérieur à celui de toutes les mesures et de tous les plans de réinsertion mis en place depuis des années.
Au final, quel bilan d'application peut-on dresser de la loi du 28 juillet 2011 ? Ou plus exactement, quels pourraient être ses effets concrets puisque, je le répète, cette loi n'est pas encore applicable ?
La première impression est que la « mise entre parenthèses règlementaire » de la loi de 2011 n'a pas perturbé le fonctionnement des administrations et des forces concernées. Mais c'est une impression trompeuse dans la mesure où, depuis la promulgation de cette loi, aucune crise majeure n'a imposé d'y recourir.
C'est aussi une impression dangereuse, car elle pourrait insinuer l'idée qu'au fond, c'est la loi elle-même qui ne serait pas très utile, puisque les forces d'active et les services de secours sont déjà à même de gérer la plupart des crises. Ne nous laissons pas abuser : la loi de juillet 2011 reste indispensable, car en cas de crise majeure, elle seule permettrait, si nécessaire, de mobiliser un grand nombre de réservistes pendant des durées longues. Par comparaison, à la suite de la catastrophe de Fukushima, les Japonais ont pu mobiliser plus de 100 000 agents sur des périodes de plusieurs mois, ce qui ne serait pas possible actuellement en France.
Un deuxième constat est que beaucoup de réservistes salariés occupent des emplois dont il serait difficile de les divertir, même en période de crise. Les gestionnaires des réserves doivent avoir une approche plus fine de la réalité de l'entreprise, même si, en réalité, ce problème se pose avec moins d'acuité qu'on le prétend souvent. En effet, selon les statistiques qui m'ont été communiquées, 80 % des réservistes exercent dans des emplois publics, où une absence temporaire est sans doute plus facile à gérer que dans une PME.
Mon troisième constat est que parmi les personnels théoriquement mobilisables, beaucoup n'ont pas de réelle capacité opérationnelle, faute d'entraînements réguliers. Du reste, beaucoup de réservistes, chez les jeunes officiers de réserve notamment, font part d'un certain désappointement de ne pas être suffisamment employés. Ils regrettent qu'un nombre plus important de journées de service ne leur soient pas proposées.
Pour que la loi de 2011 puisse atteindre ses objectifs, il est donc indispensable d'assurer aux réservistes des temps d'entraînement et des journées de service assez nombreux : c'est une condition essentielle pour qu'en temps normal comme en cas de crise majeure, tous soient effectivement aptes à remplir au mieux les missions qui leur seraient confiées.
En résumé, la loi de 2011 a toute son utilité et doit pouvoir être mise en oeuvre si les circonstances l'exigent. Une fois ses décrets d'application publiés, il conviendra de lui assurer une meilleure effectivité en consacrant les moyens humains, budgétaires et techniques nécessaires.
À cet effet, je formule un certain nombre de recommandations de nature, selon moi, à revaloriser et rationaliser le dispositif existant.
La première est évidemment que les décrets d'application soient publiés dans les plus brefs délais : c'est un préalable indispensable et urgent auquel vous devrez veiller dès la prochaine rentrée parlementaire. La deuxième est d'envisager la simplification et l'homogénéisation des différents statuts. Le système d'ensemble est compliqué, et gagnerait sans doute à être ramassé autours de deux ou trois statuts-pivots qui en faciliteraient le suivi. La troisième est de mieux préciser la doctrine d'emploi et améliorer la connaissance effective des réserves ; je renvoie, sur ce point, aux observations pertinentes formulées en 2010 par Michel Boutant et Joëlle Garriaud-Maylam.
Viennent ensuite quatre propositions tendant respectivement à :
- Mieux prendre en compte la dimension européenne dans la politique des réserves, car une catastrophe ou une crise frappant plusieurs États de l'Union -une très grande pandémie, par exemple, ou un accident sur une centrale nucléaire près de la frontière- pourrait fort bien imposer de mobiliser des réservistes de plusieurs pays ;
- Préserver les capacités budgétaires nécessaires à un entraînement régulier et à un emploi suffisant de tous les réservistes sous engagement. En principe, la loi de programmation militaire devrait garantir le maintien des crédits, mais dans le contexte actuel, il faut rester vigilant ;
- Renforcer le dispositif de la réserve communale de sécurité civile et valoriser le potentiel du réseau des correspondants de défense ;
- Établir un dialogue plus équilibré entre les employeurs et les administrations gestionnaires de réserves, pour que les entreprises tirent meilleur parti des atouts que représentent la présence de réservistes dans leur personnel.
Enfin, mon rapport pose la question de l'opportunité de réintroduire, sous une forme ou une autre, une forme de « service civique court », d'une durée suffisante -entre trois et six mois, par exemple- qui proposerait aux jeunes garçons et filles, avant leur entrée dans la vie active, une plate-forme de discipline et de valeurs.
Le Parlement a déjà été saisi ces dernières années de plusieurs propositions de loi dans ce sens, et plusieurs sondages montrent que beaucoup de Français accueilleraient avec intérêt la mise en place d'une forme de service civil. Cette idée fait son chemin, comme en témoigne sa toute récente évocation par le Président de la République.
Ma conclusion sera que dans une Nation en perte de repères, le système de la réserve doit être sanctuarisé et revalorisé. Si les pouvoirs publics n'y consacrent pas les moyens suffisants et le laissent végéter ou péricliter, ce serait un repère de plus qui disparaîtrait.
C'est pourquoi j'ai voulu que mon rapport de soit pas un constat de non application, mais un instrument positif de communication sur les réserves et sur les réservistes, destiné à aider les ministères concernés -principalement la Défense et l'Intérieur- à en recruter plus facilement et à leur garantir un statut attractif, en dépit des contraintes qui pèsent actuellement sur les finances publiques.
M. David Assouline. - Je vous remercie, mon cher collègue, pour votre rapport dont je note qu'il s'agira d'ailleurs du dernier, au terme de dix-neuf années de mandat bien remplies ! Les lois que nous examinons se suivent mais ne se ressemblent pas. Nous avions vu, par exemple, les difficultés d'application de la loi sur l'indemnisation des victimes des essais nucléaires, qui avait pourtant reçu en temps utile tous ses décrets d'application. Là, le problème tenait dans la trop grande complexité du dispositif légal. Aujourd'hui, avec la loi sur les réserves, la situation est inverse : la difficulté ne tient pas à la loi elle-même, mais le texte reste inappliqué parce qu'il n'a encore reçu aucun décret.
M. Yves Rome. - Dans le cadre de mon engagement auprès des sapeurs-pompiers, je souscris totalement aux préconisations émises par notre rapporteur, s'agissant notamment de la nécessité d'un cadre européen ou de l'importance de préserver la capacité budgétaire. Préserver les crédits, c'est fixer la ressource. L'idée d'une forme de service civique progresse. C'est un peu la démarche qu'on tend à formaliser avec le système des sapeurs-pompiers volontaires. Cela me paraît aller dans le bon sens.
M. David Assouline. - D'ailleurs le Président de la République vient d'annoncer un certain nombre de mesures en lien avec l'idée d'un service civique dans son intervention télévisée du 14 juillet. C'est un sujet récurrent. Mais il faut rejeter l'idée d'un système « à la carte » : cette mesure ne pourrait assurer sa mission de brassage social qu'à la condition d'être un point de passage obligé, à l'instar de ce qu'était le service militaire obligatoire.
La publication du rapport est autorisée à l'unanimité.
La réunion est levée à 16h15.