- Jeudi 20 février 2014
- Stéréotypes dans les manuels scolaires - Table ronde
- Prostitution - Audition de Mme Janine Mossuz-Lavau, directrice de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF)
- Prostitution - Audition de M. Grégoire Théry, secrétaire général du Mouvement du Nid-France, et de Mme Claire Quidet, vice-présidente et porte-parole
Jeudi 20 février 2014
- Présidence de Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente -Stéréotypes dans les manuels scolaires - Table ronde
Au cours d'une première réunion tenue dans la matinée, la délégation a auditionné dans le cadre de la table ronde sur le thème « Établir un diagnostic partagé et de tracer les pistes de réflexion » : Mme Françoise Vouillot, membre de la commission stéréotypes, rapporteure du groupe « éducation » du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE f/h) ; M. Pascal Tisserant, enseignant chercheur, coordinateur de l'étude rendue à la Haute autorité de lutte contre la discrimination et pour l'égalité (HALDE) en 2009 ; Mme Christine Guillemaut, coordinatrice du Laboratoire des stéréotypes au Laboratoire de l'égalité ; Mme Emmanuelle Latour, adjointe à la cheffe du Service des droits des femmes et de l'égalité entre les hommes et les femmes, en charge des ABCD de l'égalité au ministère des droits des femmes ; Mme Johanna Barasz, conseillère technique en charge des ABCD de l'égalité au ministère de l'Éducation nationale ; Mme Amandine Berton-Schmitt, chargée de mission éducation au Centre Hubertine Auclert.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Je suis heureuse d'ouvrir ce matin cette table ronde consacrée aux stéréotypes dans les manuels scolaires. Permettez-moi tout d'abord de saluer la qualité des intervenants qui ont positivement répondu à notre invitation : Mme Françoise Vouillot, membre de la commission stéréotypes, rapporteure du groupe « éducation » du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE f/h) ; M. Pascal Tisserant, enseignant chercheur, coordinateur de l'étude rendue à la Haute autorité de lutte contre la discrimination et pour l'égalité (HALDE) en 2009 ; Mme Christine Guillemaut, coordinatrice du Laboratoire des stéréotypes au Laboratoire de l'égalité ; Mme Emmanuelle Latour, adjointe à la cheffe du Service des droits des femmes et de l'égalité entre les hommes et les femmes, en charge des ABCD de l'égalité au Ministère des droits des femmes ; Mme Johanna Barasz, conseillère technique en charge des ABCD de l'égalité au Ministère de l'éducation nationale et Mme Amandine Berton-Schmitt, chargée de mission éducation au Centre Hubertine Auclert, que nous avons entendue le 30 janvier 2014 pour un premier échange sur ce sujet sur lequel elle a une expertise particulière.
Comme vous le savez, à la suite des travaux rendus en juin 2013 et consacrés aux femmes et à la culture, notre délégation a décidé d'approfondir sa réflexion sur les stéréotypes sexués à partir des représentations des femmes et des hommes dans les manuels scolaires, notre collègue Roland Courteau en sera le rapporteur.
L'enjeu de cette nouvelle étude, sur laquelle les rapports et les textes abondent, nous semble essentiel.
Comme le rappelait Sylvie Cromer devant notre délégation le 30 janvier 2014, le manuel scolaire fait partie des biens communs d'une société, en ce sens que, au-delà de sa fonction d'organiser des connaissances à un moment donné, le manuel est aussi un lieu symbolique de construction et d'expression des valeurs d'une société.
Pour notre délégation, il est primordial que le manuel scolaire soit un vecteur de promotion de l'égalité entre les hommes et les femmes :
- tout d'abord parce que nos représentations se construisent dès l'enfance : au travers de la vision du mode et de la société qu'ils véhiculent, les manuels peuvent contribuer à transmettre la culture de l'égalité ;
- ensuite, parce que le manuel scolaire est un outil de transmission entre l'école et les parents d'élèves, parfois même le seul. En cela il constitue un puissant levier de changement social et d'évolution des mentalités des enseignants et des élèves, mais aussi des familles ! Or, le constat est unanime et partagé : les manuels scolaires sont loin de remplir cette fonction.
Les récents travaux du Centre Hubertine Auclert, qui publie une étude par an sur les représentations sexuées dans les manuels scolaires depuis 2011 - et dont je salue la représentante, présente parmi nous ce matin - ont abouti aux mêmes conclusions que l'importante étude remise en 2009 à la HALDE, coordonnée à l'époque par M. Tisserant, également parmi nous aujourd'hui, ce dont je le remercie.
Ces travaux révèlent une sous-représentation très importante des femmes, qui résulte à la fois d'un déséquilibre numérique et de procédés d'invisibilisation et de la persistance de stéréotypes sexués. Ainsi, l'étude quantitative et qualitative des manuels d'histoire de 2de générale et de CAP par le Centre Hubertine Auclert est édifiante : les femmes y sont quasiment absentes des notices biographiques, dont seulement 3,2 % leur sont consacrés, et elles ne représentent que 4,2 % des auteurs des documents proposés à l'étude dans ces manuels...
Le récent rapport sur la lutte contre les stéréotypes filles-garçons, remis à la ministre des droits des femmes en janvier 2014 par le Commissariat général à la stratégie et à la prospective, est également très sévère. En effet, on peut y lire que, « malgré une évolution qui, ces dernières années, va dans le sens de l'égalité et qui a été rendue possible par plusieurs travaux de recherche et par la mobilisation de certains acteurs associatifs et politiques, les livres, les manuels mais aussi les programmes scolaires restent fortement prisonniers des stéréotypes de genre ».
Nous attendons donc beaucoup de nos travaux et de votre précieuse collaboration. Je laisse la parole à mon collègue et rapporteur, M. Roland Courteau, pour animer notre discussion.
M. Roland Courteau, rapporteur. - Comme vient de le rappeler Madame la Présidente de notre délégation, nous entamons ce matin une étude dont les enjeux dépassent les seuls contenus des manuels scolaires.
Les représentantes du Centre Hubertine Auclert - dont je salue la qualité du travail - nous ont présenté le 30 janvier 2014 les conclusions de leurs études sur les manuels scolaires et nous ont permis de mesurer le chemin qui reste à accomplir.
Ce matin, nous souhaitons dépasser le stade du constat pour envisager les pistes de travail qui nous permettront d'avancer sur des propositions concrètes.
Je vous propose d'organiser nos débats autour de trois questions.
En premier lieu, il faut repérer, dans la chaîne du manuel scolaire, les endroits de blocage qui expliqueraient la permanence de la sous-représentation numérique des femmes et la reproduction des clichés de genre : est-ce au moment de la conception ou de l'édition du manuel ?
En second lieu, quels sont les leviers de changement dont nous disposons : faut-il et peut-on imposer des « quotas » de représentation ? Dans quelle mesure les éditeurs de manuels peuvent-ils être contraints ou incités à faire évoluer les contenus ? Quelle est la responsabilité des enseignants et peuvent-ils y apporter des modifications et, si oui, à quel moment ?
Enfin, la convention interministérielle pour l'égalité entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le système éducatif, signée en 2012 pour la période 2013-2018, met l'accent sur l'importance d'intégrer des formations à l'égalité et à la déconstruction des stéréotypes dans le cahier des charges de la formation - initiale et continue - des personnels enseignants, d'éducation et d'orientation.
Sur ce point, je m'adresse plus particulièrement aux deux représentants des ministères en charge des ABCD de l'égalité (Éducation nationale et Droits des femmes) : pouvez-vous nous dire si ces modules existent effectivement, s'ils sont effectivement dispensés et sous quelle forme, en particulier dans les nouvelles écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ESPE) ?
Je vous propose d'examiner chacune de ces trois importantes questions successivement, et vous suggère de vous présenter avant d'intervenir et de présenter succinctement vos travaux.
J'invite Mme Françoise Vouillot à répondre à notre première question : où se situent les points de blocage dans la chaîne du manuel scolaire qui pourraient expliquer la permanence de la sous-représentation numérique des femmes et la reproduction des clichés de genre. Est-ce au moment de la conception du manuel ou au moment de l'édition ?
Mme Françoise Vouillot, membre de la commission stéréotypes, rapporteure du groupe « éducation » du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE f/h). - Je suis maîtresse de conférences en psychologie de l'orientation à l'Institut national d'étude du travail et d'orientation professionnelle (INETOP) du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). C'est au titre de rapporteure du groupe « éducation » du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE f/h) que j'interviendrai. Dans une première phase de travail, notre groupe a traité deux sujets : la formation des enseignants et les manuels scolaires. Dans ce cadre, nous avons mené de nombreuses auditions et tenu une longue réunion avec le Syndicat national de l'édition (SNE), représenté par Mme Pascale Gélébart, chargée de mission « éducation » et directrice générale de « Savoir Livre », et Mme Magnart, présidente-directrice-générale des Éditions du même nom.
Les deux représentants du SNE que nous avons rencontrés se sont montrés quelque peu critiques vis-à-vis des méthodologies employées dans les études dénonçant les stéréotypes, notamment l'étude remise à la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE). Ils estiment que la situation s'améliore s'agissant des stéréotypes dans les manuels scolaires et sont prêts à travailler sur le sujet. Ils sollicitent un appui dans cette démarche, qui pourrait prendre la forme de recommandations d'experts ou d'une meilleure diffusion des recherches universitaires sur la question, auxquelles ils ont difficilement accès, apparemment. Les représentants des éditeurs sont par ailleurs opposés à toute labélisation et nous ont clairement indiqué qu'ils n'accepteraient pas d'avancer sous la contrainte.
En psychologie, on appelle cela le « contrôle externe » : les facteurs de blocage leur paraissent extérieurs à leurs organisations. Ils estiment que leurs manuels appliquent scrupuleusement les programmes scolaires - l'amont-, premier critère de choix des enseignants, qui je le rappelle, sont les prescripteurs - l'aval -. Par ailleurs, il ne leur semble pas opportun d'intégrer, comme je leur ai suggéré, un spécialiste du genre dans les équipes d'auteurs qui regroupent des enseignants choisis notamment pour leur technique pédagogique innovante. Il serait envisageable, à leur sens, d'impliquer un tel spécialiste dans la phase de relecture des manuels, mais cela même semble peu réaliste.
En résumé, le ministère de l'Éducation nationale doit mieux diffuser les travaux des chercheurs pour les rendre accessibles aux éditeurs ; les auteurs, qui sont des professeurs, doivent être sensibilisés et donc leur formation doit être adaptée en conséquence.
Par conséquent, les éditeurs restent ouverts à la réflexion et disent adhérer à l'objectif d'égalité. Les principaux leviers qu'ils envisagent sont la formation des enseignants et la conception des programmes.
Mme Amandine Berton-Schmitt, chargée de mission éducation au Centre Hubertine Auclert. - Je partage les conclusions de Mme Vouillot ; les obstacles se situent à chaque maillon de la chaîne du manuel scolaire, le problème étant que chacun se renvoie la responsabilité : les éditeurs renvoient à l'absence d'analyses sur le genre dans les programmes et les enseignants, aux défaillances des manuels scolaires sur cette question.
Les enseignants ne sont pas formés pour questionner les manuels scolaires qu'ils utilisent. Les éditeurs sont, quant à eux, peu sensibilisés au sujet. Pour expliquer la persistance de stéréotypes dans les manuels, ils invoquent souvent la problématique des délais de conception des manuels suite aux changements dans les programmes scolaires du lycée, trop courts pour favoriser l'innovation, voire même l'actualisation des sources iconographiques. Les derniers changements dans les programmes scolaires, révélés au printemps 2013 pour la rentrée de la même année, illustrent bien ce point. Aussi, nous observons que les manuels d'histoire de 2010-2011 utilisent les mêmes sources iconographiques, où les femmes sont invisibles, que les manuels conçus au début des années 2000.
Afin d'impliquer et de sensibiliser les éditeurs, le Centre Hubertine Auclert a conçu un prix pour valoriser le manuel le plus égalitaire dans le corpus de ses études. Je signale, qu'à ce jour, nous n'avons jamais réussi à décerner le prix égalitaire, mais seulement des encouragements, car aucun manuel ne satisfaisait aux critères fixés. Nous constatons par ailleurs le peu d'intérêt que manifestent les éditeurs lorsque nous les sollicitons pour participer à des sessions d'information, à des réunions de présentation de nos études ou ne serait-ce qu'à la remise du prix mentionné.
Je terminerai en reprenant la proposition de Sylvie Cromer, qui préconise de donner aux éditeurs des outils d'analyse concernant le genre. Nous pourrions envisager des manuels de l'enseignant traitant systématiquement de la manière d'intégrer le genre dans l'approche disciplinaire. À ce titre, le manuel réalisé par l'association Mnémosyne, association pour le développement de l'histoire des femmes et du genre, paru aux éditions Belin, propose des pistes pédagogiques concrètes à tous les niveaux de scolarité et dans tous les thèmes des programmes abordés, de l'école primaire à la classe de terminale.
M. Roland Courteau, rapporteur. - Permettez-moi de poser deux questions. Qui sont les auteurs des manuels scolaires ? S'agit-il d'enseignants en activité, d'enseignants retraités ou d'autres professionnels ? Et, par ailleurs, qu'en est-il de la formation délivrée aux enseignants pour leur permettre de détecter les clichés de genre ?
Mme Françoise Vouillot. - Les auteurs sont généralement des enseignants en activité, rémunérés pour cette tâche bien que la rémunération ne semble pas être le motif principal de leur participation. Les auteurs sont choisis par les éditeurs, le premier critère de choix étant l'innovation pédagogique. Peut-être fait-elle partie de ces méthodes novatrices ?
Mme Michelle Meunier. - Combien d'hommes et de femmes compte-t-on parmi les auteurs ?
Mme Amandine Berton-Schmitt. - Cela varie largement selon les matières à l'image de la supposée répartition « genrée » des disciplines. Néanmoins, d'après nos études, la répartition entre les hommes et les femmes n'a aucune influence sur le contenu du manuel. Nous ne pouvons donc tirer aucune conclusion sur le lien entre la composition mixte ou paritaire des équipes de rédaction et l'amélioration de la qualité des manuels du point de vue du genre.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - En tant que membre de la mission chargée de dresser un premier bilan de la mise en place des écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ESPE), je m'interroge sur les modalités pratiques de la prise en compte du genre dans les formations délivrées par ces nouvelles écoles.
Mme Emmanuelle Latour, adjointe à la cheffe du Service des droits des femmes et de l'égalité entre les hommes et les femmes, en charge des ABCD de l'égalité au ministère des droits des femmes. - Le Service des droits des femmes et de l'égalité a contribué à l'étude produite pour la HALDE en 2009 et s'associe aux recommandations qui en résultent, qui, vous vous en souvenez, ont, à l'époque, heurté le Syndicat national de l'édition (SNE). La réticence dont le SNE peut faire preuve en matière de lutte contre les stéréotypes dans les manuels scolaires tient certainement à l'absence de prise en compte de la problématique de l'égalité au sein de cette profession. Or, l'égalité entre hommes et femmes est une construction qui s'organise, qu'il s'agisse des pouvoirs publics, des collectivités territoriales ou de tout autre organisme.
L'approche intégrée de l'égalité ne s'improvise pas, c'est une compétence. Pour penser le contenu des enseignements à la lumière de l'égalité, en se méfiant des stéréotypes sexués ou sexistes, il faut disposer d'une grille de lecture, d'un savoir-faire et donc d'une formation. Cette approche repose sur la reconnaissance de compétences en la matière, identifiables au même titre que toutes les autres compétences techniques. Si, comme l'indiquait Mme Berton-Schmitt, les obstacles sont partout, c'est parce que la compétence « égalité » n'est nulle part. Or, lorsque le SNE demande une meilleure diffusion des résultats de la recherche ou de pouvoir disposer de manuels d'accompagnement en la matière, nous ne sommes pas dans une logique de transfert de compétences nécessaires. Les éditeurs devraient intégrer cette compétence parmi les critères de choix des enseignants-auteurs.
Une interrogation récurrente porte sur l'organisation adéquate pour assurer une approche intégrée de l'égalité : est-il préférable de désigner une personne référente dans la structure ou d'introduire la problématique aux différents niveaux de l'organisation ? Question qui s'est posée dans le cadre du comité interministériel pour l'égalité. Cette analyse nous a conduits à créer un Ministère des Droits des femmes et à déployer une « feuille de route » dans chacun des ministères. Cette analyse peut être dupliquée pour aboutir à une organisation performante et efficace sur l'égalité dans la chaîne du manuel scolaire.
M. Roland Courteau, rapporteur. - Existe-t-il un dialogue entre le ministère de l'Éducation nationale et les éditeurs ?
Mme Johanna Barasz, conseillère technique en charge des ABCD de l'égalité au ministère de l'Éducation nationale. - Ce dialogue est permanent, évidemment. Je me permets juste de signaler que, bien que parlant aujourd'hui des ABCD de l'égalité, je n'en suis pas directement chargée au sein du ministère : les ABCD sont pilotés par la Direction générale de l'enseignement scolaire (DGESCO), c'est-à-dire par les services techniques, alors que je représente ici, pour ma part, le cabinet du ministre. Ceci étant dit, s'agissant des blocages sur la chaîne du manuel scolaire, le premier maillon est celui des programmes. Ce n'est pas seulement une manière de « botter en touche » pour les éditeurs, c'est aussi une réalité. Sur ce point, l'égalité entre les filles et les garçons fait partie intégrante de la lettre de mission du Conseil supérieur des programmes (CSP), au sein des priorités fixées dans le cadre de la refondation de l'école et des programmes.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Encore une fois, je m'interroge sur les modalités pratiques de prise en compte de la question du genre. Nous allons entendre les sénateurs membres du CSP et nous leur poserons la même question : qui porte cette exigence au sein du CSP ?
Mme Johanna Barasz. - Vous soulevez un point important. Au-delà de l'élaboration des textes et de l'expression de la volonté politique, se pose effectivement la question de la mise en oeuvre opérationnelle. Je souligne néanmoins qu'il s'agit de la première fois qu'une telle volonté est exprimée dans le cadre d'une saisine officielle. Les travaux du CSP seront évalués à l'aune de la mission qui lui est confiée.
De la même manière, la loi d'orientation et de programmation pour la refondation de l'École de la République rappelle la mission des ESPE d'organiser des formations de sensibilisation à l'égalité entre les hommes et les femmes. Elle inscrit par ailleurs, dans le référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l'éducation, la mission de « se mobiliser et de mobiliser les élèves contre les stéréotypes et les discriminations de tout ordre et promouvoir l'égalité entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes ». En théorie, les bases sont donc aujourd'hui posées. Et ce n'est pas rien.
Nous savons néanmoins, à l'Éducation nationale, que de grandes intentions ont souvent été portées sans qu'elles soient suivies d'une traduction opérationnelle cohérente, pensée et intégrée. Beaucoup d'enseignants sont investis sur le terrain, mais il manque parfois un pilotage efficace qui permette de systématiser les choses. Les ABCD de l'égalité doivent répondre à cette exigence d'opérationnalité. Le programme sera énergiquement piloté, intégrera un module de formation des formateurs et de chacun des enseignants engagés dans ce programme, et fera l'objet d'une évaluation.
M. Roland Courteau, rapporteur. - Concrètement, combien d'heures de formation seront consacrées à la question de l'égalité ?
Mme Johanna Barasz. - Dans le cadre des ABCD de l'égalité, les formateurs bénéficieront d'une journée, voire une journée et demie, de formation. Le nombre d'heures de formation sera légèrement moindre pour les enseignants engagés dans le programme -de l'ordre d'une journée. Compte tenu de la manière dont fonctionne la formation continue, il est impossible de fixer un nombre moyen d'heures à consacrer à cette question. La formation continue découle du Plan national de formation (PNF) et les ESPE, en charge de mettre en oeuvre les formations sur les stéréotypes, ne disposent pas de cadre horaire précis pour le faire. Pour donner un point de comparaison, avant la création des ESPE, la formation initiale des enseignants à l'apprentissage de la lecture, au coeur de leur mission, représentait de l'ordre de dix à quinze heures. Le cadre horaire à consacrer à la formation aux stéréotypes est donc extrêmement contraint.
Mme Emmanuelle Latour. - Je souhaite apporter un complément d'information sur les ABCD de l'égalité. Je rappelle qu'il ne s'agit pas d'ajouter des modules de cours dans les programmes scolaires, mais bien de proposer des séquences pédagogiques produites par les enseignants eux-mêmes. Dans le cadre de la présentation de ces séquences pédagogiques, une formation pluridisciplinaire « Sensibilisation aux stéréotypes sexistes » a été délivrée aux inspecteurs d'académie, aux conseillers pédagogiques et, enfin, aux enseignants des 600 écoles engagées dans l'expérimentation. À l'issue de l'évaluation opérée par l'Inspection générale de l'Éducation nationale (IGEN) à la fin du premier semestre, nous étudierons le rythme de déploiement de l'expérimentation.
Si nous parlons « d'expérimentation », je précise que les enseignants réalisent des séquences pédagogiques sur l'égalité depuis des dizaines d'années. L'École a vécu 40 ans de mixité, 30 ans de politiques en faveur de l'égalité et 10 ans de conventions interministérielles pour l'égalité entre les filles et les garçons. Il existe de nombreux travaux, guides et séquences pédagogiques sur ce thème. Les ABCD de l'égalité constituent un outil complémentaire, qui vise à intégrer la question dans les programmes disciplinaires classiques, à travers notamment le choix d'exemples non sexistes.
Mme Johanna Barasz. - Les enseignants sont libres de mettre en oeuvre les ABCD de l'égalité à partir des séquences qui leur sont proposées et reçoivent une formation sur l'analyse de leurs propres pratiques, en matière par exemple de notation ou de distribution de la parole en classe. Avant même l'évaluation, les premiers retours de terrain sont très positifs. Ils révèlent un véritable impact de ces formations sur la manière dont les enseignants pensent leur travail et se projettent dans leurs missions.
M. Roland Courteau, rapporteur. - Les ABCD de l'égalité sont aujourd'hui au stade de l'expérimentation dans une dizaine d'académies. Mme Latour évoquait le bilan prévu pour la fin de l'année scolaire. Peut-on affirmer dès maintenant que le programme sera généralisé ?
Mme Johanna Barasz. - Le programme ne sera généralisé que si l'évaluation est concluante. Toutes les remontées de terrain dont nous disposons aujourd'hui nous laissent penser que ce sera le cas. Bien sûr, nous ne sommes pas sourds aux bruits venant du dehors. Pourtant, les ministres ont confirmé qu'ils ne montreraient aucune faiblesse face aux polémiques montantes au sujet des ABCD de l'égalité.
Une question demeure quant aux modalités de la généralisation, car il n'est pas envisageable de déployer dès la rentrée 2014 cet effort de formation pour les 200 000 enseignants du primaire. Cette question sera traitée dans le cadre de l'évaluation. Ce qui est sûr, c'est qu'il y aura un déploiement progressif.
M. Roland Courteau, rapporteur. - J'invite Mme Christine Guillemaut à nous présenter l'action du Laboratoire de l'égalité.
Mme Christine Guillemaut, coordinatrice du Laboratoire des stéréotypes au Laboratoire de l'égalité. - Le Laboratoire de l'égalité est une association « loi de 1901 », créée en 2010. Si, comme l'a indiqué Emmanuelle Latour, l'Éducation nationale travaille depuis longtemps en faveur de l'égalité, les manuels scolaires restent largement empreints de clichés et de stéréotypes. Au-delà du travail que nous pouvons réaliser auprès des enseignants, il nous paraît essentiel d'aborder la question des stéréotypes de manière large : les enseignants sont aussi des parents, des citoyens et, en tant que tels, ils véhiculent des représentations stéréotypées.
Le Laboratoire de l'égalité s'est donné la mission de « rendre visible l'invisible ». En 2012, il a lancé une campagne de sensibilisation, en diffusant un film publicitaire et des cartes postales - que je vous distribue pour les faire connaître - sur le thème des stéréotypes et des inégalités de genre. Cette campagne a donné lieu au Pacte pour l'égalité entre les femmes et les hommes, présenté à tous les candidats à l'élection présidentielle. Certaines de nos propositions ont d'ailleurs été retenues par l'équipe gouvernementale actuelle.
En 2013, le Laboratoire a identifié trois champs principaux de diffusion des stéréotypes : l'éducation, les médias et le monde du travail. Des ateliers thématiques ont été organisés, associant la Ligue de l'enseignement, France Télévisions et l'Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH). Pour déraciner les stéréotypes, il convient en effet de ne pas déconnecter l'éducation des autres sphères de la vie que sont les médias et le monde du travail.
À défaut d'éliminer les stéréotypes, nous travaillons à favoriser le regard critique sur les représentations stéréotypées. Dans le cadre de nos ateliers de travail, nous avons identifié sept familles de représentations au fondement des stéréotypes :
- il existerait des compétences spécifiques des femmes et des hommes : or, c'est toujours la compétence des femmes qui est questionnée et non celle des hommes ;
- il existerait une complémentarité entre les hommes et les femmes, à utiliser et valoriser ;
- l'égalité risquerait de gommer les différences entre les femmes et les hommes ;
- le faible nombre de femmes occupant des postes à responsabilité résulterait d'une autocensure des femmes, liée à un manque de confiance en elles ;
- il existerait des « qualités » et des « compétences » naturelles des femmes et des hommes ;
- les hommes ne seraient ni disponibles, ni capables de s'occuper des enfants (en témoignent les publicités présentant les hommes dans des postures déplorables lorsqu'ils s'occupent d'enfants) ;
- l'égalité engendrerait un risque de masculinisation des femmes et de perte de virilité des hommes.
Le Laboratoire a élaboré un document intitulé « Les stéréotypes, c'est pas moi, c'est les autres », qui vise à comprendre les stéréotypes et les raisons de leur ancrage. Le document, élaboré avec Catherine Vidal, neurobiologiste française, auteure de l'ouvrage « Le cerveau a-t-il un sexe ? », aborde la « fabrication des filles et des garçons », questionne le lien avec les facteurs biologiques et propose des « clés de décryptage » des stéréotypes. À travers plusieurs exemples, parmi lesquels l'idée largement véhiculée que « les garçons seraient plus doués en mathématiques », le document montre en quoi les inégalités renforcent les stéréotypes, qui eux-mêmes outillent les discriminations. Celles-ci viennent à leur tour alimenter les inégalités. De la même manière, les stéréotypes légitiment les inégalités, qui inspirent des discriminations, celles-ci renforçant aussi les stéréotypes.
En termes de préconisations, s'agissant des manuels scolaires, si les éditeurs se montrent réticents quant à un label sur les résultats, nous proposons de réfléchir à une labélisation de la démarche, qui valoriserait les éléments de méthode et d'organisation mis en place par les éditeurs - par exemple, des comités de relecture - pour aboutir progressivement à une amélioration de la qualité des manuels du point de vue du genre.
Mme Françoise Laborde. - Je trouve dommage que le document « Les stéréotypes, c'est pas moi, c'est les autres » adopte les couleurs rose et bleu. Je remarque tout de même que ces couleurs ne désignent pas les filles et les garçons, mais le rose pour les inégalités et le bleu pour les discriminations.
Mme Christine Guillemaut. - Dans ce document, le violet fait la synthèse du bleu et du rose.
M. Roland Courteau, rapporteur. - Je m'adresse à présent à Monsieur Tisserant. Quelles pistes ont été dressées suite à l'étude produite pour la HALDE et quelles mesures concrètes en ont découlé ?
M. Pascal Tisserant, enseignant chercheur, coordinateur de l'étude rendue à la Haute autorité de lutte contre la discrimination et pour l'égalité (HALDE) en 2009. - Je suis maître de conférences en psychologie sociale à l'Université de Metz. J'associe Anne-Lorraine Wagner, aujourd'hui en poste à l'École de management de Strasbourg, aux éléments que je vous présenterai.
Conformément à la commande de la HALDE, notre étude analyse la place de cinq groupes cibles dans les manuels scolaires : les femmes, les minorités visibles, les personnes en situation de handicap, les personnes homosexuelles et les séniors. C'est un angle d'observation très particulier.
Une revue de la littérature nous a permis de constater l'avance de certains pays, tels que le Canada, s'agissant des travaux concernant la place des femmes dans les manuels scolaires. Cette analyse souligne également une certaine hiérarchie des intérêts : on constate un très faible nombre de travaux portant sur les autres groupes cibles.
La méthode adoptée dans notre étude mêle des approches qualitatives et quantitatives. Elle comprend une analyse des manuels en fonction d'une grille de lecture, l'élaboration de questionnaires destinés aux enseignants et aux élèves et, enfin, une enquête auprès des responsables de huit maisons d'édition de manuels scolaires pour commenter les résultats de l'étude et identifier des pistes d'action.
Notre analyse souligne bien l'existence de stéréotypes de genre dans les manuels scolaires, bien que plus subtiles et insidieux que l'image « papa lit le journal et maman cuisine ». Néanmoins, nous constatons une amélioration par rapport à ce que révélaient de précédentes études. Les trois approches méthodologiques confirment par ailleurs la hiérarchie des intérêts révélée par la revue de la littérature : les stéréotypes sexistes sont moins présents que les stéréotypes relatifs aux autres groupes cibles.
Lors de nos échanges avec les huit responsables des maisons d'édition - toutes des femmes - nous avons constaté qu'étant pour la plupart engagées pour l'égalité entre les hommes et les femmes, elles ne voyaient pas de stéréotypes sexistes dans leurs manuels. Ces personnes se font confiance, comme nous tous avons confiance en la bonne éducation que nous avons reçue et estimons que nous ne sommes porteurs ni de stéréotypes, ni de préjugés. « Les stéréotypes, c'est les autres », comme Mme Christine Guillemaut l'a très bien dit. Notre enquête date de 2007, mais il semble que la situation ait très peu évolué depuis.
Par chance, certaines équipes de rédaction peuvent compter une personne particulièrement sensibilisée et dès lors produire un manuel de qualité au regard de la représentation de certains de ces groupes cibles. Ce constat rejoint une recommandation déjà évoquée : les maisons d'édition doivent progresser en compétence ou s'entourer d'experts sur ces questions.
M. Roland Courteau, rapporteur. - Est-il envisageable d'introduire un référent égalité au sein des comités d'auteurs ?
M. Pascal Tisserant. - Cela fait partie des mesures que nous pourrions préconiser. Aujourd'hui, avec du recul, je recommanderais d'inviter ces maisons d'édition à s'engager dans le « Label Diversité », un label d'État qui relève du ministère de l'Intérieur. Ce label, accordé après audit par des experts de l'AFNOR, me semble préférable au « Label Égalité », beaucoup plus facile à obtenir en présentant un simple rapport auprès de l'AFNOR. Toutes les entreprises engagées dans cette démarche de diversité, telles que TF1, France Télévisions ou encore Radio France, indiquent qu'il s'agit du meilleur cadre pour impulser une dynamique d'égalité dans leurs structures.
Mme Michelle Meunier. - Où peut-on trouver davantage d'informations sur ce label ?
M. Pascal Tisserant. - Vous pouvez vous référer au site Internet de l'AFNOR.
Mme Emmanuelle Latour. - Je souhaite apporter une précision. Le « Label Égalité » n'est pas plus facile à obtenir que le « Label Diversité ». Comme ce dernier, il est géré par l'AFNOR, par délégation de service. Ne concernant que l'égalité entre les hommes et les femmes, le « Label Égalité » est un moyen d'inciter les entreprises à s'y conformer. A l'heure actuelle, nous réfléchissons à une manière de rendre ce label plus attractif pour les entreprises : nous observons en effet que le « Label Diversité » est beaucoup plus diffusé dans le monde de l'entreprise, justement parce qu'il est peut-être plus facile à obtenir que le « Label Égalité ». Nous pourrons vous apporter des éléments précis en la matière si vous souhaitez engager un débat sur ce sujet.
M. Pascal Tisserant. - Les stéréotypes s'inscrivent dans un processus général : ils s'observent pour tous les groupes cibles, à des degrés divers. Aussi, la prise en compte de ces questions doit valoir pour tous les groupes. De nombreux travaux portent sur la place des femmes dans les manuels scolaires. Il serait intéressant de s'en inspirer pour en faire bénéficier les autres groupes cibles.
Au-delà de l'argument de la facilité, le « Label Égalité » ne concerne que l'égalité entre les femmes et les hommes, tandis que le « Label Diversité » aborde les vingt critères de discrimination recensés par la loi française. Pour reprendre l'expression de Jacqueline Laufer, directrice-adjointe du Groupe de recherche européen (GDRE) du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), sans vouloir « diluer » la question du genre dans celle de la diversité, j'estime que, d'un point de vue stratégique, il est intéressant d'adopter une approche transversale aux différents critères de discrimination. Une telle approche aurait certainement permis d'éviter l'émotion engendrée par l'incompréhension à l'égard du dispositif, par ailleurs très intéressant, des ABCD de l'égalité. La réflexion autour de la diversité me semble ainsi être l'un des meilleurs leviers pour réduire les discriminations.
Mme Christine Guillemaut. - S'agissant de la labélisation en général, j'estime que la contrainte constitue l'une des manières les plus efficaces de progresser. Il me semble essentiel de poser un impératif, un objectif à atteindre en un temps donné, comme cela a été fait pour la parité.
Le débat portant sur la diversité et l'égalité est ancien. À mon sens, une approche sous l'angle de la diversité risque de noyer l'exigence d'égalité entre les femmes et les hommes. Les critères de discrimination que vous évoquez concernent des groupes de personnes minoritaires. Or, comme vous le savez, les femmes représentent la moitié de la population et peuvent cumuler les différents critères, qu'il s'agisse du handicap, de l'origine ou encore de l'orientation sexuelle. Les retours d'expérience dans le monde de l'entreprise montrent que l'on travaille beaucoup, à raison, sur les questions des origines et du handicap, mais bien moins sur l'égalité entre les femmes et les hommes.
M. Pascal Tisserant. - Nous observons le contraire.
Mme Christine Guillemaut. - Votre perception ne correspond pas aux remontées de terrain dont nous disposons. Nos différences d'appréciations soulignent bien l'importance d'évaluer les impacts de ces travaux et dispositifs de manière plus approfondie.
M. Pascal Tisserant. - Je peux vous transmettre des articles et bilans attestant d'une prise en compte plus importante du genre que de l'origine dans les entreprises.
Mme Amandine Berton-Schmitt. - L'utilisation par M. Tisserant du terme « dilution » illustre bien à mon sens le caractère contre-productif d'une approche fondée exclusivement sur la diversité pour traiter du genre. Comme Christine Guillemaut l'a rappelé, les femmes ne sont pas un « groupe » au même titre que les autres groupes que vous mentionnez. Les retours d'expérience soulignent l'intérêt d'une approche forte et intégrée en faveur de l'égalité entre les femmes et les hommes. Les outils critiques d'analyse que pourra fournir la formation des équipes enseignantes, des auteurs et des éditeurs, pourront servir à l'analyse des autres critères de discrimination.
Paradoxalement, l'école a pu souffrir de la forte charge symbolique de l'École républicaine, qui n'admet pas de différenciation entre les uns et les autres, et plus particulièrement, entre les unes et les autres. Cette conception, louable à de nombreux égards, a contribué à dissimuler les inégalités et donc à masquer la nécessité de former les enseignants à la problématique de l'égalité entre les genres. Les travaux menés depuis de nombreuses années par Nicole Mosconi, professeure en sciences de l'éducation à l'université Paris X-Nanterre, soulignent l'importance de placer le curseur sur ces inégalités et de considérer l'égalité entre les hommes et les femmes comme un champ de compétences à part entière.
Enfin, en termes de pistes, je rappelle que les éditeurs s'opposent formellement à toute mesure fondée sur la contrainte.
M. Roland Courteau, rapporteur. - Je vous propose de poursuivre nos discussions autour de la deuxième question de notre table ronde. De quels leviers de changement disposons-nous ?
Mme Françoise Vouillot. - Dans le cadre du groupe « éducation » du HCE f/h, j'ai eu des contacts avec la rectrice de l'Académie de Créteil, également co-pilote du comité de pilotage de la Convention interministérielle, le secrétaire général adjoint du CSP, la cheffe du Bureau de la formation des enseignants à la Direction générale de l'enseignement scolaire, et le chef du Département de l'architecture et de la qualité des formations de niveau master et doctorat à la Direction générale pour l'enseignement supérieur et l'insertion professionnelle (DGESIP).
À travers ces différents échanges, nous avons perçu l'intérêt d'agir en amont et en aval des éditeurs dans la chaîne du manuel scolaire afin de les prendre en quelque sorte « en étau ». En amont, les éditeurs doivent mettre en oeuvre les programmes scolaires ; en aval, ils doivent s'assurer que leurs manuels seront achetés.
Les programmes scolaires ne sont pas élaborés par le CSP lui-même, mais par des groupes de travail qu'il pilote et dont il désigne les membres. Nous avons sondé le secrétaire général-adjoint du CSP sur l'éventualité d'y intégrer des référents sensibilisés à la question du genre. Les textes des programmes sont ensuite examinés par des commissions, puis arrêtés par les ministres compétents. Une piste envisageable serait d'intégrer un regard expert dans ces commissions. Le ministère de l'Éducation nationale a donc un rôle à jouer pour inviter le CSP à aller dans cette direction.
En aval, les prescripteurs sont les enseignants, d'où l'enjeu d'intégrer l'égalité de genre dans leur formation initiale et continue. Bien que la DGESCO et la DGESIP assurent que l'égalité tient toute sa place dans la formation des enseignants, les remontées d'information de certaines ESPE soulèvent quelques inquiétudes sur la place de l'égalité dans la formation initiale des équipes éducatives (enseignants, professeurs documentalistes, conseillers principaux d'éducation et conseillers d'orientation). Il convient que le ministère de l'Éducation nationale et le ministère de l'Enseignement supérieur et de la recherche garantissent une présence significative de la question de l'égalité dans les formations. Lors des auditions que nous avons organisées, nous avons par ailleurs évoqué l'opportunité d'intégrer la formation à l'égalité entre les genres parmi les critères requis pour l'accréditation des universités.
M. Roland Courteau, rapporteur. - Serait-il envisageable de conditionner l'accréditation à la présence effective de cette formation ?
Mme Johanna Barasz. - Comme cela a été souligné, la difficulté réside dans le passage de l'intention à la réalité de terrain.
S'agissant du CSP, dès lors que lui est assigné un objectif d'égalité entre les filles et les garçons et entre les hommes et les femmes, il est évident qu'il devra mobiliser des personnes formées à cette question dans les phases de relecture des programmes. Le ministère de l'Éducation nationale ne peut que répondre positivement à cette demande et s'emploiera à la relayer au CSP.
En ce qui concerne les ESPE, la problématique dépasse très largement la question de l'égalité. Si, je le confirme, les formations sur l'égalité ne sont pas toujours présentes, il en est de même pour toutes les formations concernant la transmission des valeurs de la République, qu'il s'agisse de la laïcité ou de la lutte contre toutes les discriminations. Aussi, il ne serait pas légitime de fonder une décision d'accréditation ou de non-accréditation sur la seule entrée du genre. La mise en oeuvre du tronc commun de formation doit être considérée dans son ensemble. Bien entendu, compte tenu de l'engagement du ministère de l'Éducation nationale en faveur de l'égalité, cette question ne sera pas négligée.
Enfin, sans entrer dans un débat de fond sur l'égalité et la diversité, il convient de tenir compte des contraintes de temps et de ressources que nous pouvons mettre à disposition des enseignants. Il semble essentiel, si nous mettons en place des sites de ressources sur les stéréotypes à l'usage des enseignants, de proposer des entrées communes à toutes les discriminations, afin de favoriser la circulation entre les sujets et de ne pas prêcher que des convaincus. J'ajoute que, du point de vue du ministère de l'Éducation nationale, le risque est avant tout celui de voir la question du genre « écraser » celle des autres discriminations. Nous observons en effet un certain consensus quant à l'importance de lutter contre les discriminations fondées sur le genre, ce qui n'est pas le cas, par exemple, s'agissant de l'homophobie.
Mme Françoise Vouillot. - Outre l'intégration de l'égalité dans la formation initiale et continue des enseignants, nous insistons sur l'importance de sensibiliser le corps des inspecteurs aux questions de genre. La rectrice de l'académie de Créteil suggérait que les rectorats le soient à travers le comité de pilotage de la Convention interministérielle. Nous préconisons par ailleurs d'intégrer la lutte contre les stéréotypes au Plan national de formation (PNF) qui, en 2013, ne comprend qu'une action sur la question, consacrée aux parcours scolaires différenciés des filles et des garçons.
Mme Johanna Barasz. - Le PNF propose tout de même une entrée par les stéréotypes.
Mme Françoise Vouillot. - Enfin, nous nous sommes intéressés aux acteurs qui achètent effectivement les manuels. Dans le primaire, il s'agit des communes ; au collège, du ministère de l'Éducation nationale qui finance le rectorat, lui-même subventionnant les établissements ; et au lycée, des régions, qui depuis 2004, réalisent directement l'achat pour les établissements ou fournissent des chèques-livres aux familles. Il conviendrait de réfléchir à des actions de sensibilisation de ces prescriptions.
Mme Françoise Cartron. - Il est vrai que les communes, l'État ou les régions financent l'achat de manuels scolaires, mais les seuls prescripteurs restent les enseignants. Les collectivités n'ont aucun pouvoir de décision en matière de livres scolaires. Il convient donc, avant tout, d'éclairer les choix des enseignants, dont la compétence pédagogique est exclusive. S'ils ne choisissent plus les manuels porteurs de stéréotypes, la production de ceux-ci se tarira. Les éditeurs ne comprendront que ce message.
Mais cela suppose que les principes de l'égalité soient intégrés à la formation des enseignants, aujourd'hui insuffisante sur ce plan, notamment dans les ESPE. Il convient, à travers un tronc commun, d'aiguiser le regard critique des enseignants sur les manuels, mais également sur les comportements différenciés qu'ils peuvent avoir vis-à-vis des filles et des garçons en classe, par exemple en matière d'activités proposées dès la maternelle, d'appréciation de la notation ou encore d'orientation au lycée. Notre système d'éducation est en effet marqué par des inégalités considérables, qui touchent à l'équilibre même de notre société. Aujourd'hui, à résultat égal, voire inférieur, les garçons seront davantage orientés vers les classes préparatoires que les filles.
Pour mettre en place la loi d'orientation et de programmation pour la refondation de l'École, il est essentiel de mobiliser les corps intermédiaires. Aussi, j'insiste sur l'importance de la formation des cadres et des inspecteurs. À ce propos, l'École supérieure de l'Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur et de la recherche (ESEN) dans sa forme actuelle ne me paraît pas être un outil de formation adapté.
Enfin, il est essentiel d'éduquer les enfants à décrypter les images qu'ils reçoivent, dans leurs manuels notamment, et à comprendre ce qu'elles véhiculent. En d'autres termes, il s'agit de leur apprendre à exercer leur esprit critique. L'enseignant a pour mission de transmettre un savoir, mais également de former les citoyens de demain, libres, égaux et critiques.
Mme Gisèle Printz. - Nous constatons que, bien que l'Éducation nationale se féminise, les stéréotypes persistent dans les manuels scolaires. Les enseignantes se sentent-elles concernées par cette question ? Ne disposent-elles pas de leviers d'action ?
Mme Françoise Vouillot. - En 1995, j'ai été nommée experte pour évaluer des actions académiques portant sur l'égalité des chances entre les filles et les garçons. Cette évaluation a permis de pointer un maillon faible dans le système : les corps intermédiaires, inspecteurs et recteurs. Tant que ce niveau n'est pas mobilisé, la volonté politique n'est pas relayée au niveau académique et les enseignants sensibilisés s'épuisent.
Je rejoins ainsi les propos de Mme Françoise Cartron : un chantier majeur est à ouvrir en matière de formation de ces corps intermédiaires, à travers l'ESEN et le PNF.
Mme Françoise Cartron. - Même les enseignants les plus mobilisés s'épuisent en raison du manque d'accompagnement. Certains sont découragés de s'entendre dire que la promotion de l'égalité n'est pas ce que l'on attend d'eux.
Mme Emmanuelle Latour. - La formation mise en place dans le cadre des ABCD de l'égalité s'inscrit bien dans un objectif de sensibilisation de tous les maillons de la chaîne afin de construire une culture commune de l'égalité. L'occasion est donnée de partager une même formation de sensibilisation à l'égalité entre les hommes et les femmes et à la lutte contre les stéréotypes sexistes. Au-delà de la connaissance théorique transmise, l'effet levier de la formation tient avant tout à la réflexivité qu'elle induit, conduisant chacun à interroger ses propres pratiques et à construire des solutions communes.
Dans le cadre de la Convention interministérielle pour l'égalité entre les filles et les garçons a été soulevée l'idée d'élaborer un palmarès des manuels scolaires. Il serait en effet envisageable d'établir un classement exhaustif des manuels sur des critères d'égalité, comme le ministère des droits des femmes l'a fait pour les entreprises en matière de respect de la parité dans les conseils d'administration. L'expérience nous indique que le secteur privé est sensible à ces distinctions.
M. Pascal Tisserant. - Le manuel scolaire est l'arbre qui cache la forêt, ou du moins, la symbolise. Aussi, il est essentiel de ne pas focaliser nos réflexions uniquement sur cette question. À cet égard, les discussions que nous tenons aujourd'hui me semblent aller dans le bon sens.
Je distinguerai deux sens aux actions que nous pouvons préconiser. En premier lieu, les actions peuvent s'adresser directement aux éditeurs. Elles prennent alors la forme de labels, voire de chartes, qui offrent un cadre de réflexion et permettent de fixer un cap. En second lieu, les actions peuvent viser les acteurs de l'Éducation nationale en général, qui peuvent faire peser une contrainte sur les programmes et sur le marché du livre scolaire, poussant alors les éditeurs à adapter leurs manuels. Il convient alors d'inciter les établissements d'enseignement supérieur à investir la problématique de l'égalité et de la diversité, dans l'enseignement, dans la recherche et dans le « vivre ensemble ». Il pourrait s'agir par exemple d'inviter les ESPE et l'ESEN à se rapprocher du « Label Égalité » ou du « Label Diversité ».
Mme Christine Guillemaut. - De manière paradoxale, la grande motivation que l'on observe sur le terrain contraste avec un certain immobilisme, sans doute lié à des noeuds gordiens qu'il faudra trancher. Aujourd'hui, nous avons pu identifier certains de ces blocages.
J'évoquerai un aspect que nous n'avons pas encore abordé. Il concerne le monde du travail, vers lequel se tournent les actions du Laboratoire de l'égalité. A l'occasion du Salon de l'éducation de 2013, plusieurs entreprises, telles que la RATP, Cap Gemini, Orange, l'Association nationale des directeurs de ressources humaines (ANDRH) et Vivendi, ont signé le Pacte du Laboratoire de l'égalité sur les stéréotypes. Ces entreprises s'inscrivent dans une démarche de changement culturel et de valorisation des talents et se disent aujourd'hui prêtes à embaucher des femmes et des hommes sur des postes « atypiques ». Pour appuyer cette dynamique, il convient de développer des passerelles entre l'Éducation nationale et le monde du travail. La RATP indique par exemple qu'à Paris, seulement 7,5 % des conducteurs de bus sont des femmes, faute de vivier suffisant de femmes formées pour ce poste.
Enfin, l'actualité souligne l'inquiétude des familles, qui certes sont instrumentalisées dans le débat qui a lieu dans la presse. Or la famille peut être un vecteur essentiel de lutte contre les stéréotypes, pour peu que nous fassions l'effort de fournir des explications, sur le choix des manuels scolaires notamment.
Mme Johanna Barasz. - J'apporterai des éléments de réflexion sur les démarches de labélisation ou de palmarès, en particulier sur la question de l'institution en charge de labéliser ou de distinguer les manuels. Le ministère de l'Éducation nationale ne pourrait pas distinguer un document sur des critères relatifs à l'égalité ou à la diversité, si celui-ci est susceptible de poser des difficultés au regard d'autres sujets critiques. Le contexte actuel de pression vis-à-vis de la littérature jeunesse et des manuels, en particulier la polémique récente relative au livre « Tous à poil », montre bien les difficultés que poserait la labélisation par l'État d'un document que d'aucuns pourraient contester. Par ailleurs, l'absence de contrôle des manuels scolaires par l'Éducation nationale découle d'une histoire, qui ne peut se lire qu'à l'aune de l'égalité entre les filles et les garçons. Elle implique une notion de liberté pédagogique, dont il faut tenir compte.
Ces propos ne visent pas à fermer la porte à la réflexion sur la labélisation. J'insiste simplement sur l'importance de pousser la réflexion dans ses détails pour mesurer toutes les implications des processus envisagés.
Mme Emmanuelle Latour. - Contrairement à une loi, le label n'est contraignant que pour les organismes qui s'y engagent. En termes de contrainte, le palmarès que j'évoquais est encore plus léger.
Je souhaite revenir sur la notion de compétences. Si la compétence pédagogique reste dévolue à l'enseignant, celle de l'État est de rappeler les valeurs de la République. Nous ne pourrons avancer que si nous reconnaissons à chacun son espace de compétence et d'intervention, et si nous appuyons l'idée que la compétence en matière d'égalité doit être construite et partagée. Le manuel scolaire n'est qu'un révélateur des stéréotypes sexistes, il agit comme un thermomètre. Or ce n'est pas en cassant le thermomètre que l'on pourra faire diminuer la température. Seule une compétence partagée permettra de faire reculer les stéréotypes.
A l'occasion d'une discussion sur le sujet qui nous réunit, Geneviève Fraisse, philosophe et historienne de la pensée féministe, nous expliquait qu'en détectant et en pointant les exemples sexistes, il était possible de transformer tout manuel scolaire ou livre de littérature jeunesse en outil d'éducation contre les stéréotypes. Dans cette perspective, au-delà de la réforme des manuels scolaires, l'enjeu est bien d'éduquer les enseignants à ce regard critique.
Mme Amandine Berton-Schmitt. - Je souhaite porter à votre attention une démarche intéressante pilotée par l'équivalent du secrétariat d'État à l'Éducation de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui a réuni les acteurs du champ éducatif pour réaliser un outil intitulé « Sexes et manuels ». Cette initiative, qui se distingue d'une démarche de labélisation, présente des exemples de mauvaises et de bonnes pratiques dans les manuels pour sensibiliser à la question.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Je vous propose de clore notre matinée, en vous remerciant très chaleureusement d'avoir participé à cette réflexion. Les prochaines réunions sur les « stéréotypes féminins et masculins dans les manuels scolaires » se tiendront les 17 avril et 15 mai 2014.
Prostitution - Audition de Mme Janine Mossuz-Lavau, directrice de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF)
Au cours d'une seconde réunion tenue dans l'après-midi, la délégation a tout d'abord entendu Mme Janine Mossuz-Lavau, directrice de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF).
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Nous poursuivons cet après-midi nos auditions sur le thème de la prostitution. Nous avons le plaisir d'accueillir Mme Janine Mossuz-Lavau, auteure, entre autres publications, d'une enquête sur la sexualité des Français et co-auteure d'une étude sur la prostitution à Paris.
Notre délégation souhaite approcher la problématique de la prostitution sous l'angle du client prostitueur : le fait que les hommes auraient des « besoins » sexuels plus importants que ceux des femmes correspond-il à une réalité, ou est-ce un stéréotype ?
Que pensez-vous de l'éducation à la sexualité ? Comment doit-elle être envisagée ?
Par ailleurs, votre point de vue sur le parcours de sortie de prostitution qui figure dans la proposition de loi en discussion et sur la pénalisation du client nous intéresse tout particulièrement.
Mme Janine Mossuz-Lavau, directrice de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF). - Je ne me prononcerai pas « pour » ou « contre » la prostitution. Je m'intéresse aux personnes prostituées, femmes, hommes, transgenres, que je suis sur le terrain depuis de nombreuses années. Mes propos porteront sur les clients, dans le prolongement de l'enquête que j'ai réalisée avec Marie-Élisabeth Handman, « La prostitution à Paris », publiée en 2005 aux éditions La Martinière.
Étudier les clients n'est pas chose facile : on ne peut aborder les hommes dans la rue pour les interroger ! Nous avons donc mené des entretiens avec les personnes prostituées, les policiers, les membres d'associations et les agents de diverses administrations. Mais s'il y a une offre, c'est qu'il y a une demande. Je me suis attelée à la tâche d'interroger les clients. Pour cela, aucune méthode expérimentale n'existe : j'ai dû « bricoler ».
Je me suis d'abord adressée aux hommes contactés dans le cadre de ma précédente enquête sur la sexualité des Français, au cours de laquelle j'avais retracé 105 « histoire de vies », et j'ai posé des questions autour de moi. Les résultats sont maigres : pour dix hommes qui disent n'être jamais allés voir une prostituée, un répond positivement.
Des personnes prostituées m'ont mise en contact avec certains de leurs clients que j'ai interrogés de manière anonyme. Les résultats ont alors été plus fructueux. Cependant je précise que je n'ai pas rencontré les « méchants », ceux que les prohibitionnistes mettent en avant, les clients violents, les violeurs, les assassins, les grands pervers ; j'ai été face à « monsieur tout le monde ». Les récits des prostituées elles-mêmes, bien sûr, ont été une autre source d'information.
Mes enquêtes me conduisent à distinguer aujourd'hui trois types de clients. D'abord, les clients accidentels, qui s'adressent à une prostituée en raison d'un manque - alcool, drogue, amour... - et qui, en général, ressortent déçus car ils n'ont pas rencontré l'attention qu'ils attendaient et ne renouvellent pas l'expérience. Ensuite, les hommes mariés ou en couple, mais insatisfaits. D'après les prostituées que j'ai interrogées, un client sur deux est marié et un sur deux vient pour une « gâterie » ou une fellation qu'il n'ose pas demander à sa compagne. L'un d'eux m'expliquait qu'il préférait recourir à une prostituée plutôt que de prendre une maîtresse, solution pour lui incompatible avec la vie de famille, et qu'ainsi il n'avait pas le sentiment de tromper sa femme ; de surcroît, il « ne risquait pas de tomber amoureux ». Il y a des hommes qui paient juste pour s'asseoir un moment et se confier, être écoutés. Troisième catégorie, les clients réguliers vivant seuls (veufs, célibataires, divorcés) n'arrivant pas à séduire, en raison de leur âge ou de leur timidité, ou qui y ont renoncé. Certains, par manque de temps ou par peur d'un investissement sans retour, préfèrent une passe tarifiée : « au moins j'ai la garantie d'obtenir ce que je recherche ; si je lève une minette, je dois l'inviter au restaurant, l'emmener en balade, je paye d'avance et cela me coûte beaucoup plus cher »... Un cadre de banque de haut niveau présente même une prostituée à ses parents comme sa fiancée ; un employé de banque qui habite un bel appartement raconte que les « filles de l'Est » qu'il ramène chez lui se font photographier dans sa cuisine pour faire croire à leur famille restée au pays qu'elles ont un certain niveau de vie en France. Il y a aussi le beau gosse timide, qui pourrait plaire mais se réfugie chez les prostituées ; celui qui vient pour évacuer son stress et parler, mais qui refuse l'idée de suivre une thérapie chez un psychologue.
Certains clients sont aussi prêts à payer plus cher pour une relation sans préservatif. Quant aux personnes prostituées, il y en a qui refusent, par exemple, d'être embrassées. Il faut mentionner les exigences des clients, notamment scatologiques. Les prostituées font état aussi une tendance lourde chez les clients : un besoin de domination. Des clients demandent à être frappés, piétinés, enchaînés. Ce sont souvent des hommes qui ont des responsabilités, bousculent les personnes qui sont sous leurs ordres, et qui viennent ainsi « expier », ou des époux brutaux avec leur femme. Ils attendent des prostituées qu'elles les traitent « comme des petites femmes », les délestant ainsi du poids de devoir paraître virils.
La dernière « Enquête sur la sexualité en France », de Michel Bozon et Nathalie Bajos, parue en 2006, a montré que 18,1 % des hommes avaient déjà eu recours à une prostituée : 1,3 % d'entre eux parmi les 18-19 ans, 6,1 % chez les 20-24 ans, 25,3 % des 50-59 ans et 30 % des 60-69 ans. De plus, 3,1 % des personnes interrogées ont eu recours à une prostituée au cours des cinq dernières années.
Je voudrais ajouter que pénaliser les clients ne fera pas disparaître le fait prostitutionnel mais développera, comme le montre l'histoire, les pratiques clandestines qui exposent davantage les prostituées et diminuent la prévention des maladies. Il s'agit du « plus vieux métier du monde ». Les historiens en trouvent trace en Mésopotamie 3000 ans avant Jésus Christ. Les réglementations sont très anciennes : un édit de Saint-Louis de 1254 punissait déjà d'extradition les « personnes officiellement prostituées ». La fermeture des « bordeaux », ou bordels, s'est alors accompagnée d'un développement de la prostitution clandestine, considérée comme un mal nécessaire pour éviter la violence sexuelle sur les femmes et les filles. En 1560, un édit fermant les bordels municipaux déplace la prostitution dans la rue. Sous Louis XIV, la lutte contre les femmes débauchées a eu les mêmes effets. Un préfet du XIXème siècle indiquait déjà qu'en aggravant la rigueur, on étendait « le cercle de la prostitution clandestine ».
De même, en 2003, la loi sur la sécurité intérieure qui sanctionnait le racolage passif a fait disparaître la prostitution des rues - c'est bien ce que réclamaient les riverains, qui sont aussi des électeurs - au profit d'une prostitution clandestine, dans les bois autour de Paris, les parkings, les aires d'autoroutes. Situation absurde, les associations qui circulent la nuit pour accompagner et aider les prostituées ne pouvaient plus accomplir la mission de prévention pour lesquelles elles étaient subventionnées.
Le texte voté à l'Assemblée nationale émet un signal contradictoire : il abolit la loi Sarkozy et semble dire aux personnes prostituées qu'elles pourront à nouveau travailler tranquilles ; mais il pénalise les clients, autrement dit leur interdit d'approcher les prostituées. Je n'en saisis pas la logique. Attention à ne pas faire plus de mal que de bien !
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Avez-vous interrogé des prostituées « traditionnelles », indépendantes, dont on sait qu'elles sont devenues minoritaires par rapport aux membres de réseaux de traite ? Existe-t-il vraiment encore des prostituées indépendantes ? Ne finissent-elles pas par tomber sous l'emprise d'un réseau ? Quid des « escort girls » ? Notre postulat est que le corps de la moitié de la population n'est pas une marchandise à la disposition de l'autre moitié. Comment libérer le corps des femmes ? Avez-vous retrouvé à La Jonquera les trois types de clients que vous avez identifiés ?
La proposition de loi sera, dit-on, examinée au Sénat plus tôt que prévu, avant l'été. Comment améliorer son contenu ? Elle transforme le « statut », en quelque sorte, des personnes prostituées : de délinquantes, elles deviennent victimes.
Mme Janine Mossuz-Lavau. - J'ai interrogé des prostituées indépendantes, mais aussi des Bulgares, passées par l'Italie par exemple, et qui sont sous la coupe de réseaux pour différentes raisons. Comment, au départ, peuvent-elles se débrouiller seule ? Certaines ont utilisé des passeurs pour venir à Paris et travaillent pour les rembourser, après quoi elles deviendront - pas toutes... - indépendantes. Toutes ne sont pas des femmes qui « flambent », contrairement au cliché répandu. L'une de celles que j'ai rencontrées, Albanaise, économisait de quoi ouvrir une boîte de nuit à Tirana.
Si l'objectif de la loi est de supprimer la prostitution et la traite, il ne sera pas atteint : les réseaux transféreront les femmes dans d'autres pays plus accueillants que la France. Les prostituées indépendantes tombent-elles vraiment dans les réseaux ? Je suis sceptique sur ce point. Souvent, ces femmes commencent sous la coupe d'un proxénète puis s'en libèrent. Je connais l'exemple de trois prostituées qui ont eu recours à un mercenaire pour se débarrasser du leur. Bien des prostituées indépendantes ne l'étaient pas au départ, elles le sont devenues. C'est plus difficile sans doute pour des femmes amoureuses de leur proxénète ou d'origine étrangère. Une « escort girl » gagnant beaucoup d'argent, agressée et retenue à son domicile par des hommes qui voulaient l'obliger à travailler pour eux, a réussi à se libérer et a déménagé. Depuis, elle est entretenue par un riche commerçant marié : elle n'a plus qu'un seul client. Sa situation est-elle pour autant différente sous l'angle de la prostitution ?
Bref, toutes les femmes ne sont pas victimes de traite et de réseaux, violées, droguées ; il y en a, bien sûr, mais le phénomène est bien plus complexe.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Avez-vous étudié le profil des proxénètes ?
Mme Janine Mossuz-Lavau. - Il est encore plus difficile de les approcher ! Les données recueillies par la police donnent des indications, mais incomplètes.
Vous évoquiez la marchandisation du corps humain. Les prostituées ne vendent pas leur corps, elles vendent une prestation. Leur corps, elles repartent avec, cela n'a rien à voir, par exemple, avec la vente d'organes. La transaction porte sur des services sexuels, pas sur leur corps.
Enfin, pour répondre à votre question sur le texte de la proposition de loi, si cela ne tenait qu'à moi, je supprimerais l'article 16 sur la pénalisation du client. Mais la proposition contient par ailleurs de très bonnes choses.
M. Roland Courteau. - Quelle est la proportion de prostituées indépendantes ?
Mme Janine Mossuz-Lavau. - Il est impossible de donner des chiffres car depuis 2003 la prostitution est de plus en plus clandestine. Par exemple, certaines étudiantes se prostituent grâce à Internet pour financer leurs études.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Est-ce un phénomène marginal ?
Mme Janine Mossuz-Lavau. - Il est beaucoup plus important qu'on ne le croit. Le bouche à oreille joue à plein, l'une raconte à l'autre combien elle gagne par semaine, tout en ayant le temps d'assister à tous les cours. Mais gagner beaucoup d'argent de la sorte constitue un piège. Elles sont ensuite tentées de continuer.
J'ai fait des conférences aux étudiants de l'école de journalisme de Sciences-Po Paris, pour leur expliquer comment on mène des enquêtes auprès des prostituées ou dans d'autres milieux difficiles. Lorsque j'ai évoqué le cas d'une prostituée gagnant 8 000 euros par semaine, j'ai vu certaines jeunes filles lever le sourcil et rester songeuses. Depuis, j'évite de donner des chiffres !
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Et La Jonquera ?
Mme Janine Mossuz-Lavau - Des bandes de garçons descendent dans cette ville frontalière pour aller voir les prostituées, comme on traversait la frontière dans le temps pour acheter moins cher les cigarettes.
M. Roland Courteau. - Le long des routes de l'Aude, on croisait des prostituées. L'importance pris par La Jonquera ne les a pas fait disparaître. Elles sont mêmes plus nombreuses.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Le fruit de la misère !
Mme Janine Mossuz-Lavau. - La prostitution est entrée dans les moeurs. À 7 heures du matin, les prostituées voient arriver les cadres en costume trois pièces, qui viennent chez elles avant de se rendre au bureau.
N'oublions pas non plus la prostitution masculine qui existe depuis longtemps. Le cinéma et la littérature s'en sont fait l'écho : « Vers le Sud » avec Charlotte Rampling ou « Libre » avec Josiane Balasko illustrent le cas de ces femmes riches qui viennent en Afrique pour assouvir leurs besoins sexuels auprès de jeunes gens musclés et pauvres. Au Japon, dans les quartiers chauds, on voit sur certains immeubles des panneaux avec les photos des jeunes hommes prostitués exerçant dans le bâtiment. On fait son choix comme sur un menu. Quand j'étais étudiante, deux jeunes hommes de mes amis, peintres, passaient de loin en loin la nuit avec des femmes mûres qui leur laissaient une enveloppe destinée aux « artistes nécessiteux ».
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Y a-t-il un lien avec la banalisation du sexe, notamment grâce à Internet ?
Mme Janine Mossuz-Lavau. - Je ne sais pas si la prostitution est un phénomène en hausse. Au XIXème siècle, on estime que le nombre de prostituées à Paris atteignait 40 000, soit plus qu'aujourd'hui.
On peut aussi tenir le raisonnement inverse : comme les personnes sont plus libérées sexuellement, le recours à la prostitution devrait diminuer. Autrefois, les jeunes garçons perdaient souvent leur virginité dans les bras d'une prostituée, le plus souvent aux frais d'un homme de la famille. C'est beaucoup plus rare aujourd'hui.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Je vous remercie.
Prostitution - Audition de M. Grégoire Théry, secrétaire général du Mouvement du Nid-France, et de Mme Claire Quidet, vice-présidente et porte-parole
La délégation a ensuite entendu M. Grégoire Théry, secrétaire général du Mouvement du Nid-France, et Mme Claire Quidet, vice-présidente et porte-parole.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Nous accueillons maintenant M. Grégoire Théry, secrétaire général du Nid-France, et Mme Claire Quidet, vice-présidente et porte-parole. Chacun connaît l'engagement et la mobilisation du Mouvement du Nid pour faire reconnaître la prostitution comme une violence faite aux femmes et pour mettre fin à l'impunité du client. La délégation aux droits des femmes a entrepris de travailler sur le phénomène prostitutionnel ainsi que sur le lien entre prostitution et pornographie et de réfléchir aux modalités d'organisation de l'éducation à la sexualité, indispensable dans une démarche de prévention. Nous nous intéressons aussi beaucoup à la prostitution étudiante.
M. Grégoire Théry, secrétaire général du Mouvement du Nid-France. - Le Nid accompagne 5 000 à 6 000 personnes prostituées par an. Il est actif en matière de prévention et intervient auprès de nombreux jeunes dans les établissements scolaires.
Le fait que la délégation aux droits des femmes se soit saisie de cette proposition de loi est essentiel. La prostitution n'est pas seulement un obstacle à l'égalité entre les sexes, c'est aussi une violence faite aux femmes, dont la gravité justifie la mise en place d'une politique abolitionniste. La prostitution est aussi un enjeu en termes d'inégalités de ressources car elle exploite la précarité et l'inégalité d'origines - les prostituées sont souvent des femmes de basses castes en Inde, des Amérindiennes au Canada, ou des migrantes en Europe. Le Conseil de l'Europe a rappelé que 80 % des Bulgares exploitées par les réseaux de prostitution étaient turcophones ou Roms. Violence et obstacles à l'égalité : ces deux enjeux justifient à eux seuls que l'on se penche sur la question.
Mme Claire Quidet, vice-présidente et porte-parole du Mouvement du Nid-France. - Il faut vraiment insister sur le fait que la prostitution est un système de violence à tous les niveaux. Chaque parcours d'entrée dans la prostitution est particulier mais des invariants existent : la précarité économique et le besoin d'argent viennent en premier, dans un environnement, par ailleurs, fait, dans la plupart des cas, de violence physique, sexuelle ou psychologique précoce. Les personnes prostituées ont une image d'elles-mêmes détériorée, elles n'ont pas pu se construire, n'ont pas été respectées et ne se respectent pas : on n'arrive pas à la prostitution par hasard. La précarité favorise le basculement dans le système prostitutionnel, mais bien des éléments dans le parcours de ces personnes expliquent ce basculement. Toute réflexion sur le sujet doit en tenir compte.
La prostitution est faite, au quotidien, de violence : celle des réseaux, des proxénètes, des clients... Les témoignages sont nombreux qui dénoncent les insultes, les coups, les chantages et les menaces ainsi que les viols commis par les clients. La violence de la société, du regard d'autrui, n'est pas, non plus, à négliger. Les personnes prostituées ne sont plus vues que comme des prostituées, non pas comme des personnes.
Et quelle violence de subir des actes sexuels à répétition - non désirés même s'ils sont acceptés - par manque d'argent. Quand les prostituées calculent le nombre d'actes sexuels subis dans leur vie, elles donnent des chiffres effrayants. Du reste, qui a déjà été amoureux au point de faire l'amour quarante fois par jour ? Peut-on vraiment prétendre, comme le font certains, que la prostitution découle d'une prétendue liberté à disposer de son corps ?
Il faut se battre contre les postures intellectuelles et les fantasmes véhiculés par les médias. Le travail associatif fait état d'une réalité bien éloignée de la prétendue liberté à disposer de son corps qui, aux yeux de certains, justifierait la prostitution. Pour toutes ces raisons, la prévention doit commencer tôt. Une étude canadienne a révélé que le taux de mortalité des personnes prostituées était quarante fois supérieur à la normale et que 60 à 80 % d'entre elles souffraient de graves psycho-traumas, qui continuent à produire des effets destructeurs longtemps après. Cela aussi, il faut en parler !
La prostitution est une violence destructrice. Pour la supporter, il faut « tenir son corps à distance ». Cette dissociation a de lourdes conséquences sur la santé physique et psychologique. « Mettre son corps à distance », c'est, par exemple, renoncer aux soins pour éviter de se rendre chez le médecin. Lorsque ces personnes sortent de la prostitution et prétendent reprendre leur vie en main, la maladie physique ressort en proportion de leur faculté à supporter la souffrance. L'une de celles que nous avons rencontrées a souffert d'un abcès dentaire pendant deux ans sans s'en rendre compte : cette douleur, lui a dit le dentiste stupéfait, n'aurait pu être supportée par personne. La consommation d'alcool, de médicaments ou de drogue est souvent aussi un moyen d'oublier ces maux.
La prostitution s'inscrit dans un continuum de violences qui a pris différentes formes par le passé : droit de cuissage et viol faisaient partie des aléas de la condition des femmes... Il a fallu du temps pour faire admettre que ces comportements étaient répréhensibles - encore plus de temps pour le harcèlement sexuel au travail, les violences conjugales ou le viol au sein du couple. La prostitution s'inscrit bel et bien dans cette chaîne de violences.
D'aucuns estiment que les formes de violences sexuelles ont toujours existé. Il faut être cohérent : les violences légitimées par l'argent ne sont pas plus recevables que les autres. Les hommes ne doivent pas être regardés comme pouvant disposer du corps des femmes sans tenir compte de leurs désirs à elles.
M. Grégoire Théry. - Il faut analyser l'impact de la prostitution sur l'ensemble des problématiques de l'égalité hommes-femmes. La prostitution serait justifiée par le caractère irrépressible des besoins sexuels masculins ou le besoin de domination ; d'autres peuvent évoquer le risque, si la prostitution était interdite, d'une explosion des viols et des violences par compensation. Ces idées doivent être combattues. Nul n'est pénalement responsable d'un acte commis sous l'emprise d'une force irrépressible, dit le code pénal... Alors comment, dans cette logique, pourrait-on condamner le viol ? Entretenir l'idée que les hommes ont vocation à laisser libre cours à une sexualité dominatrice aboutirait à miner la cohésion sociale.
Le droit de disposer de son corps n'est pas, comme semblent le penser les « 343 salopards » du manifeste du même nom, compatible avec le droit à disposer du corps de l'autre. Combattons ces idées dangereuses. La libération sexuelle consiste certes à s'affranchir des injonctions morales, mais aussi des situations de violence. La liberté sexuelle passe par l'affranchissement des forces du marché. Payer son loyer « en nature », rembourser son passeur en se prostituant, est-ce là la liberté sexuelle ?
Mme Claire Quidet. - Nous menons de nombreuses actions de prévention auprès des jeunes, dans les établissements de l'Éducation nationale, souvent à la demande d'infirmières ou d'enseignants inquiets de certains comportements - des fellations dans les toilettes pour 5 euros par exemple. Nous lançons un cri d'alarme : ces comportements se banalisent. Nous sommes parfois contraints de séparer garçons et filles pour libérer la parole de celles-ci, car seuls les garçons s'expriment lors de ces rencontres.
De nombreuses jeunes filles ignorent qu'elles peuvent dire non. Il faut dire que les moyens de pression sont terribles ; elles craignent d'être ostracisées ; « ils nous feraient notre réputation sur Facebook », expliquent-elles. Les filles se soumettent à des actes et des pratiques qu'elles ne désirent pas, ou pas encore - à 14 ou 15 ans, on n'est pas prête à tout, tout de suite. Les jeunes filles les plus fragiles sont évidemment les premières concernées ; d'autres subissent la pression du groupe, qui a une force considérable.
Notre environnement socio-culturel joue aussi : les clips, la télévision, les magazines ne leur fixent pour horizon que la séduction sous l'angle sexuel. Le développement personnel ou la culture sont dramatiquement absents. Les garçons n'attendent que cela d'elles. On se demande où est passée la libération sexuelle des jeunes filles. À l'inverse, la sexualité des garçons se voit ouvrir un « boulevard » ; il n'y a pas de limites à leurs exigences.
La pornographie met les filles très mal à l'aise, surtout lorsque leurs copains les contraignent à regarder ces films avec eux. Les pratiques sexuelles s'en inspirent et la demande de chirurgie esthétique - les seins, les lèvres - en procède directement.
Le Nid a mené une enquête sur la pornographie : 20 % des garçons déclarent en regarder régulièrement. La même proportion déclare pouvoir recourir un jour à la prostitution. Nous n'avons pas encore analysé le rapprochement que nous pourrions faire de ces données.
M. Grégoire Théry. - Grâce à des rapprochements statistiques de ces profils - le Nid a réalisé une enquête fondée sur un questionnaire adressé à 5 000 personnes -, on découvre que les garçons qui se disent capables d'acheter un acte sexuel sont, à raison de 40 %, des garçons qui regardent régulièrement des films pornographiques. Le lien entre pornographie et prostitution est évident.
Mme Claire Quidet. - L'idée - inconcevable il y a trente ans - de consentir à un acte sexuel pour de l'argent progresse chez les jeunes filles, sans qu'elles aient la moindre conscience des conséquences que cela peut avoir sur leur vie. Certaines entrent ainsi dans un engrenage. Lorsque l'acte est tarifé, le rapport d'égalité est brisé et la jeune fille devient une chose. Elle n'en avait pas conscience au début. Il faut donc passer absolument à une autre échelle dans la prévention en agissant contre les stéréotypes sexistes, les violences sexuelles et la prostitution.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - A la maternelle, les stéréotypes sont déjà là. Comment avancer ? Nous avons vu comment des propositions intéressantes suscitent des campagnes où elles sont instrumentalisées d'une manière très contestable.
Mme Claire Quidet. - La lutte contre les stéréotypes de genre à l'école est pourtant fondamentale. Il faut lutter également contre les situations d'emprise.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Comment intervenez-vous dans les écoles ?
Mme Claire Quidet. - Nous avons un agrément de l'Éducation nationale. Les établissements font appel à nous. Nous diffusons de la documentation lors des forums.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Il serait bon que nous puissions assister à l'une de ces sessions.
M. Grégoire Théry. - Nous avons des modules spécifiques dans les collèges et les lycées, comme une pièce de théâtre qui illustre les enjeux de la construction de soi et l'émancipation par rapport aux injonctions. Mais il faut changer d'échelle. Comment sensibiliser toute une génération, au-delà de ces 17 000 jeunes ?
Un mot sur la pornographie : ma génération - j'ai trente ans - y a été exposée, mais à un degré bien moindre que l'actuelle génération, connectée en permanence, qui ne peut y échapper. Deuxième différence, fondamentale : la génération actuelle est confrontée au « porno » à un âge prépubère, ce qui a des conséquences dramatiques sur la construction d'une personnalité. Il faut travailler avec les pédopsychiatres sur ce sujet et parvenir à limiter cette exposition. Enfin, quelle parole extérieure permet aux jeunes de prendre du recul sur ces sujets ? Les adultes n'osent pas parler, soit par gêne, soit par crainte d'entraver l'apprentissage sexuel... Or, il faut dire à nos jeunes que le « porno » n'est pas la sexualité.
Mme Claire Quidet. - Nous parlons constamment, dans nos ateliers, des conséquences de la pornographie et de l'hypersexualisation.
M. Grégoire Théry. - Il faudrait faire payer tout accès à un film pornographique sur internet. Ce serait efficace, les enfants n'ont pas de carte bleue ! Chantal Jouanno l'a proposé. Soyons créatifs en la matière.
Mme Claire Quidet. - Aujourd'hui, on ne peut plus protéger les enfants de la pornographie, accessible trop facilement sur de nombreux supports, notamment les téléphones portables. Dès lors, il faut parler de la pornographie, l'expliquer, évoquer la logique économique qui la sous-tend : c'est par l'appel aux instincts les plus bas que cette industrie rapporte. La meilleure prévention est la parole, l'accompagnement.
Quant aux jeunes qui n'ont pas de problèmes, qui se construisent sans obstacles, et qui réfléchissent à ce qu'ils voient, ils ne comprennent pas que la législation ne soit pas plus cohérente, qu'on laisse cette marchandisation du corps perdurer. Il faut que les jeunes apprennent dès le plus jeune âge qu'on n'achète pas un rapport sexuel. La dimension normative de l'enseignement est essentielle.
M. Grégoire Théry. - La proposition de loi part du principe - que nous partageons - que la prostitution est une violence et une atteinte à l'égalité. Dire l'inverse, c'est s'empêcher de résoudre le problème : la prostitution n'est pas un métier comme un autre. Pour la première fois en 2010, sous le gouvernement Fillon, la prostitution a été incluse dans la liste des violences faites aux femmes, et le plan interministériel 2011-2013 mis en oeuvre par Mme Roselyne Bachelot contre les violences faites aux femmes comprenait une importante mesure - n° 35 - relative à la mise en oeuvre de campagnes d'information contre la prostitution. La résolution adoptée par l'Assemblée nationale en 2011 s'inscrit dans cette logique, de même que la proposition de loi actuellement en discussion.
La convention de 1949 adoptée par l'Assemblée générale des Nations-Unies un an après la Déclaration universelle des droits de l'Homme reconnaît la prostitution comme un obstacle à la dignité de la personne humaine. En 2013, le Parlement européen a inclus la prostitution dans la liste des violences faites aux femmes. Le rapport de Mme Mary Honeyball, « Exploitation sexuelle et prostitution et conséquences sur l'égalité entre les femmes et les hommes », adopté tout récemment, le 4 février 2014, par la commission des droits de la femme et de l'égalité des genres (FEMM) du Parlement européen va dans le même sens. Si l'on admet tout cela, on ne peut revenir en arrière. Nous avons besoin d'un cadre normatif clair. La lutte contre la prostitution s'intègre dans la lutte pour les droits de l'Homme.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Je suis bien d'accord avec vous ! Un mot sur les parcours de sortie ? Comment les améliorer ?
M. Grégoire Théry. - Les dispositions prévues par la proposition de loi sur ce point sont satisfaisantes. Des commissions départementales, au sein des conseils départementaux de prévention de la délinquance, placés sous l'autorité du préfet et du procureur, piloteraient ces parcours de sortie : cette organisation est pertinente. Il conviendra toutefois de s'assurer que ces instances soient effectivement mises en place pour se consacrer à ce sujet. Mais les crédits budgétaires seront-ils à la hauteur ?
La première source de financement doit évidemment être le budget de l'État. Le produit des amendes et les biens confisqués ne sera pas suffisant et, surtout, il sera variable, aléatoire. La ministre des droits des femmes a annoncé 20 millions d'euros supplémentaires par an : nous espérons qu'ils seront effectivement consacrés à ces mesures.
L'article 706-3 du code de procédure pénale autorise les personnes prostituées à réclamer une indemnisation des préjudices subis du fait de leur proxénète ; et si le proxénète est insolvable, les commissions d'indemnisation des victimes d'infractions (CIVI) y pourvoient : certaines sanctions s'élèvent à 80 000, voire 120 000 euros.
Mme Claire Quidet. - Une loi ne réglera pas tout, il faudra mettre sur pied un réseau associant tous les acteurs : policiers, médecins, etc.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Il existe un module d'enseignement sur l'emprise mentale et sectaire à l'École normale de la Magistrature (ENM). Peut-on envisager la même sensibilisation des magistrats aux conséquences du système prostitutionnel sur les victimes prostituées ?
M. Grégoire Théry. - Un module existe sur la traite des êtres humains, dans le cadre de la formation continue. Revenons sur les moyens : il ne faudrait pas prétexter le risque de leur insuffisance pour ne rien faire. Il faut au contraire agir pour que les moyens nécessaires soient mobilisés.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Je suis d'accord avec vous. Avec de tels raisonnements, on renoncerait à lutter contre les discriminations. Merci beaucoup pour votre témoignage très éclairant.