Mardi 5 juin 2012
- Présidence de Mme Frédérique Espagnac, présidente -Audition de M. Ambroise Fayolle, administrateur représentant la France auprès du Fonds monétaire internationale (FMI)
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Merci d'avoir accepté notre invitation. Notre mission, après avoir enquêté à New-York et à Washington, aimerait recueillir votre avis, en tant que représentant de la France auprès du FMI, sur les moyens d'aller vers plus d'interaction entre le Fonds et les agences de notation.
M. Ambroise Fayolle. - Je suis très honoré de venir devant votre mission. Mon point de vue ne représentera pas nécessairement celui de l'institution, bien qu'il s'appuie largement sur les travaux que le FMI mène, depuis quelques années, sur les agences de notation.
Dans un rapport de 2010 sur la stabilité financière internationale, le Fonds a consacré un chapitre entier à la notation du risque souverain. Les agences notent de manière relativement acceptable le risque souverain, jugeait le FMI, tout en pointant l'importance des marges d'amélioration en matière de méthodologie. Son regard est plus sévère sur l'analyse des produits structurés, qu'il considère faible. D'après lui, deux défaillances mises à jour par la crise sont à corriger. D'abord, le caractère procyclique des notations de crédit, qui a malheureusement joué un rôle dans le déclenchement puis l'extension de la crise. L'abaissement d'une note dans la catégorie « spéculative » provoque de forts mouvements sur les CDS. Les analystes du FMI soulignent également, à la suite de Joseph Stiglitz lors de la crise asiatique, la moindre stabilité des notations souveraines en période de crise : 63% de stabilité pour les Etats souverains durant cette crise, 68% lors de la crise de 1997. Sachant que les baisses sont plus marquées et fréquentes pour les meilleures notations.
Ensuite, je voudrais évoquer le rôle excessif des références aux notations, y compris dans des contrats privés. C'est particulièrement évident pour la réglementation prudentielle : les agences ne sont pas soumises aux mêmes obligations que les banques, contrôlées par des superviseurs. Le problème n'est pas tant la notation en soi que la dépendance des investisseurs, des créanciers, des emprunteurs à son égard pour des raisons juridiques et prudentielles, mais aussi parfois de simple commodité.
Parmi les pistes de réforme, le FMI défend, comme la plupart des pays avancés, la réduction de la dépendance réglementaire aux notations. Cela passe par la suppression du recours automatique aux notations, en particulier dans la construction de certains indices obligataires. Ce processus, gardons-le à l'esprit, sera long si nous voulons éviter des effets collatéraux néfastes. En revanche, se passer de toute référence aux notations serait peu réaliste. Les petits investisseurs ont besoin de cet outil, étant dépourvus de capacité d'analyse propre. Ensuite, il faut continuer d'améliorer la régulation directe des agences de notation. Celle-ci donne des résultats, note le Fonds, à considérer les règles imposant des obligations d'enregistrement aux agences.
Concernant la méthodologie, les effets de seuil sont à limiter ; les experts considèrent qu'il faut encourager des approches tenant compte du cycle économique. Il serait préférable de mesurer directement la probabilité de défaut car, contrairement à ce que pensent de nombreux investisseurs, la notation ne la reflète pas forcément. Enfin, il faudrait porter plus d'attention à la composition des dettes souveraines, notamment à leur maturité moyenne. Dans ce domaine, la récente crise a eu ceci de positif que la demande d'une plus grande transparence de la part des émetteurs a contribué à améliorer la notation.
Le FMI souhaite le renforcement de la concurrence pourvu que cela n'affaiblisse pas la qualité des notations. Tout nouvel entrant devra passer par un processus très long d'acquisition de crédibilité. Il a fallu vingt ans à Fitch pour être reconnue aux côtés de Standard and Poor's et de Moody's. L'arrivée d'un nouvel entrant suppose également des ressources très importantes afin d'acquérir des méthodologies performantes et de recruter des analystes réputés. Enfin, il faut veiller au risque de conflits d'intérêts.
En quoi le FMI se distingue-t-il des agences de notation ? Il utilise peu les rapports et les notations des agences ; il en prend connaissance sans faire reposer son analyse des pays dessus. Il n'est pas noté puisque, contrairement à la Banque mondiale, il n'emprunte pas sur les marchés.
Lui-même ne note pas les pays, ce serait contraire à la nature profondément coopérative de l'institution. Le FMI n'est pas là pour classer les Etats membres, sa vocation est de leur accorder des prêts lorsqu'ils connaissent une crise de la balance des paiements. Et ce, à un taux d'intérêt qui est toujours semblable et totalement indépendant de leur notation. Le mandat de l'institution est de promouvoir la coopération monétaire internationale, la stabilité des changes et l'expansion harmonieuse du commerce international. Autrement dit, le FMI a un rôle de surveillance, pas de régulateur ni de superviseur. D'où la montée en puissance du Conseil de stabilité financière.
Le travail de surveillance bilatérale passe par l'établissement d'un rapport annuel, public ou non selon le souhait des Etats. Certains grands pays préfèrent la confidentialité. Ce rapport repose sur des visites approfondies auprès, dans le cas de la France, des présidents et des rapporteurs généraux des commissions des finances du Sénat et de l'Assemblée nationale, des services ministériels concernés ainsi que des banques et des grands acteurs de l'économie, comme le patronat et les syndicats. A partir de ce constat, qui fait l'objet d'une discussion avec l'Etat membre, les analystes formulent des recommandations de politique économique, qui sont soumises au conseil d'administration avant d'être rendues publiques. Le FMI travaille donc davantage en interaction avec les Etats que les agences de notation, ce qui n'exclut pas l'existence de tensions avec les pays. Quoi qu'il en soit, son objectif n'est pas d'établir un classement reposant sur des critères. Et puis, lesquels retenir ? Sans doute ne parviendrait-on pas à s'accorder sur ce point.
M. Charles Revet. - Il n'y a pas de lien direct entre probabilité de défaut et notation, avez-vous expliqué. Pouvez-vous préciser ? Le FMI tient-il compte des avis des agences de notation pour organiser ses interventions ?
M. Ambroise Fayolle. - La notation des agences traduit un constat posé à un moment donné sur un pays donné, elle ne tient pas compte de la capacité de cet Etat à trouver les ressources dans l'avenir pour éviter le défaut.
Pour le FMI, les avis des agences de notation ne sont qu'un élément de lecture parmi d'autres. L'institution réalise sa propre évaluation en lien avec l'Etat membre, à partir des travaux de ses économistes dont les spécialités vont des finances publiques à la réforme du marché du travail en passant par les taux de change. En sens inverse, les agences de notation doivent se servir de nos rapports. Quant à savoir si elles les intègrent dans leurs notations...
M. Charles Revet. - Vous classez les pays ?
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Les agences de notation sont sources de déséquilibres majeurs. Pour les réduire, une des solutions ne serait-elle pas de prévoir une publication à date fixe des évaluations du risque souverain ? Ensuite, le FMI, de par le rôle qu'il joue pour la stabilité des économies et des finances mondiales, ne devrait-il pas entretenir, même de façon officieuse, un dialogue plus étroit avec les agences de notation ?
M. Ambroise Fayolle. - A titre personnel, je ne verrais que des avantages à une évaluation à date fixe, cela éviterait des phénomènes d'accélération de crise en cas de retard pris dans la notation. Il y a effectivement besoin d'un dialogue renforcé avec les agences de notation. Je suis prêt à porter ce message dans l'institution, étant entendu que ce dialogue porterait sur les caractéristiques techniques et le suivi des réformes. L'évaluation des pays, elle, relève du lien entre l'institution et ses actionnaires.
M. Dominique de Legge. - Est-il arrivé que les notations des agences soient en complet décalage avec vos analyses ? N'y a-t-il pas une contradiction à refuser le dialogue avec les agences sur les notations souveraines ? Le rôle du FMI n'est-il pas de rétablir la vérité lorsqu'une agence délivre un avis caricatural ou trop rapide ?
M. Ambroise Fayolle. - Vue du FMI, la situation ne justifiait pas, l'été dernier, la dégradation des notes d'un certain nombre de pays européens. De même, on a pu s'étonner que les déclarations du secrétaire au Trésor américain sur l'existence d'un important problème méthodologique n'aient eu aucune conséquence sur la note des Etats-Unis. Pour autant, depuis 1990, et cela est écrit dans le rapport de 2010, on observe que la note des pays qui ont fait défaut a été abaissée dans la catégorie « spéculative » un an avant que le défaut ne survienne. C'est la preuve que la notation, si elle a sans doute un effet procyclique, ne déclenche pas, en tant que telle, le défaut.
Le FMI doit effectivement renforcer le dialogue, surtout informel, avec les agences de notation. Cela dit, et c'est la position du conseil d'administration, les informations particulièrement sensibles sur les pays doivent rester confidentielles, sans quoi cela affecterait la relation de confiance entre l'institution et les Etats membres.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - On a dégradé la note des Etats-Unis malgré une légère erreur de 2 000 milliards de dollars ! Le FMI n'aurait-il pas été dans son rôle en soulignant la légèreté de cette agence ? Peut-être aurait-elle pris davantage de précautions avant de formuler des jugements qui sont presque des verdicts.
M. Ambroise Fayolle. - Si ma mémoire est bonne, le FMI a traité cette affaire de façon indirecte.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Le FMI n'est pas le Vatican, tout de même !
M. Ambroise Fayolle. - Critiquer ouvertement l'agence, cela serait revenu à donner encore plus d'importance à sa note. Nous aurions aussi donné le sentiment que l'institution, en raison du rôle qu'y jouent les Etats-Unis, n'était pas indépendante.
M. Robert del Picchia. - Reste que les agences ont fini par dégrader la notation des Etats-Unis. Un médecin peut se tromper dans un diagnostic sans être nécessairement mauvais... Certaines informations sont sensibles, soit. En revanche, rien ne vous empêche, vous qui avez pour mission de défendre les intérêts de la France au FMI, de dialoguer avec les agences de notation.
M. Ambroise Fayolle. - C'est exact, quoique ce dialogue institutionnel avec les agences de notation passe surtout par la direction générale du Trésor et l'Agence France Trésor. Cette piste est intéressante, j'en conviens, y compris pour suivre l'application des réformes au sein des agences de notation.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Avec la mondialisation, les agences de notation sont devenues un passage obligé. Se pose un problème de concurrence. Le droit d'entrée sur le marché est lourd et suppose des investissements à long terme. Comme modérateur et juge de paix, ne faut-il pas plutôt retenir une agence de notation à but non lucratif ? Elle rendrait un avis collégial sur les dettes souveraines, qui ne serait pas celui du FMI. Nous avons besoin d'une telle entité indépendante pour éviter de nouvelles erreurs d'appréciation, celle qui a été commise sur les subprimes nous a coûté la crise.
M. Ambroise Fayolle. - Cette réflexion intéressante doit être approfondie. Si les débats de ce juge de paix portent sur la méthodologie, le risque est d'augmenter la dépendance mécanique aux notations. Je m'explique : les agences de notation pourront, en cas de difficulté avec leur notation, rejeter la faute sur le juge de paix qui aura validé leurs méthodes.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Cette dépendance existe déjà !
M. Ambroise Fayolle. - Depuis 2009, l'Europe s'efforce de la réduire. Autant la notation est indispensable aux petits investisseurs, autant les grands établissements financiers ont la capacité de construire leurs indices obligataires sans y recourir.
M. Robert del Picchia. - Utiliser la notation leur coûte moins cher.
M. Ambroise Fayolle. - Certes ! Aux autorités publiques d'intervenir pour réduire la dépendance à la notation.
M. Robert del Picchia. - Comment ? Quand on va voir son banquier, on attend de lui des conseils sur le risque...
M. Ambroise Fayolle. - Les grands établissements financiers pourraient construire eux-mêmes leur propre évaluation.
M. Robert del Picchia. - Je me fais l'avocat du diable : les investisseurs auront toujours besoin d'être conseillés ! En ce moment, la notation joue peu car il y a beaucoup d'argent sur les marchés. On ne peut empêcher quelqu'un de donner un conseil.
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Si une agence de notation publique était créée, serait-elle capable de gérer les conflits d'intérêts ?
M. Ambroise Fayolle. - Les Etats membres notés par leur agence ? On peut envisager un travail sur la gouvernance pour gérer le risque de conflit d'intérêts.
M. Charles Revet. - La légèreté des agences de notation a des conséquences d'une très grande gravité, nous l'avons vu pour l'Espagne et la Grèce. Le FMI serait mieux armé que les agences de notation pour apprécier le risque souverain. Comment peut-il intervenir et, éventuellement, tirer la sonnette d'alarme ?
M. Ambroise Fayolle. - Le FMI, dans le cadre de sa mission de surveillance de la situation économique dans chacun des Etats membres, formule des recommandations en matière de politique budgétaire et monétaire, de taux de change et de réforme des structures de l'économie. Libre à l'Etat de leur donner suite ou non. Le Fonds intervient également de manière préventive, dans des pays dont il considère que la politique économique est de bonne qualité, je pense par exemple au Mexique ou à la Pologne, en leur donnant accès à ses ressources en cas d'attaque de leur risque souverain. D'ailleurs, ces mesures, bien qu'elles n'aient pas été mises en oeuvre, ont entraîné la baisse mécanique du taux d'emprunt de ces deux pays sur les marchés internationaux. Le cas le plus difficile est celui des pays où la balance des paiements est déséquilibrée. A la fin des années 1990, on a beaucoup débattu du rôle du FMI en Argentine. Or, à lire les archives, on voit que ce pays a fait le choix d'une politique budgétaire particulièrement restrictive pour maintenir un lien fort avec les Etats-Unis. Nous en revenons au caractère profondément coopératif de l'institution.
M. Robert del Picchia. - La coopération ne fonctionne pas toujours bien. Dans beaucoup de pays, en Afrique et ailleurs, la politique prônée par le FMI a provoqué les protestations de la rue.
M. Ambroise Fayolle. - Pour avoir dirigé une mission du FMI dans un pays africain, je sais que le redressement de la balance des paiements nécessite de prendre des mesures difficiles, qui ne sont jamais populaires. Le moment est toujours douloureux pour le pays. Trop longtemps, on a appliqué les mêmes politiques partout ; nous essayons de changer les choses : il n'y a plus de volonté de privatiser à tout crin, le consensus de Washington a vécu. Pour les pays africains sous programme, les dépenses sociales sont sanctuarisées, quitte à ce que le FMI donne davantage. Nous avons conscience de pouvoir faire mieux.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - L'Argentine a coupé toute relation avec le FMI et la Banque mondiale, au motif que leur politique affamait le peuple. Elle ne s'en est pas plus mal sortie pour autant...
Le FMI prête à tous les pays au même taux. Ce système ne pourrait-il être adopté par la BCE, qui prête à des banques qui, à leur tour, prêtent aux Etats à des taux variables selon les pays ? Une telle mesure ne serait-elle pas facteur de stabilisation ?
M. Robert del Picchia. - On aura besoin des agences pour savoir si le pays pourra rembourser !
M. Ambroise Fayolle. - Sur ce sujet, si vous le permettez, je reviendrai vers vous.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - C'est une question à caractère politique certes, mais qui a des incidences économiques fortes.
M. Ambroise Fayolle. - Je ne peux parler que de ce que je connais. Le FMI est un créancier privilégié : il n'a jamais été confronté à un défaut, même l'Argentine l'a remboursé. En contrepartie, il prête aux Etats à des conditions très favorables, sans collatéral. Cela permet une proximité dans le cadre de programmes qui sont nécessairement difficiles. Je regrette de ne pouvoir répondre à votre question.
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Je vous remercie de ce que vous nous avez apporté. Nous reviendrons peut-être vers vous avant de finaliser notre rapport.
Audition de M. Michel Aglietta, professeur d'économie à Paris X-Nanterre et membre de l'Institut universitaire de France
Mme Frédérique Espagnac, présidente. - Merci d'avoir accepté notre invitation. Nous souhaitons connaître votre sentiment sur la place et le poids pris par les agences de notation dans la finance mondiale et les possibilités de régulation.
M. Michel Aglietta, professeur d'économie, membre de l'Institut universitaire de France. - Il n'est guère surprenant que les agences de notation soient nées aux Etats-Unis : le capitalisme financier américain étant un capitalisme de marché, il a besoin d'une information publique pour fonctionner. Les agences de notation sont apparues au début du XXe siècle : création en 1909, de Moody's et, en 1916 de Poor's Publishing Company, qui rassemblent des informations jusque-là dispersées pour le compte des investisseurs. Il ne s'agit à ce stade que de notation d'entreprises.
Puis vient la Première Guerre mondiale, qui crée de la dette publique en Europe, financée par les banques et les fonds d'investissement américains. Ceux-ci cherchent donc à obtenir de l'information sur les titres qu'ils possèdent en Europe. Pour la première fois, il y a une demande d'information publique sur les dettes publiques. Avec la grande dépression, les agences perdent de leur importance : il n'y a plus d'émission de titres de dette publique vendus sur les marchés ; tout est financé par les banques centrales ou par les placements privés, à travers des institutions financières.
Ce n'est que dans les années 1970 que les agences de notation reviennent sur le devant de la scène. En 1970, la crise dite du « papier commercial » aux Etats-Unis, avec la faillite de Penn Central, provoque l'intervention de la Fed pour éviter que le système bancaire ne s'effondre, et nourrit la demande d'information publique. En 1974, une nouvelle loi sur les retraites américaines change la responsabilité fiduciaire des fonds de pension : on ne contrôle plus les allocations elles-mêmes mais l'ensemble du comportement d'allocation d'actifs. Ce contrôle de marché sur les fonds de pension entraîne un besoin d'information. En même temps, le mode de tarification des agences passe d'un paiement par les investisseurs à un paiement par les débiteurs, ce qui change la nature des conflits d'intérêts.
S'ensuit une période de globalisation financière. Dans les années 1980, la crise en Amérique latine se résout par la transformation des créances bancaires en titres obligataires : les « Brady bonds ». Le financement de marché se développe au cours des années 1990, et lance la notation souveraine mondiale. Si la notation souveraine n'est pas sollicitée par les Etats, ce n'est pas le cas de la notation des entreprises, qui peuvent difficilement émettre des titres obligataires sans être notées. Les trois grandes agences prennent une importance croissante, bénéficiant de rendements d'échelle : les coûts fixes pour rassembler une base de données sont tels qu'il est difficile d'entrer sur ce marché.
Enfin, les régulateurs - gouvernements et banques centrales - ont imposé la référence aux notations dans les contrats financiers : il faut être noté pour pouvoir émettre. C'est donner aux agences un pouvoir considérable. En outre, les accords de « Bâle II » ont introduit dans les ratios prudentiels bancaires en capital non plus des notes forfaitaires, comme le prévoyaient les accords de « Bâle I », mais l'idée qu'il y a une méthode standard d'évaluation des actifs pondérés des risques de la part des banques - définis par les agences. C'était introduire le loup dans la bergerie.
Toutes les tentatives de créer une nouvelle agence internationale ont échoué ; les agences asiatiques restent cantonnées à leur marché local. Les trois agences constituent un oligopole très puissant.
L'objectif de la notation est d'évaluer la qualité des crédits, mesurée par la probabilité de défaut d'un agent économique qui a contracté la dette. La perte en cas de défaut n'est pas évaluée, seulement la probabilité de défaut. Pour définir la qualité des crédits, il faut extraire le risque pur de crédit dans l'ensemble des risques que porte un titre : risque de change, risque opérationnel, risque juridique, etc. Identifier la capacité d'un émetteur de porter sa dette jusqu'à échéance suppose une méthode. Or les agences de notation n'ont pas de modèle théorique de référence : leurs méthodes sont purement empiriques. D'où un problème d'évaluation de la qualité de leurs notations.
Les agences exercent en réalité trois métiers différents, sans aucune synergie ni points communs : l'évaluation des dettes de marché des entreprises ; l'évaluation des crédits structurés de titrisation, à l'image des subprimes, qui n'ont rien à voir avec la dette ses entreprises ; l'évaluation des dettes souveraines. Les agences existantes n'ont d'expertise que dans la notation des entreprises ; dans les deux autres domaines, elles ont échoué.
Les agences notent les entreprises à travers le cycle, c'est-à-dire en mesurant la capacité intrinsèque de l'emprunteur d'honorer ses dettes : on ne dégrade pas une entreprise au motif que le pays dans lequel elle se trouve est en récession. Elles ont pourtant dégradé des Etats pour cette même raison... La qualité du travail de notation des entreprises peut être contrôlée parce qu'il y a une méthode statistique. Du fait de leur ancienneté, les agences disposent d'une gigantesque base de données d'événements de crédit. C'est une base statistique pour calculer leur performance avec une certaine fiabilité : on peut, via le backtesting, voir si les entreprises qui ont fait faillite étaient bien celles dont la note était la plus faible. L'agence doit tenir compte dans sa notation de la profitabilité de l'entreprise, de sa capacité à aller sur les bons marchés, à prendre le tournant de l'innovation. Hormis quelques cas spectaculaires au début des années 2000 dus à des crises de gouvernance, comme la faillite d'Enron, leur performance est dans l'ensemble honnête.
En revanche, la notation souveraine n'est en rien comparable à celle des entreprises. Un Etat n'est pas une entité qui a pour fonction de faire des profits et de rentabiliser un capital. Une entreprise peut disparaître, mais un Etat vit infiniment : la notion de faillite n'a pas le même sens. Une entreprise est en faillite quand son bilan fait apparaître un actif net négatif. Or un Etat n'a pas de bilan : son actif principal est sa capacité à taxer. Aucune définition de la solvabilité issue de la comptabilité privée ne s'applique.
C'est la soutenabilité de la dette qui est en question, sa capacité à honorer ses flux de remboursements, soit en remboursant, soit en renouvelant les dettes, à l'infini. Un modèle de référence, une méthode statistique sont impensables : les Etats, et a fortiori les défauts d'Etats, sont trop peu nombreux. Il est absurde de leur appliquer des critères de performance comme à des entreprises !
Les agences n'ont pas de compétence spécifique en matière de notation souveraine : leur jugement, purement subjectif, se fait à partir de considérations macroéconomiques banales - balance des paiements, taux d'inflation, taux de croissance, déficit public, etc. - du niveau d'un étudiant en maîtrise ! Il n'y a aucun lien rigoureux entre le discours qui accompagne la note et celle-ci.
Les agences ne sont pas capables d'extraire le risque pur de crédit des entités publiques. Elles retiennent un certain nombre de critères - par exemple, savoir s'il s'agit d'un Etat démocratique - puis les pondèrent au doigt mouillé. Résultat, nul ne sait pourquoi telle agence a mis telle note à tel Etat.
Un tel processus est forcément pro-cyclique. En même temps, il a parfois des conséquences inattendues : la dégradation de la note des Etats-Unis en août 2011 s'est ainsi accompagnée d'une baisse des taux d'intérêt américains.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Ce n'est pas une conséquence.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Mais une corrélation !
M. Michel Aglietta. - La Fed est immédiatement intervenue pour neutraliser la dégradation de la note en achetant des titres, ce qui a fait baisser les taux.
M. Jean-Pierre Caffet. - C'est donc une conséquence indirecte.
M. Michel Aglietta. - Bien entendu. Si la dégradation de la note avait traduit un risque pur de crédit, la Fed n'aurait rien pu faire : elle n'a agit que sur le risque de liquidité ! Au même moment, les taux d'intérêt sur les obligations émises par l'Etat britannique baissaient, alors qu'ils augmentaient sur les bons du Trésor français. Rien à voir avec une amélioration ou une dégradation des fondamentaux dans ces deux pays ! Simplement, la Grande-Bretagne a, avec sa banque centrale, un prêteur en dernier ressort ; la France, n'en a pas. Les marchés, obnubilés par le risque de liquidité, ont donc distingué dette française et dette britannique, alors que celles-ci sont au même niveau, et que la dette britannique augmente plus vite...
Les marchés financiers raisonnent selon un processus réflexif : est liquide ce que je crois qui pourra être vendu demain à un prix que j'espère ; je dois donc anticiper ce que pensent les autres. La liquidité est une convention qui découle de ce jeu réflexif. C'est le raisonnement qui a tant servi à George Soros, notamment en 1992 sur la livre sterling : les marchés sont incapables de prévoir le futur mais élaborent des croyances sur le futur. L'interaction des opérateurs de marché fait de croyances disparates une croyance commune, qu'on appelle la convention de marché, et qui se manifeste dans le prix de marché. Cela découle d'un processus de polarisation, dont le catalyseur peut être une variable économique mise en exergue, ou un « prophète ». Ce dernier a souvent raison, non parce qu'il prédit l'avenir, mais parce que chacun croit que les autres croient à ses prédictions. Les agences se sont imposées comme prophètes, obtenant un pouvoir formidable du fait du retour du futur sur le présent : la croyance qui se forme revient à agir sur le réel. Le rôle des agences de notation en devient hypertrophié et dangereux. On est obsédé par la liquidité et on n'évalue plus le risque de crédit.
Que s'est-il passé dans la zone euro ? Les travaux économétriques montrent une corrélation entre la dégradation des notes et les taux d'intérêt sur les émissions nouvelles, et entre la dégradation des notes et le prix des credit default swaps (CDS) sur les obligations souveraines. A priori, le CDS est le produit dérivé qui devrait identifier le risque de crédit. Or l'antériorité d'une variable sur l'autre s'observe dans les deux sens... Ainsi, à chaque fois que la Grèce a connu une forte tension sur les taux obligataires, les CDS sont antérieurs au prix obligataire ; dans les phases plus paisibles, c'est l'inverse. En période de fort stress de liquidité, les agences de notation ont contribué à accentuer le stress.
On observe un effet de forte cyclicité, qui résulte de la réflexivité des marchés. Dans certains cas, les agences de notation suivent le marché, dégradant la note une fois que les taux d'intérêt ont monté. Mais, en période de fort stress de liquidités, elles l'accentuent en jetant de l'huile sur le feu. C'est le cas pour l'Espagne, l'Italie et la Grèce.
Comment réguler les agences ? Il faut revenir sur le métier qu'elles exercent. Quelle est l'utilité sociale de ce métier ? Première position : les agences sont des intermédiaires sur le marché de l'information, qui produisent un input pour les marchés financiers. Elles transforment des informations éparses, la note servant à l'élaboration du prix. Il s'agit donc d'une industrie « amont » oligopolisée, le marché financier étant l'aval. Si l'on considère que la notation des entreprises est un produit de marché, il faut renforcer la concurrence. Or les trois agences ont été placées au coeur de la régulation prudentielle bancaire et des contrats financiers. La Securities Exchange Commission (SEC) américaine préconise donc de supprimer toute référence aux agences dans tous les contrats financiers et dans « Bâle III ». Il faudrait que les banques centrales jouent le même jeu, afin de banaliser complètement les agences et qu'elles retrouvent la place qui était la leur au début du XXe siècle. On réduira ainsi l'effet de polarisation. Il faut également favoriser la concurrence, en facilitant, via des avantages fiscaux, l'arrivée de nouvelles entreprises sur le marché.
Il y a une autre vision des choses, qui s'applique davantage à la notation souveraine. On peut en effet considérer que l'agence produit un service public, que la notation souveraine est un bien public, qui ne peut à ce titre être produit par un marché. L'utilisateur essentiel en est l'Etat lui-même. Dès lors, cela implique que l'Europe, dans le cadre du processus d'union budgétaire, se dote d'une agence publique indépendante. L'information conçue comme un bien public est de même nature que la monnaie, qui a engendré la notion de banque centrale indépendante. Pour bien évaluer la soutenabilité budgétaire, il faut la dissocier du problème de liquidité. Il faut donc une agence qui évalue sur le long terme, de manière intrinsèque, les finances publiques, et livre son évaluation aux responsables, à commencer par la puissance publique. Cette agence publique indépendante doit avoir accès à des informations internes sur les finances publiques pour distinguer, à l'intérieur de la structure du budget, quelles sont les dépenses productives de valeur future. Elle doit également analyser l'effet d'une structure de recettes sur la croissance. La notation devient dès lors un sous-produit du travail d'évaluation. Une agence publique européenne fabriquant une évaluation exogène, libérée de l'obsession de la liquidité, serait légitime.
Où en est-on aujourd'hui ? La Commission européenne a fait des propositions visant à remédier à certains dysfonctionnements. Elle préconise de minimiser les conflits d'intérêts en obligeant les émetteurs à changer d'agence de notation tous les trois ans - ce qui est illusoire, étant donné l'extrême concentration du marché. La Commission demande également que le détail des décisions soit mieux expliqué, afin d'inciter les investisseurs à considérer la note comme une opinion parmi d'autres. Là encore, c'est illusoire : il faut expliquer en profondeur ce qu'est la soutenabilité de la dette. Les travaux académiques n'ont pas pénétré le monde de l'investissement. Il est impossible que chaque investisseur fasse sa propre évaluation pour son propre compte car cela supposerait d'investir des ressources intellectuelles considérables pour analyser l'information publique. La Commission en est restée aux critiques superficielles, sans traiter les problèmes de fond.
Pour remédier à l'absence de transparence, il faut un superviseur chargé de regarder les méthodes employées pour la notation souveraine. C'est le rôle de l'Autorité européenne des marchés financiers (AEMF), seule entité européenne à pouvoir souligner les fautes des agences. Il est par ailleurs invraisemblable que les agences n'aient aucune responsabilité juridique. Tout investisseur doit pouvoir rechercher la responsabilité civile d'une agence pour faute lourde et intentionnelle. A l'agence de faire la preuve qu'il n'y a pas faute.
La pro-cyclicité est très lourde et ce n'est pas en modifiant l'heure de publication des notes qu'on y changera grand-chose. Enfin, reste la proposition du commissaire européen Michel Barnier, qui a été repoussée, de suspendre la notation pour les pays sous assistance. Là aussi, les conflits d'intérêts sont énormes.
M. Jean-Pierre Caffet. - Vous avez évoqué les trois métiers des agences mais rien dit des produits structurés. Quel est votre sentiment les concernant ? Les agences sont-elles outillées pour bien les noter ? Les changements brutaux de notation, par exemple sur les subprimes, peuvent présenter des risques importants pour l'économie mondiale.
M. Michel Aglietta. - C'est dans ce domaine que le conflit d'intérêts est le plus fort. Une entreprise existe indépendamment d'une agence de notation. La qualité de la dette qu'émet l'entreprise dépend d'une information objective sous-jacente, exogène, que l'agence récolte. C'est pour cela qu'il peut y avoir validation statistique. En revanche, les produits structurés n'existent pas sans la notation. On met en pool un ensemble de crédits ; pas facile d'évaluer le profil de risque, l'évolution aléatoire de ce panier.
Les crédits subprimes venaient des quatre coins des Etats-Unis, de ménages aux revenus différents. Une banque d'affaires, Morgan Stanley ou Goldman Sachs par exemple, achète ces crédits à ceux qui ont démarché les ménages et elle émet des obligations qu'elle structure par catégorie de risque. Le risque se déplace donc de la banque vers l'investisseur. Cela suppose d'évaluer d'abord le pool, puis la stratification des obligations. Les banques d'affaires et les agences de notation mènent cette évaluation ensemble, en symbiose. La rémunération, à la commission, est fonction du volume titrisé. Le système étant capitaliste, il s'agit de dégager une marge en vendant le plus possible d'obligations bon marché, dites senior, qui sont achetées par les investisseurs institutionnels. Les obligations risquées, dites junior, sont achetées par les hedge funds. Or les obligations senior sont théoriquement garanties par les obligations junior : c'est l'intérêt de la titrisation. Qui va subir le risque ? En cas de défaut, on efface d'abord la tranche junior, puis les tranches intermédiaires, de sorte que les tranches senior soient protégées par les autres. Pour faire un profit, les banques d'affaires et les agences ont intérêt à faire des tranches junior très fines et à dire que 80 % ou 85 % des tranches sont senior.
Les agences qui se sont livrées à ce bricolage sont impliquées dans la crise. Elles n'ont pas anticipé la corrélation entre les différents crédits quand les prix immobiliers baisseraient. Le principe du pool est de diversifier les risques mais les agences n'ont pas envisagé la possibilité que les prix de l'immobilier baissent partout. Dès que les prix ont baissé, dès que les investisseurs se sont détournés des produits structurés, leur évaluation s'est effondrée. Les agences se sont mises, après coup, à dégrader des CDO qu'elles avaient volontairement survalorisées ! Ce sont des fautes lourdes. Les banques d'affaires, à commencer par Goldman Sachs, qui vendaient à des investisseurs des crédits qu'elles savaient pourris sont aujourd'hui devant la justice. Mais les agences n'ont jamais été mises en cause, alors qu'elles notaient ces produits en même temps que les banques !
M. Jean-Pierre Caffet. - Pour les entreprises, le travail des agences de notation vous semble utile et fondé...
M. Michel Aglietta. - Tout à fait, mais je souligne le problème posé par le manque de concurrence.
M. Jean-Pierre Caffet. - Votre recommandation, que la Commission européenne a reprise, est de supprimer toute référence obligatoire aux notations dans la réglementation, ce qui suppose de modifier « Bâle II » et « Bâle III ». Un enjeu fondamental !
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Impossible : ce sont les organismes d'Etat qui obligent à passer par les agences de notation !
M. Michel Aglietta. - Point important, je n'inclus pas les banques quand je parle de la notation des entreprises. Ce ne sont pas des entreprises comme les autres, parce qu'elles gèrent le système de paiement. A ce titre, elles ont une action de service public, tout en relevant du secteur privé. La faillite d'une banque ne peut être comparée à celle d'une entreprise d'automobiles : la faillite de celle-ci ne concerne qu'elle, celle d'une banque aurait des effets systémiques. La seule entité capable de les évaluer est la banque centrale ou le régulateur bancaire qui lui est adossé. Les tests de stress devraient devenir routiniers afin de constituer la base d'une véritable notation des banques. La maîtrise du risque systémique doit relever du service public.
M. Jean-Pierre Caffet. - Je ne suis pas convaincu que la notation d'une dette souveraine soit un bien public. Une entité privée pourrait tout à fait utiliser la méthodologie que vous préconisez. En outre, quelle serait la crédibilité d'une entité publique qui se noterait elle-même ?
M. Michel Aglietta. - J'ai parlé d'une entité indépendante, comme les banques centrales le sont...
M. Jean-Pierre Caffet. - ... depuis peu de temps.
M. Michel Aglietta. - En France, depuis1994 ; aux Etats-Unis depuis la naissance de la Fed ; en Allemagne, cela est inscrit dans la Loi fondamentale. Mais peu importe, là n'est pas le coeur de mon propos.
L'Europe, afin d'éviter la décomposition du système financier en cours, doit réunifier les dettes publiques sous la forme d'émissions d'eurobonds. Leurs taux d'intérêts seraient différents. C'est ce qui existe pour les obligations municipales et celles des Etats aux Etats-Unis, sans que cela ne choque personne. Pour cela, les écarts de taux doivent bien exprimer les risques de crédit relatifs. Qui en est capable ? Il faut une capacité d'évaluation relative des dettes souveraines, le tout dans un processus de croissance commun. Je ne suis pas certain qu'une entité privée en soit capable.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. -Des eurobonds avec des taux différents, c'est un cousin germain de ce que nous connaissons actuellement.
M. Michel Aglietta. - Non, car les taux seraient encadrés.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Je me concentrerai sur la question de l'oligopole. Le cabinet Roland Berger tente de créer une quatrième agence, le coût d'un tel projet est estimé à 300 millions. Comment les Etats peuvent-ils soutenir un tel projet ? En créant une taxe affectée prélevée sur les autres agences ou sur les marchés financiers ?
M. Michel Aglietta. - La méthodologie à suivre est la même si l'on veut mettre les banques ensemble. Cela suppose un système d'assurance des dépôts, qui ne peut être que public vu les montants nécessaires - au bas mot, un trillion d'euros. C'est le cas aux Etats-Unis. En tout cas, les cotisations bancaires ne suffiraient pas. Qui aurait intérêt à évaluer les banques ? L'agence de dépôt en question, surtout si, comme c'est le cas aux Etats-Unis depuis 1991, elle devait satisfaire à une obligation de performance que lui fixerait le Parlement européen. L'évaluation publique se construirait en même temps que le processus de supervision et de régulation prudentielle, ce qui serait une garantie de solidité. J'ai parlé tout à l'heure de la banque centrale, cette nouvelle entité en serait nécessairement très proche. Quant aux eurobonds, il revient au Mécanisme européen de stabilité (MES) de les assurer à condition qu'il dispose d'un capital dont on peut évaluer le montant à environ un trillion de dollars. Cette entité européenne pourrait fournir le capital financier initial d'une telle agence.
M. Aymeri de Montesquiou, rapporteur. - Est-il concevable de demander aux cent premières banques européennes de mettre de l'argent au pot pour créer cette quatrième agence ?
M. Michel Aglietta. - Les banques doivent mettre de l'argent au pot pour créer cette nouvelle agence bancaire de dépôt. Si l'Europe est vraiment un tout financier, tous les citoyens doivent être assurés de la même manière, c'est la base.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Pour l'évaluation des dettes souveraines, vous pensez à une structure publique indépendante. Pourquoi une seule ? Je crains qu'elle ne soit dominée par une idéologie unique qui prétendrait défendre l'intérêt général. On nous explique bien aujourd'hui que les dépenses d'éducation nationale sont des dépenses de fonctionnement...
M. Michel Aglietta. - Je me suis mal expliqué. Pour sortir de la situation actuelle, il faut en passer par un processus de coordination budgétaire qui précède la future union budgétaire. Il est déjà amorcé puisque la Commission européenne vérifie la compatibilité des différentes programmations budgétaires annoncées par les Etats à moyen terme et leur qualité. La Commission doit-elle continuer à jouer ce rôle ou faut-il le confier à une agence budgétaire ? Je suis pour la deuxième option. La notation apparaîtra alors comme un sous-produit du travail d'évaluation des politiques coordonnées des Etats européens. Un travail sans commune mesure avec le bricolage auquel se livrent les agences de notation !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Où intervient la démocratie dans ce processus ?
M. Michel Aglietta. - La Commission européenne procède à une évaluation, le Parlement européen donne son avis, le Conseil européen rend ses arbitrages qui sont contraignants pour l'adoption des lois de finances. Autrement dit, il y a partage de souveraineté.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - L'idée du gouvernement économique est de tenir un débat en amont, non en aval, tous les trois ans, ce qui va à l'encontre d'une règle d'or constitutionnelle. On peut en effet décider qu'il faut une relance keynésienne.
M. Michel Aglietta. - Tout à fait d'accord sur la règle d'or. Mon objet est d'abord de penser la coordination budgétaire, laquelle implique l'évaluation. A partir de là, peut-être les investisseurs pourront-ils se passer de note.
M. Jean-Pierre Caffet. - Concernant les produits structurés, vous évoquez des notations co-élaborées entre les émetteurs et les agences. Finalement, n'est-ce pas la titrisation elle-même qui est en cause ?
M. Michel Aglietta. - La titrisation est comme le médicament qui est aussi un poison. Le problème est que l'on a titrisé à partir de n'importe quoi mais les PME sont bien obligées de se constituer en pool de financement pour aller sur le marché obligataire. Ce qu'il faut, c'est surveiller la qualité initiale des crédits ; l'agence de régulation bancaire pourrait s'en occuper. Il faudrait remplacer le gré à gré par des chambres de compensation. En fait, mon idée est de remplacer les agences de notation par un contrôle par l'entité la plus à même de l'exercer à chaque étape : au niveau bancaire, un organisme de contrôle des banques ; au niveau des transactions, la chambre de compensation. Ce serait tout le contraire de la philosophie des agences : donner le pouvoir d'évaluation à des entités responsables de la qualité du travail fourni. La titrisation est un processus complexe qui appelle des contrôles à toutes les étapes.