- Mardi 25 mai 2010
- Mercredi 26 mai 2010
- Audition de M. Dov Zerah, candidat à la direction générale de l'Agence française de développement
- Situation au Pakistan - Audition du Dr Frédéric Grare, chargé de projet Prospective zone Asie à la sous-direction Prospective de la défense de la délégation aux affaires stratégiques du ministère de la défense
- Contrôle budgétaire de la politique immobilière du ministère de la défense - Communication
- Contrôle budgétaire des implantations communes du réseau diplomatique gérées avec d'autres pays de l'Union européenne - Communication
- Orientations de la politique française de coopération et de développement - Audition de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes
Mardi 25 mai 2010
- Présidence de M. Josselin de Rohan, président -Audition du général Stéphane Abrial, commandant suprême allié de l'OTAN pour la transformation
Général Stéphane Abrial - Je vous remercie, Monsieur le Président, pour cette occasion qui m'est de nouveau donnée, après notre entretien informel à Washington le mois dernier, d'approfondir mes échanges avec votre commission en vous offrant un premier bilan d'étape de mon action à la tête du Commandement allié pour la Transformation. C'est, comme vous le savez, la première fois dans l'histoire de l'Alliance atlantique qu'un commandement stratégique est confié de manière permanente à un Européen, et ceci est la conséquence la plus visible de la pleine participation de la France aux structures militaires de l'OTAN.
La décision prise par le Président de la République et entérinée au sommet de Strasbourg-Kehl a été concomitante d'un mouvement de renouvellement important de l'Alliance, avec la nomination d'un nouveau secrétaire général de l'OTAN et de nouveaux commandants suprêmes ; le lancement d'un nouveau concept stratégique ; et l'initiation d'une série de réformes associées, notamment celle de la structure militaire.
Je crois que cette concomitance n'est pas un pur hasard. La pleine participation de notre pays aux structures de l'Alliance atlantique, c'est d'abord une opportunité pour la France d'être pleinement acteur dans l'Alliance et d'y faire valoir sa sensibilité : une sensibilité européenne. La nouvelle position de la France ne se traduit d'ailleurs pas uniquement par l'obtention du commandement allié pour la transformation. Dans la chaîne de commandement des opérations, au sein de la Force internationale d'assistance à la sécurité, à l'état-major international, la France a pris une place conforme a son niveau de contribution aux opérations de l'Alliance, qui lui permet de peser véritablement, au quotidien, sur la prise de décision.
De mon côté, au commandement allié pour la transformation, je suis en charge de l'avenir de l'Alliance, en contrepoint indispensable de mon alter ego l'amiral Stavridis, en charge du présent opérationnel. Je dis « indispensable », parce que je sais bien que, dans toute organisation, le risque existe d'hypothéquer l'avenir au profit de ce que l'on pourrait appeler « la dictature du présent ». L'OTAN n'échappe pas à cette règle, surtout en ces temps de difficultés budgétaires. Mais je crois qu'obérer l'avenir au nom du présent serait une grave erreur, que l'Alliance aurait à regretter tôt ou tard.
Le commandement allié pour la transformation est un outil unique au service de l'Alliance et des nations. C'est le lieu où se matérialise le nécessaire continuum entre les exigences opérationnelles du présent, dont mon commandement est pleinement partie prenante, et la préparation de l'avenir, ce qui comprend aussi bien la préparation des forces et le développement capacitaire que la réflexion prospective, que nous sommes les seuls au sein de l'OTAN à conduire à ce niveau.
Cette fonction de réflexion, que j'aime à appeler la « fonction think-tank », nous l'avons exercée avec succès auprès du groupe d'experts emmené par Mme Madeleine Albright sur le nouveau concept stratégique de l'OTAN. Nous avons co-organisé l'un des séminaires pour le groupe d'experts, qui s'est tenu à Washington sur les capacités et la réforme de l'OTAN en février. Nous avons alimenté ces experts en documents d'information et de réflexion tout au long de leurs travaux, fournissant une aide d'autant plus appréciée que le groupe avait la particularité de ne compter aucun expert militaire parmi ses membres.
Comme vous l'avez dit, Monsieur le Président, votre commission a déjà eu l'occasion d'entendre récemment le représentant français au sein du groupe d'experts, et je ne m'étendrai donc pas sur les conclusions du rapport remis par Mme Albright la semaine dernière. Je dirai simplement que notre contribution à leurs travaux nous met maintenant pleinement en mesure de poursuivre notre implication dans la suite du processus qui mènera à l'élaboration du nouveau Concept stratégique, puis dans sa mise en oeuvre.
Au-delà de cette contribution, j'entends poursuivre et approfondir cette fonction, afin que l'Alliance sache qu'elle peut compter de notre part sur le plus haut niveau de professionnalisme, de réactivité et de fiabilité. Ainsi, j'ai développé mes contacts parmi des instituts traitant de questions stratégiques et de défense dans différents pays des deux côtés de l'Atlantique. C'est dans le cadre de cette démarche que je m'exprimerai après-demain devant l'Institut Français des Relations Internationales.
Mon objectif est que mon commandement et l'Alliance tout entière puissent bénéficier de l'énergie intellectuelle et de la variété des perspectives apportés par ces laboratoires de pensée. Il s'agit pour moi d'établir une cohérence entre les défis identifiés et les recommandations en termes de capacités, d'expérimentation, de formation... pour y faire face.
Nos réflexions sur l'avenir de l'Alliance nous ont conduits à conclure à la nécessité d'une importante réforme de l'Alliance. Depuis ma prise de commandement, j'ai pu constater à quel point la volonté de réforme a progressivement atteint une masse critique, à la faveur d'une pression budgétaire sans précédent sur les gouvernements nationaux et sur l'Alliance, ouvrant la perspective de profonds changements.
Ces changements, qui ont été souhaités par les ministres de la défense et des affaires étrangères, doivent permettre à l'Alliance d'être plus réactive et plus adaptée à ses tâches actuelles, tout en préservant ses fonctions essentielles. Le secrétaire général doit faire aux ministres de la défense des propositions en ce sens à Bruxelles le mois prochain, et je contribue actuellement à l'élaboration de ces propositions.
Au-delà, mon commandement porte une vision de la transformation qui favorise cette réactivité et ce changement : une Alliance plus efficace est une Alliance qui s'appuie sur les capacités et l'expertise des nations, qui sont les véritables moteurs de la transformation, en les mettant en réseau et en cherchant les synergies partout où elles sont possibles.
Je veux ainsi rentabiliser les capacités nationales existantes, par exemple en développant un catalogue des stages et entraînements nationaux qui pourraient être certifiés par ACT et ouverts aux autres nations, afin d'éviter les duplications involontaires.
J'encourage enfin le développement de nouvelles capacités, notamment par le réseau de plus d'une douzaine de centres d'excellence, qui chacun développe une expertise dans un domaine répondant à un besoin de l'ensemble des membres de l'Alliance : opérations à partir de la mer, dans un centre aux Etats-Unis; actions civilo-militaires au Pays-Bas; cyber-défense en Estonie; soutien médical en opérations en Hongrie; ou chez nous, en France, le CASPOA, que je connais bien, et qui est spécialisé dans le commandement et le contrôle dans le domaine aérien.
C'est également le souci de trouver des synergies entre l'action de chaque organisation qui me guide dans mes contributions aux relations de l'OTAN avec les partenaires et organisations internationales, au premier rang desquelles figurent l'Organisation des Nations unies et l'Union européenne, avec lesquelles l'OTAN se doit de développer des partenariats étroits, comme l'ont noté les Experts dans leur rapport.
En ce qui concerne les Nations unies, la coopération opérationnelle déjà ancienne avec l'Alliance atlantique, dans les Balkans comme en Afghanistan, doit être complétée par des échanges suivis au niveau stratégique afin de construire une relation de confiance qui permette aux deux organisations d'avoir une interaction optimale sur le terrain. Je m'investis personnellement dans cette priorité afin de bâtir une coopération sur les sujets d'intérêt commun identifiés par les Nations unies, tout en prenant en compte les sensibilités politiques : formation, échange de meilleures pratiques et de retours d'expérience, développement capacitaire. Il y a déjà eu de nombreux contacts entre les Nations unies et mon état-major, et je me rendrai à New-York début juin.
L'amélioration de la coopération entre l'UE et l'OTAN est naturellement au moins aussi prioritaire. Le secrétaire général de l'OTAN a déjà mis en cause à plusieurs reprises l'anomalie que représente le faible niveau de coordination actuel entre ces deux organisations. Cette faiblesse est source d'inefficacité : ainsi, les réflexions capacitaires menées par les deux institutions portent sur les mêmes forces en ce qui concerne les 21 pays qui sont membres à la fois de l'UE et de l'OTAN, tout en obéissant à des règles différentes, ce qui introduit, pour ces pays, une difficulté supplémentaire dans une matière déjà complexe. Autant que possible, je cherche donc à faire bénéficier les pays européens de l'expertise d'ACT et de l'OTAN. Je travaille ainsi avec l'Agence européenne de défense à une plus grande complémentarité des processus capacitaires et à une coopération concrète et pragmatique sur des sujets tels que le soutien médical ou la lutte contre les engins explosifs improvisés.
La politique commune de sécurité et de défense de l'Union européenne n'est en outre pas encore pleinement prise en compte à l'OTAN, mais les progrès sont réels.
A mon niveau, et dans le respect du cadre et des procédures agréés par l'ensemble des membres de l'OTAN, je travaille également à favoriser cette compréhension mutuelle. J'ai ainsi engagé un dialogue avec le Parlement européen, dont une délégation a visité Norfolk, pour la première fois, il y a quelques semaines. J'espère avoir l'occasion de m'adresser à leur sous-commission « sécurité et défense » dans un avenir proche.
L'amélioration des partenariats de l'OTAN doit avoir pour corollaire de faciliter la mise en oeuvre d'une approche globale bien comprise dans la gestion des crises. L'expérience opérationnelle récente et actuelle montre que les outils militaires ne peuvent, à eux seuls, régler une crise, mais qu'ils sont indispensables à la gestion de toute crise majeure : ils sont fréquemment les seuls à pouvoir rétablir des conditions sécuritaires permettant à d'autres acteurs de déployer leurs savoir-faire, et disposent souvent de capacités humaines, logistiques et de coordination uniques sur un théâtre donné.
Cette approche globale doit être flexible pour s'adapter à chaque situation ; elle doit aussi respecter la diversité des acteurs - agences gouvernementales civiles, organisations internationales ou non-gouvernementales - car de leur mobilisation dépend le succès de tous.
Mon action dans ce domaine est donc guidée par les principes directeurs suivants : je veux d'abord rassurer nos interlocuteurs civils en précisant d'emblée que nous ne cherchons pas à les intégrer dans notre organigramme hiérarchique ou à nous poser en propriétaires. Je ne veux pas non plus entretenir l'illusion que l'OTAN puisse développer en interne l'essentiel des outils civils nécessaires à une telle approche - personne ne comprendrait dans le contexte budgétaire actuel que nous dupliquions des capacités existant ailleurs, et ce n'est tout simplement pas le coeur de métier de notre organisation.
Ce que je m'efforce donc de faire, c'est favoriser le dialogue civilo-militaire et l'instauration d'une culture de coopération entre les différents acteurs au niveau stratégique - souvent en retard sur le dialogue établi sur le terrain. Concrètement, j'espère pouvoir faire profiter à terme ces interlocuteurs de la mise à disposition de capacités d'entraînement, et parvenir dans la résolution de certaines crises à une coopération dès la phase de planification. J'espère aussi parvenir à ce que nous partagions mieux nos expériences respectives, les leçons que nous en tirons, et les meilleures pratiques que nous développons.
Permettez-moi en conclusion de vous faire part d'observations quant à l'impact d'un commandant stratégique européen à la tête du seul état-major de l'OTAN sur le sol américain. Je crois pouvoir dire que l'attribution de ce poste à un officier général français s'est déjà traduite, comme l'espérait la France, par une modification et une amélioration de la dynamique interne de l'Alliance atlantique.
Mes interlocuteurs, américains comme européens, sont très sensibles à la charge symbolique que représente le fait d'avoir un commandeur stratégique américain en Europe, et un commandeur stratégique européen en Amérique. Ce n'est pas seulement le symbole d'un lien transatlantique fort, c'est aussi celui d'une réciprocité réaffirmée.
De plus, justement en tant qu'Européen, je suis bien placé pour parler de l'OTAN aux décideurs américains, mieux sans doute que ne pouvaient l'être mes prédécesseurs américains. Être situé géographiquement au plus près de Washington, et non loin de New-York, est également un atout non négligeable. Et je dois dire que je trouve chez mes interlocuteurs un degré et une qualité d'écoute très élevés.
La localisation de mon commandement au plus près du commandement américain pour la transformation est aussi un atout non négligeable. On avait pu craindre que la fin de la « double casquette » entre le commandement américain et le commandement de l'OTAN ne conduise à un assèchement des contacts entre les deux institutions, au détriment de l'Alliance.
Je peux témoigner que ce n'est nullement le cas. Notre partenariat avec le commandement américain pour la transformation est robuste, étroit et réciproque. Les Américains bénéficient tout autant de l'apport européen, via les liens que je noue avec les institutions européennes chargées de la transformation, qu'ils nous font bénéficier, et ce de manière très ouverte, de leurs idées et de leurs capacités. C'est là une autre conséquence concrète et bénéfique de la présence d'un commandant européen sur le sol américain.
Tout comme, je crois, mes autres collègues officiers généraux français nouvellement arrivés dans la structure, je ressens que nos alliés n'attendent pas de nous que nous nous contentions du statu quo. Ils comptent au contraire sur nous pour apporter notre expérience spécifique particulièrement riche, notre réalisme et notre franc-parler. Ces temps sont particulièrement propices pour être, aux côtés de nombreux autres, des agents du changement afin de bâtir l'OTAN dont nous avons besoin dans un monde lourd d'incertitudes et de menaces.
Je vous remercie de votre attention et suis prêt à répondre à toute question.
M. Josselin de Rohan, président - Je vous remercie mon Général. Pour ouvrir le débat, je voudrais vous demander comment vous voyez la mise en oeuvre de la réforme des structures militaires de l'OTAN. Il y a une demande très forte en ce sens des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de la France, compte-tenu notamment de l'impasse financière à laquelle l'OTAN est confrontée. Comment rendre ces structures moins bureaucratiques ? Est-ce possible, sachant que certains alliés bénéficiant d'implantations territoriales de l'Alliance sur leur sol y sont très réticents ?
Général Stéphane Abrial - La réforme de la structure de commandement est en cours. Le secrétaire général de l'OTAN a pour objectif de parvenir à un agrément lors du sommet de Lisbonne en novembre prochain. Il s'agit donc d'un calendrier extrêmement serré et d'ores et déjà, certaines Nations ont fait savoir qu'il ne leur convenait pas.
A mon sens, il faut se poser une question préalable. Quelles sont les fonctions de l'Alliance et qu'en attendent les 28 Etats qui en sont membres ? En d'autres termes, comment bâtirait-on l'OTAN s'il fallait partir d'une feuille blanche ? Assurément, on aboutirait à un résultat très différent de la structure existante qui est le fruit de soixante années d'existence marquées par des évolutions successives, comme l'élargissement ou l'implication dans des missions de gestion de crises.
La structure actuelle manque de souplesse, elle est trop lourde et n'a pas l'efficacité attendue. Il faut donc la rendre plus compacte et l'adapter aux exigences de demain.
Je vois une série de questions auxquelles il faudrait répondre.
La première est de savoir jusqu'à quel point les nations alliées peuvent se faire confiance mutuellement. On pourrait sans doute beaucoup plus s'appuyer sur des entités existantes au sein des Nations et moins se reposer sur des structures permanentes communes. On utiliserait en priorité les structures nationales ou multinationales dont disposent déjà de nombreux alliés et que l'on doterait d'un drapeau « OTAN » pour les mettre au service de l'Alliance. On voit que plus le degré de confiance entre alliés est élevé, plus on a l'assurance de pouvoir faire appel, lorsqu'une opération est décidée, à des structures mises en place par les Nations et plus on peut réduire le volume de la structure permanente.
La deuxième question est celle de la déployabilité. Dans quelle mesure les états-majors de l'OTAN doivent-ils être déployables, sachant que cela implique des coûts élevés ? On pourrait considérer que le besoin d'états-majors déployables pourrait être couvert par des structures nationales et que la structure permanente n'assurerait que des fonctions fixes.
La troisième question porte sur les garanties de réassurance dont les nouveaux Etats membres sont demandeurs. La défense collective est restée la fonction essentielle de l'Alliance mais cela est aujourd'hui plutôt implicite que visible. Il faut donc reprendre un travail de préparation aux tâches de défense collective qui avaient été quelque peu négligées ces dernières années. Quel est le meilleur moyen d'y parvenir ? Faut-il installer des états-majors de l'OTAN sur le territoire des nouveaux Etats membres ? Il me semble qu'ici encore, des structures nationales pourraient être dotées d'une certification et d'un drapeau OTAN. Les gains obtenus sur la structure de commandement permettraient en outre de développer une politique d'exercices destinés à entretenir cette capacité de défense collective.
Dans un monde idéal, ces idées pourraient servir de base à une nouvelle organisation. Mais nous partons d'une structure existante, à laquelle correspondent certains intérêts. Il sera difficile de la faire évoluer. On pourrait suggérer que dès lors qu'une Nation est attachée au maintien d'une structure de l'OTAN sur son sol, elle contribue à son financement.
M. Robert del Picchia - Je voudrais tout d'abord vous dire, mon Général, que nous avons été très fiers de votre nomination et nous considérons qu'il s'agit d'un signe important pour l'Europe et pour la France. Ma question porte sur le rôle de l'OTAN. N'avez-vous pas l'impression qu'il est appelé, qu'on le veuille ou non, à s'étendre à l'échelle mondiale et à aller très au-delà de ce que prévoyait le traité. L'ONU, l'Union européenne, les autres organisations n'ont que des moyens limités. Ne va-t-on pas de plus en plus se tourner vers l'OTAN pour régler les crises de par le monde ?
Général Stéphane Abrial - La question de savoir si l'OTAN devait avoir une vocation mondiale a été débattue et plusieurs Etats alliés ont marqué leur opposition. Ce débat est aujourd'hui tranché et on définit plutôt aujourd'hui l'OTAN comme une organisation régionale dans un environnement global. Le fait que l'OTAN puisse être concernée par des évènements ou des phénomènes dépassant son cadre géographique ne signifie pas qu'elle doit agir partout dans le monde.
M. Robert del Picchia - Elle intervient néanmoins en Afghanistan.
Général Stéphane Abrial - L'opération d'Afghanistan constitue un cas de figure bien précis. C'est la première fois dans l'histoire de l'Alliance que l'article 5 a été évoqué à l'occasion d'une attaque contre un Etat allié et il s'agit aujourd'hui de priver des organisations terroristes d'un sanctuaire à partir duquel elles pourraient préparer de nouvelles agressions.
Le rapport du groupe d'experts sur le concept stratégique ne reprend pas cette idée d'Alliance à vocation mondiale. Il se concentre sur la mission de défense collective ; il propose de faire plus largement appel à l'article 4, qui prévoit des consultations lorsqu'un Etat allié estime que sa sécurité est menacée ; il envisage la possibilité d'opérations hors de la zone euro-atlantique en proposant un certain nombre de critères qui devraient être réunis avant de les lancer. Le rapport Albright pose ainsi des garde-fous face à ce risque d'intervention dans le monde entier.
M. Xavier Pintat - Les Américains souhaitent faire inscrire la défense antimissile comme une mission de l'OTAN lors du sommet de Lisbonne en novembre prochain. C'est également une proposition du groupe Albright et une priorité du secrétaire général de l'OTAN. Pour l'instant, on ne voit pas très bien quelle serait la traduction concrète de cette proposition. S'agit-il d'« otaniser » tout ou partie du système américain ? L'OTAN devrait-elle acquérir ses propres systèmes ? Pourriez-vous nous dire quels sont les différentes options envisageables pour l'OTAN entre un simple raccordement au système américain et l'acquisition de moyens propres ? Il serait utile également d'avoir des précisions en termes de coût. Le chiffre de 139 millions d'euros à partager entre tous les Alliés circule. Que recouvre ce chiffre exactement ?
Enfin, nous nous interrogeons sur les enjeux de la défense antimissile en termes de technologie et d'industrie.
Les Etats-Unis investissent massivement depuis des décennies. La France dispose d'une industrie balistique et spatiale. A une échelle beaucoup plus modeste que les Etats-Unis, elle est l'un des rares pays européens à posséder des compétences sur les différents créneaux qui participent à la défense antimissile. Quels risques courrons-nous si nous ne sommes pas en mesure de participer aux développements de la défense antimissile ? Comment l'industrie européenne pourrait-elle être associée sans aller vers des coûts excessifs ?
Général Stéphane Abrial - Le dossier de la défense antimissile est désormais clairement sur la table. Le groupe d'experts sur le concept stratégique a chaudement recommandé qu'elle soit érigée en mission de l'OTAN lors du sommet de Lisbonne. L'OTAN est déjà engagée dans la défense de théâtre contre les missiles de courte et moyenne portée. C'est une question que l'on ne peut plus aujourd'hui éluder.
Les interrogations que vous avez soulevées, Monsieur le sénateur, sont au coeur des enjeux actuels.
D'où viendra la technologie et qui pourra contribuer ?
Quels seront les coûts ? Je ne suis pas en mesure de dire ce que recouvrent les montants que vous avez évoqués.
Comment le commandement et le contrôle s'exerceront-ils ? Les Etats-Unis vont proposer une architecture sur laquelle l'OTAN pourra se greffer. Il est clair que compte tenu des délais de réaction très courts face à un tir balistique, les décisions ne pourront être prises selon un processus classique de comité. La décision implique aussi de disposer de l'ensemble des éléments d'information et on voit bien qu'il n'y a pas beaucoup de pays capables de les posséder. La question de la légitimité du commandement et du contrôle est donc cruciale.
Enfin, il s'agira de déterminer ce que l'on veut réellement défendre, avec quelle efficacité et quel type d'organisation.
Pour répondre à votre question, il me semble que si l'OTAN décidait à Lisbonne d'inscrire la défense antimissile parmi les missions de l'Alliance, il ne serait pas raisonnable pour la France de rester en dehors. En tant qu'ancien chef d'état-major de l'armée de l'air, je suis bien placé pour savoir que nous nous dotons d'un système de contrôle de l'espace aérien disposant d'interfaces avec le système de défense aérienne de l'OTAN. Il y aurait tout intérêt à étendre nos moyens de détection et de contrôle à une fonction d'alerte antimissile connectée avec un futur système de l'OTAN. Mais la manière dont cette fonction d'alerte pourrait s'exercer au profit d'un système d'interception des missiles balistiques reste encore très vague. Ce que je peux dire, c'est que la pression sera très forte pour qu'une décision de principe soit prise à Lisbonne sur la défense antimissile.
M. Josselin de Rohan, président - Peut-on imaginer que les Etats-Unis opèrent unilatéralement si l'OTAN ne veut pas endosser cette mission de défense contre les missiles balistiques ?
Général Stéphane Abrial - Pour les Etats-Unis, la nécessité d'une défense contre les missiles balistiques ne se discute pas. Donc, la défense antimissile se fera, ne serait-ce que pour la protection du territoire américain. Je constate toutefois, au sein de l'administration actuelle, une volonté croissante et affichée de partenariat. C'est d'ailleurs un point majeur du discours prononcé samedi dernier à West Point par le président Obama qui veut se démarquer sur ce point de l'administration précédente. Dans cette perspective, les Etats-Unis attachent un grand prix à une implication de l'OTAN dans leurs projets.
M. Jacques Gautier - A propos de la défense antimissile, vous n'avez pas évoqué la proposition américaine d'associer la Russie. Qu'en pensez-vous ? Sur le concept stratégique, le groupe n'experts ne comportait aucun militaire, mais vous avez dit que vous avez été associé à la réflexion. Pensez-vous que le rapport Albright aurait été différent si vous aviez participé plus directement à sa conception ? Enfin, il me semble qu'il sera difficile de concilier la nécessité d'une réforme de l'OTAN et la règle de l'unanimité qui permettra à certains Etats de limiter l'ampleur des changements. Pensez-vous qu'il serait nécessaire et possible, dans un certain nombre de cas, de décider à la majorité qualifiée ?
Général Stéphane Abrial - Je n'avais effectivement pas mentionné l'association de la Russie à la défense antimissile balistique, mais il s'agit à mes yeux d'un élément capital. Cela rendra inévitablement le dossier plus complexe, mais cette initiative est excellente et permettra de diminuer les tensions apparues avec la Russie sur ce sujet.
S'agissant de la constitution du groupe d'experts, le Secrétaire général avait sélectionné des experts provenant de douze nations. Il se trouve qu'aucun d'entre eux n'était un militaire. Cela étant, dès ma prise de fonction, j'ai proposé qu'ACT joue un rôle de conseiller militaire objectif auprès du groupe d'experts. Ces contacts ont été très fructueux. Des réunions périodiques ont été organisées entre le groupe d'experts, le président du Comité militaire, le commandement allié « opérations » et ACT. Par ailleurs, ACT a systématiquement alimenté le groupe d'experts en analyses avant chacun des séminaires que celui-ci a organisé. Nos contributions ont été bien accueillies et ont été prises en compte. Par exemple, ACT a pu se faire l'écho, sur certains sujets, d'une sensibilité plus européenne qui a été intégrée dans le rapport Albright.
Enfin, vous avez évoqué la règle de l'unanimité et la difficulté à engager des réformes. Le temps nécessaire à l'Alliance pour prendre des décisions, notamment du fait de la règle du consensus, est critiqué. C'est effectivement une faiblesse, d'autant que ce principe amène aussi à réaliser des compromis et à atténuer la portée des décisions prises. C'est cependant aussi une force. La discussion prolongée permet d'éliminer les zones d'ombre et l'unanimité constitue une démonstration de cohésion. Il est également très important pour les forces sur le terrain, au plan psychologique, de savoir que le mandat qu'elles exercent leur a été confié par l'ensemble des Nations. Le rapport Albright préconise le maintien de la règle de l'unanimité pour toutes les décisions qui relèvent du Conseil de l'Atlantique nord. Il n'évoque pas les autres instances, mais je peux dire que dans la branche militaire de l'OTAN, il y a un accord pour estimer que l'unanimité doit rester la règle pour les décisions du Comité militaire, qui joue un rôle éminent de formulation d'avis militaires au profit du Conseil. S'agissant des autres instances, le débat est ouvert. En fonction des sujets et de leur importance, il pourrait être envisagé de déroger au principe de l'unanimité.
M. Jean-Louis Carrère - Comme lors de notre entretien à Washington, j'ai apprécié votre présentation du rôle de l'OTAN et de la place de la France au sein de cette organisation, après la réintégration pleine et entière de notre pays au sein des structures militaires, même si j'étais moi-même hostile à cette décision et qu'il est parfois difficile d'éclairer l'opinion publique française sur ce point. C'est un domaine dans lequel nous avons besoin d'arguments concrets et convaincants.
Je vous remercie également d'avoir insisté sur la nécessaire complémentarité entre les opérations militaires et les actions civiles. Lors d'un déplacement en Afghanistan, j'avais pu me rendre compte des difficultés considérables engendrées par l'absence de coordination entre ces deux volets. Il me semble important d'insister sur la coopération entre l'OTAN et les autres organisations, comme l'Union européenne.
Concernant la défense antimissile, la proposition du secrétaire général de l'OTAN d'associer la Russie me semble très habile d'un point de vue diplomatique. Cela permettrait de lever ses réserves en démontrant que le système n'est pas dirigé contre elle, mais contre des « Etats voyous ».
Mais si les pays européens, dont la France, adhèrent à ce projet, et que l'on pousse jusqu'au bout la logique de l'intégration dans ce système, ne risque-t-on pas de sacrifier notre outil de dissuasion nucléaire ?
Enfin, même si une réforme de l'OTAN semble aujourd'hui indispensable, pour remédier à la lenteur et aux lourdeurs du système de prise de décision, de la bureaucratie et du coût financier, je souhaiterais vous interroger sur la méthode envisagée. Face aux difficultés et aux résistances nationales, ne risque-t-on pas de privilégier la facilité un peu à l'image de la révision générale des politiques publiques ?
Général Stéphane Abrial - La pleine participation de la France aux structures militaires de l'OTAN a eu un effet immédiat en termes d'influence, même si cet impact est difficile à mesurer et qu'il n'est pas visible aux yeux de l'opinion publique. Jusqu'alors, la France se prononçait sur des propositions à l'élaboration desquelles elle n'avait pas participé. Elle ne pouvait influencer la décision que par des critiques ou des contre-propositions. Désormais, nos idées sont débattues à l'intérieur de la structure militaire et elles font ainsi partie intégrante des propositions. Pour citer un exemple concret, ACT s'est vu confier l'élaboration d'une doctrine de l'OTAN en matière de contre-insurrection. La France a pleinement participé à ces travaux et a pu y apporter une contribution très utile.
La combinaison des aspects militaires et civils apparaît aujourd'hui un élément essentiel de la gestion des crises. Il n'y aura plus d'opération exclusivement militaire. Il faut réfléchir à la manière dont les militaires peuvent venir en soutien d'autres acteurs. Dans ce domaine, il reste beaucoup à faire et l'Alliance n'est pas en avance.
S'agissant des relations entre la défense antimissile et la dissuasion nucléaire, il est vrai qu'un débat a eu lieu aux Etats-Unis. Certains pensaient que la défense antimissile avait à terme vocation à se substituer à la dissuasion nucléaire. Ce débat a été tranché et il est aujourd'hui dépassé. Il est désormais admis qu'il doit y avoir complémentarité entre la défense antimissile et la dissuasion et que l'une n'est pas une alternative de l'autre.
Enfin, la réforme de l'organisation est un chantier complexe et difficile qui concerne cinq principaux aspects :
- la rationalisation des structures de commandement ;
- les agences, qui sont actuellement au nombre de quatorze, avec des mandats parfois assez flous ou qui se recoupent ; ce nombre pourrait être réduit, les propositions les plus audacieuses visant à le ramener à trois seulement ;
- la réforme du quartier général de l'OTAN à Bruxelles ;
- la réduction du nombre de comités, avec un objectif affiché par le secrétaire général de le ramener de près de quatre cents à une centaine, ce qui resterait encore élevé ;
- et, enfin, l'amélioration de la gestion des ressources humaines et financières, qui constitue un véritable point noir de l'organisation et qui contient des marges de progrès considérables.
La réforme de l'organisation nécessite un travail d'analyse mais, en définitive, il sera nécessaire d'avoir une forte volonté politique pour réaliser le consensus entre les Etats membres, alors que chaque pays est soucieux de défendre ses intérêts nationaux.
M. Jean-Pierre Chevènement - Le Premier Secrétaire général de l'OTAN, Lord Ismay, avait défini en ces termes la vocation de l'organisation : « to keep the Russians out, the Americans in and the Germans down ». Certes la situation a changé depuis la chute du rideau de fer, mais si on remplace les Allemands par les Européens, cette définition ne reste-t-elle pas valable aujourd'hui ? A la lecture du dernier ouvrage de Zbigniew Brzezinski et Brent Scowcroft, intitulé « America and the world: conversations on the future of American foreign policy », on peut le penser, car les auteurs se prononcent contre la construction d'une défense européenne ferait à leurs yeux concurrence de l'OTAN.
Concernant la défense antimissile, on parle de complémentarité avec la dissuasion nucléaire, en faisant valoir que le glaive n'a jamais dispensé de se munir d'un bouclier, mais la véritable question tient aux arbitrages financiers qui seront nécessaires pour bâtir un tel système, dans un contexte budgétaire très contraint, et donc au risque d'affaiblir notre outil de dissuasion.
Le groupe d'experts présidé par Mme Albright a proposé de faire de la défense antimissile une nouvelle mission de l'OTAN.
Un tel système est peut-être de nature à sécuriser certains pays européens, mais je pense qu'un pays comme la France doté d'une force de dissuasion autonome, doit se poser la question de son utilité et des risques qu'il comporte. Sommes-nous suffisamment informés des nouveaux projets de déploiement américains et serons-nous associés à la décision ? L'implantation puis le retrait des éléments du système de défense antimissile en Pologne et en République tchèque a été décidée par les Américains sans consultation des Européens et il est évident que les Etats-Unis conserveront le contrôle de ce système. Surtout, quels seront les coûts financiers, pour quelle utilité et quelle efficacité ? Lors de notre déplacement à Washington, un conseiller du président Obama s'est félicité que les derniers tests réalisés aux Etats-Unis démontraient un taux d'interception de 80 %. Encore s'agit-il de missiles que l'on s'envoie à soi-même. Sans doute en serait-il autrement en cas de véritable attaque, et il n'en reste pas moins que 20 % des missiles n'ont pas été interceptés.
Je ne suis pas insensible à l'argument de M. Pintat selon lequel nos industriels pourraient apporter leur pierre. Mais à quel édifice ?
Pour ma part, je considère qu'il faut distinguer la défense antimissile de théâtre - projet raisonnable auquel la France pourrait s'associer - et la défense antimissile du territoire, projet déraisonnable dans lequel il ne faut pas se lancer.
Général Stéphane Abrial - Les données du débat sur la défense antimissile ne sont pas clarifiées aujourd'hui. Les Etats-Unis exercent une forte pression. Pour eux, la défense antimissile est une nécessité évidente. Ils sont prêts à proposer un certain partage du système, mais on ne sait pas jusqu'où irait ce partage et quel en serait le coût. Le rapport du groupe d'experts sur le concept stratégique propose que la défense antimissile devienne une mission de l'OTAN. Le Secrétaire général est convaincu. Plusieurs pays se sont déclarés en faveur d'une défense antimissile du territoire. J'espère qu'aucune décision ne sera prise tant que nous de disposerons pas d'éléments de réponse aux questions que j'ai mentionnées.
S'agissant de votre remarque sur la place des Européens dans l'Alliance, je ne crois pas que les Etats-Unis soient hostiles à l'Europe de la défense, mais je pense qu'ils comprennent mal le fonctionnement de l'Union européenne et de la politique de sécurité et de défense commune. Pour les Etats-Unis, l'OTAN reste le seul lien formel avec l'Europe et les craintes de voir la construction d'une défense européenne autonome affaiblir ce lien ou entraîner des duplications est toujours présente. Or, compte tenu du fait que 21 membres de l'OTAN sont également membres de l'Union européenne, il existe une réelle complémentarité entre les deux organisations.
M. Daniel Reiner - L'un des principaux arguments avancés par le Président de la République pour justifier le retour plein et entier de la France au sein des structures militaires de l'OTAN a été le renforcement de l'Europe de la défense, qui peine à se matérialiser jusqu'à présent.
L'une des recommandations du rapport du groupe d'experts sur le nouveau concept stratégique de l'OTAN tient au renforcement des relations entre l'OTAN et l'Union européenne, avec notamment l'idée d'une agence commune UE-OTAN des capacités de défense, qui remplacerait l'agence européenne de défense. Je souhaiterais connaître votre sentiment sur cette idée. S'agit-il uniquement d'une mesure d'affichage ou bien est-elle réellement pertinente ?
Général Stéphane Abrial - L'idée d'une agence commune OTAN-Union européenne des capacités de défense a semble-t-il émergé tardivement au sein du groupe d'experts sur le nouveau concept stratégique de l'OTAN et n'avait pas fait l'objet de discussions très approfondies. Je considère pour ma part qu'il s'agit pour le moment d'une proposition utile, mais il serait sans doute utopique de croire qu'elle pourra se concrétiser, étant donné les différences de composition, de rôle et des procédures entre les deux organisations et les difficultés d'ordre politique auxquelles se heurtent leurs relations.
En ma qualité de commandant pour la transformation, je coopère avec l'Agence européenne de défense mais dans un cadre très strictement défini. Ces contacts ne peuvent revêtir qu'un caractère informel et tout échange de documents classifiés est exclu.
Pour autant, il existe de nombreux domaines où une coopération s'avère utile, comme par exemple le soutien médical en opérations, la lutte contre les engins explosifs improvisés, la détection des matériaux illicites transportés par voie maritime, ou encore en matière de planification, où il reste un important travail de coordination à réaliser entre l'OTAN et l'Union européenne. Je n'ai constaté aucune réticence à ce type d'initiatives, ni au sein de l'OTAN, ni au sein de l'Union européenne.
Pour autant, cette coopération ne pourra réellement s'amplifier que lorsque le blocage actuel au rapprochement entre l'Union européenne et l'OTAN sera levé sur le plan politique.
M. Jean-Pierre Chevènement - La position de nos partenaires européens sur le stationnement en Europe des armes nucléaires tactiques américaines a-t-elle évolué ?
Général Stéphane Abrial - Effectivement. Alors que les représentants de cinq pays européens avaient demandé publiquement le retrait des armes nucléaires tactiques américaines stationnées en Europe, la question a été tranchée lors de la réunion des ministères des affaires étrangères de l'OTAN à Tallinn. Tout en réaffirmant l'objectif à long terme d'une réduction de la posture nucléaire de l'OTAN, ceux-ci ont affirmé qu'il était nécessaire actuellement de conserver cette présence et que tout retrait devait se faire de manière concertée. Il s'agit là également de l'une des recommandations du groupe d'experts sur le nouveau concept stratégique de l'OTAN.
Mission à Washington - Communication
M. Josselin de Rohan, président - La délégation de la commission qui s'est rendue à Washington du 26 au 29 avril dernier était composée de MM. Jean-Louis Carrère, Joseph Kergueris, Jean-Pierre Chevènement et moi-même.
Sur trois journées, nous avons rencontré une quinzaine de personnalités :
- au Sénat, deux membres influents de la commission des affaires étrangères, le sénateur démocrate Cardin (Maryland) et le sénateur républicain Lugar (Indiana), ancien président de la commission ;
- à la Maison Blanche, les responsables du Conseil national de sécurité en charge du Moyen-Orient, du désarmement et de la non-prolifération, des questions liées à l'Europe, à l'OTAN et à la Russie ;
- au Département d'Etat, la sous-secrétaire d'Etat pour le contrôle des armements, Mme Tauscher, et l'ambassadeur Feltman, secrétaire-adjoint pour le Proche-Orient ;
- au Pentagone, l'ambassadeur Vershbow, secrétaire-adjoint pour les questions de sécurité internationale, ainsi que les responsables de la cellule de coordination et de renseignement Afghanistan-Pakistan ;
- plusieurs experts américains ou français exerçant dans les think-tanks spécialisés en politique étrangère ;
- le secrétaire général de l'Organisation des Etats américains, M. Insulza ;
- enfin le général Stéphane Abrial.
Bien entendu, tout au long de ce séjour, nous avons bénéficié des éclairages de notre ambassade : l'ambassadeur Pierre Vimont, le ministre-conseiller François Rivasseau et les conseillers de la chancellerie diplomatique.
Quelques mots tout d'abord sur le contexte dans lequel intervenait notre mission.
Nous nous trouvions à Washington peu de temps après le vote de la loi sur l'assurance-maladie par le Congrès et la signature du nouveau traité Start avec la Russie.
Ces deux évènements, l'un intérieur, l'autre l'international, ont été analysés comme les deux premiers véritables succès politiques du Président Obama après une première année de mandat marquée par des difficultés et par des doutes exprimés d'autant plus fortement que les attentes vis-à-vis de la nouvelle administration étaient manifestement excessives.
Cela est particulièrement vrai en matière de politique étrangère. Le Président Obama avait inauguré son mandat par une série de grands discours, comme ceux de Prague ou du Caire, mais on ne pouvait que constater l'absence de résultats concrets, que ce soit sur sa volonté de dialogue avec l'Iran, sur le Proche-Orient, sur le partenariat avec la Chine et même dans les discussions avec les Russes, qui se poursuivaient encore plus de trois mois après l'arrivée à échéance de Start I début décembre 2009.
Ce printemps 2010 marque pour la Présidence un incontestable rétablissement, alors que sa crédibilité commençait à être sérieusement entamée.
Au plan intérieur, le vote de la loi sur la santé permet à l'administration de passer à d'autres dossiers, tels que la régulation financière, l'immigration, l'éducation ou la relance économique.
Au plan international, le traité New Start est la première traduction concrète du discours de Prague et elle peut être valorisée comme telle devant la communauté internationale réunie pour la Conférence d'examen du TNP à New York. Ce traité illustre également la volonté affichée en début de mandat, à travers la notion de « reset », de restaurer des relations très dégradées avec Moscou. De fait, le dialogue avec la Russie s'améliore. On le voit dans toute une série de domaines : sur l'Iran au Conseil de sécurité ; en Afghanistan, avec des facilités de transit beaucoup plus importantes par la route du Nord ; en Europe, avec une certaine décrispation. A Washington, l'élargissement de l'OTAN à l'Ukraine et à la Géorgie n'est plus à l'ordre du jour. On insiste en revanche sur la volonté d'associer la Russie à un système continental de défense antimissile et on est ouvert à des discussions sur la sécurité européenne en considérant que le traité sur les Forces conventionnelles en Europe est de facto devenu caduc avec le retrait russe en 2007.
Les évènements du printemps ont donc permis de moduler le scepticisme et le discours critique sur la présidence Obama, qui s'étaient amplifiés au fil des mois.
L'impression dominante est que s'ouvre maintenant et d'ici la fin de l'année une phase de transition essentiellement dominée par la politique intérieure, avec des élections de « mid-term » difficiles pour le parti démocrate, début novembre, dans un contexte de radicalisation de la base républicaine attestée par le succès du mouvement des « tea parties ».
Hormis le traitement du dossier iranien au Conseil de sécurité, sur lequel la diplomatie américaine est très engagée, on ne s'attend pas à une implication forte du Président Obama sur les questions de politique étrangère d'ici la fin de l'année.
Je voudrais maintenant passer en revue les différents thèmes abordés avec nos interlocuteurs lors de cette mission.
Je passerai très brièvement sur deux sujets que nous avons déjà évoqués, que ce soit à l'instant avec le général Stéphane Abrial s'agissant de l'OTAN, ou il y a quelques jours avec M. Jean-Pierre Chevènement avec la politique américaine en matière de dissuasion nucléaire et de désarmement.
Sur l'OTAN, nous avons entendu des hommages appuyés à la décision prise l'an dernier pas la France et sur notre apport à l'Alliance. Ceci nous a donné l'occasion d'effectuer quelques mises au point pour bien préciser que nous n'avions en rien renoncé à notre ligne politique, en particulier en ce qui concerne l'indépendance de notre dissuasion, l'attachement au développement d'une défense européenne autonome, nos positions sur l'élargissement géographique et fonctionnel de l'OTAN ou encore la nécessité d'une profonde réforme des structures.
L'urgence de la réforme est le point sur lequel il y a sans doute la plus forte convergence avec l'administration américaine.
L'un des dossiers qui pourrait en revanche nous séparer est celui de la défense antimissile. Les Américains en font une priorité pour le prochain sommet de l'OTAN à Lisbonne, en novembre, et voudraient la consacrer comme une mission de l'OTAN. Nous n'avons pas la même appréciation de l'urgence et avons des craintes sur le coût d'un tel programme dans le contexte budgétaire actuel, ainsi que sur le risque d'accentuer les déséquilibres entre industries de défense de part et d'autre de l'Atlantique.
Sur l'Europe de la défense, l'ouverture de Washington est manifeste. Il y a en revanche une véritable crainte d'un effondrement de l'effort et de l'esprit de défense en Europe. C'est un point sur lequel la balle est clairement dans le camp des Européens.
Sur le désarmement, nous avons eu confirmation de l'approche extrêmement pragmatique et réaliste de l'administration, par delà la vision d'un monde sans armes nucléaires, dont nous avions bien compris qu'elle se projetait dans un futur très lointain.
Le sentiment que nous avons retiré est qu'en dehors de la ratification du traité américano-russe, officiellement espérée avant août mais plus probablement renvoyée au prochain Congrès, on ne devait pas attendre à court terme d'initiatives majeures. Le conseiller du président pour ces questions, M. Samore, nous a indiqué qu'il serait extrêmement difficile d'engager une nouvelle étape de réduction des armes nucléaires avec les Russes. Il a évoqué cette perspective, éventuellement, pour un second mandat. Quant à la ratification par le Sénat du traité d'interdiction des essais nucléaires (CTBT), elle est évoquée avec une extrême circonspection. Il n'y a aucun signe aujourd'hui que l'administration pourra réunir les 67 voix nécessaires à cette ratification qui faisait partie des objectifs du Président Obama dans son discours de Prague.
Nos entretiens ont également porté sur trois questions d'intérêt majeur pour la France : l'Iran, l'Afghanistan et le processus de paix au Proche-Orient.
Selon les mots de l'ambassadeur Feltman, les Etats-Unis n'ont pas de partenaire plus étroit et plus proche que la France sur le dossier iranien.
Lors de son entrée en fonction, le Président Obama a manifesté son intention de mener envers l'Iran une politique de la main tendue qui laissait les autorités françaises assez sceptiques. Cette offre de dialogue a en partie été prise en porte-à-faux avec le raidissement iranien lors de la crise politique qui a suivi les élections de juin 2009. Washington a néanmoins laissé sa politique d'engagement aller jusqu'à l'échéance de la fin de l'année 2009 qui avait été fixée aux Iraniens.
L'administration a été déçue du manque d'écho rencontré par les ouvertures qu'elle avait faites. Au début de l'année, elle s'est rangée à l'option d'un durcissement des sanctions, en souhaitant disposer du temps nécessaire pour y rallier, dans la mesure du possible, la Russie et la Chine. C'est ce travail qui a abouti mardi dernier à la présentation par les Etats-Unis d'un projet de résolution soutenu par les cinq membres permanents et l'Allemagne.
Nous avons évoqué à plusieurs reprises avec nos interlocuteurs ce quatrième train de sanctions et les résultats que l'on peut en attendre.
Aux yeux de Washington, il s'agit là, sinon de la meilleure, du moins de la moins mauvaise des approches.
Le projet de résolution associant la Russie et la Chine, qu'il reste à faire adopter par le Conseil de sécurité, vaut davantage par sa portée politique et symbolique que par les sanctions qu'il prévoit et dont l'impact demeurera réduit. Dans l'esprit des Américains, cette résolution permettrait de légitimer des mesures additionnelles plus significatives, notamment des sanctions touchant les secteurs bancaires et énergétiques. Les Etats-Unis, comme la France, souhaitent que l'Union européenne soutienne ces sanctions complémentaires. Ces dernières auraient au moins trois mérites : montrer que la communauté internationale ne reste pas inactive et éviter le scenario d'une action militaire israélienne, que les Etats-Unis s'efforcent de dissuader ; tenter de susciter des divisions au sein du pouvoir iranien, entre ceux qui pourraient être tentés par un accord avec les Occidentaux et ceux qui s'y refusent ; enfin, ralentir le programme nucléaire qui connaît déjà certaines difficultés techniques.
En résumé, les Etats-Unis cheminent, s'agissant de l'Iran, sur une voie étroite. Ils déclarent ne pas souhaiter une action militaire israélienne tout en laissant penser qu'elle serait inévitable si la communauté internationale n'était pas suffisamment ferme. Ils sont déterminés à imposer des sanctions financières, au-delà de celles prévues par le Conseil de sécurité, et veulent espérer qu'elles permettront de faire évoluer la donne politique à Téhéran.
Notre deuxième grand thème de discussion portait sur l'Afghanistan.
Le Président Barack Obama en a fait sa priorité, parallèlement au désengagement du théâtre irakien.
En dépit des difficultés d'ordre politique et sécuritaire en Irak, où il ne reste plus aujourd'hui qu'environ 50 000 soldats américains, le retrait paraît irréversible.
Par contraste avec son prédécesseur, le Président Obama s'est fortement engagé sur l'Afghanistan. Le renforcement des effectifs militaires se poursuit. Les troupes américaines comptent aujourd'hui environ 85 000 hommes, contre 46 000 non-américains. Elles atteindront un maximum de 98 000 hommes à l'été. Dans le même temps, un effort important est réalisé pour renforcer la présence d'experts civils.
L'objectif annoncé par le Président Obama est d'amorcer une décrue de l'engagement américain à l'été 2011, à la faveur d'une prise de responsabilité plus importante de l'armée et de la police afghane.
Le soutien de l'opinion américaine à l'opération s'est érodé du fait de l'absence de progrès militaires et politiques. Les pertes ont fortement augmenté en 2009 et sont déjà lourdes sur les premiers mois de 2010. Toutefois, la menace terroriste, toujours très présente à l'esprit des Américains, reste un facteur de légitimation de l'intervention.
Les responsables que nous avons rencontrés ont émis des appréciations extrêmement prudentes sur la situation militaire. Ils ont généralement insisté sur le bilan très négatif de 2009 et évoqué un arrêt de la détérioration en 2010, présenté comme un premier progrès. De même, il nous a été dit qu'il était trop tôt pour se prononcer sur les résultats des opérations engagées à Marjah, dans le Helmand, ou dans la province de Kandahar. Une évaluation officielle doit être effectuée en décembre. Il s'agira de voir dans quelle mesure des structures civiles et de sécurité pérennes peuvent être mises en place une fois les opérations militaires achevées.
L'un de nos compatriotes en poste à la Fondation Carnegie, M. Gilles Dorronsoro, s'est montré beaucoup plus pessimiste. Il prédit l'échec des opérations en cours à Kandahar, dès lors qu'aucun changement n'interviendra dans la gouvernance de la région, aux mains du frère du Président Karzaï. Il considère nécessaire de négocier au plus vite avec les talibans, par l'intermédiaire du Pakistan, alors que la stratégie officielle n'envisage des négociations qu'une fois la situation de la coalition plus assurée sur le terrain.
Le Président Obama cherche à tracer une perspective de retrait tout en répondant aux craintes de désengagement prématuré. La « review » prévue fin 2010 indiquera si l'amorce d'une décrue de la présence militaire reste envisageable à partir de l'été 2011 et, en tout état de cause, aucune indication n'est donnée sur le rythme auquel elle s'effectuerait. Kaboul souhaite négocier un accord de sécurité avec les Etats-Unis qui garantirait leur engagement dans le pays à plus long terme.
Il nous a semblé que les Américains n'avaient pas une vision très claire des conditions dans lesquelles pourrait s'amorcer un processus de réconciliation nationale. Lors la visite du Président Karzaï à Washington il y a quinze jours, le Président Obama a soutenu le dialogue lancé par celui-ci avec certains éléments des talibans. Mais la « Jirga de paix » prévue ce mois ci a été reportée et on peut se demander si un tel processus peut réellement prospérer dans le respect des conditions fixées par les Etats-Unis, auxquelles nous avons d'ailleurs souscrit, à savoir la renonciation à la violence armée et aux relations avec Al-Qaïda, l'acceptation des institutions et des engagements sur les droits des femmes.
Les responsables américains se félicitent en revanche de l'amélioration des relations avec le Pakistan et de l'attention plus marquées que les autorités portent désormais à la menace constituée par les talibans. Le Congrès a voté une aide civile au Pakistan de 7,5 milliards sur 5 ans.
Enfin, il faut souligner que nos interlocuteurs n'ont guère insisté, au cours des entretiens, sur un renforcement de la contribution militaire européenne, mettant plutôt l'accent sur les besoins liés à la formation de l'armée et de la police afghane.
Plusieurs de nos entretiens ont porté sur le processus de paix au Proche-Orient. Il s'agit là du principal échec de la présidence Obama en matière de politique étrangère. Non seulement les Etats-Unis ne sont pas parvenus à atteindre leur objectif d'un gel de la colonisation, mais la poursuite de celle-ci à Jérusalem-Est a provoqué une crise diplomatique et une dégradation sans précédent des relations avec Israël.
Premier constat : il existe aujourd'hui un réel déficit de confiance entre les Etats-Unis et Israël. Dans le discours public, les responsables américains ont dissocié le soutien à l'Etat d'Israël, qui n'est pas remis en cause, du soutien au gouvernement israélien et à sa politique, qui ne va plus de soi.
Certes, une fraction importante du parti démocrate demeure portée à la compréhension vis-à-vis des dirigeants israéliens. Nous l'avons par exemple constaté au Sénat. Mais le Président Obama est pour sa part sur une ligne plus dure, considérant que le Premier ministre Netanyahou ne cherche pas à progresser de bonne foi vers un accord de paix.
A la différence de l'administration Bush, l'administration actuelle est convaincue de la centralité du conflit israélo-palestinien dans la région et des risques qu'entraîne la prolongation du conflit. Mme Clinton a déclaré que le statu quo n'était pas tenable, dans l'intérêt même d'Israël. Le général Petraeus a également fait une intervention remarquée devant la commission des affaires étrangères du Sénat au cours de laquelle il a énuméré les conséquences négatives du conflit sur la stabilité et la sécurité de l'ensemble de la région, ainsi que sur les intérêts de sécurité des Etats-Unis. On constate donc un changement de ton à Washington, plus sévère à l'égard des dirigeants israéliens.
Nous avons posé la question de l'influence des lobbies pro-israéliens et de l'arrière-plan électoral, mais ce facteur a plutôt été minimisé par nos interlocuteurs. Il semblerait que l'administration se sente assez dégagée vis-à-vis d'un électorat juif majoritairement démocrate qui ne se détermine pas fondamentalement sur la question du soutien à la politique de Tel Aviv.
Le second constat que l'on peut effectuer est que malgré ce changement de ton, Washington ne semble pas pour l'instant vouloir accentuer la pression sur le gouvernement israélien. Les Etats-Unis souhaitent se donner du temps supplémentaire avec les pourparlers indirects dits « de proximité » prévus pour durer jusqu'au mois de septembre.
On peut douter que ces pourparlers ouvrent réellement la voie à des progrès ultérieurs. On ne voit pas bien les raisons pour lesquelles le gouvernement Netanyahou ferait évoluer sa position. Il est probable qu'ils ne feront que reporter le problème à l'automne et, en pratique, après les élections de novembre.
L'administration se trouvera alors au pied du mur. Elle ne dispose pas de moyens de pression sur le gouvernement israélien aussi importants qu'on le croit parfois en Europe. La quasi-totalité de l'aide américaine est une aide militaire, de l'ordre de 3 milliards de dollars par an, et il est hors de question de la remettre en cause. L'aide civile a été considérablement réduite depuis 20 ans. Les limites de l'engagement américain sur le processus de paix sont donc évidentes. Toutefois, à la différence de ses deux prédécesseurs, le Président Obama a souhaité s'impliquer sur ce dossier en début et non en toute fin de mandat. L'administration fait donc le choix d'une approche patiente et ne veut pas être jugée sur les résultats à court terme.
Pour terminer, je voudrais mentionner deux sujets que nous avons abordés de manière connexe lors de notre séjour.
Nous avons rencontré le secrétaire général de l'Organisation des Etats américains, le Chilien José Miguel Insulza, à l'initiative de notre représentant permanent auprès de cette organisation où nous siégeons comme observateur.
L'OEA apparaît surtout comme un forum politique qui a élaboré plusieurs instruments juridiques à l'échelle du continent, à l'image du Conseil de l'Europe, et qui mène des missions d'assistance et de surveillance en matière électorale.
Notre entretien visait surtout à évoquer l'évolution des relations des Etats-Unis avec l'Amérique latine. Celles-ci se sont détériorées sous la présidence Bush et l'élection de Barack Obama devait marquer un nouveau départ qui ne s'est pas véritablement traduit dans les faits. Certes, l'administration actuelle entend manifester l'importance qu'elle accorde à ses partenaires latino-américains, mais la politique américaine fournit régulièrement à certains d'entre eux des motifs de protestation. Les derniers en date portaient sur la valse-hésitation de Washington à l'égard du nouveau gouvernement du Honduras, finalement reconnu, et sur l'installation de bases militaires en Colombie. Quelques assouplissements ont été décidés à l'égard de Cuba, mais la normalisation n'est pas à l'ordre du jour. Les Etats-Unis ont une présence économique toujours forte en Amérique latine. Leurs deux grandes préoccupations concernent l'immigration et le narcotrafic. Les relations politiques sont tributaires des alternances électorales dans les pays de la région. A ce titre, l'élection brésilienne de l'automne est suivie avec attention à Washington, avec une préférence pour le candidat conservateur M. Serra par rapport à la dauphine du président Lula, Mme Roussef.
Nous avons également brièvement évoqué les relations avec la Chine qui sont présentes dans tous les esprits à Washington, notamment sur les grands enjeux économiques. Ces relations ont pris de l'ampleur au cours des dernières années. Le dialogue entre les deux pays ne se limite plus à des questions régionales et s'est élargi à des problématiques mondiales.
Ces relations sont ambivalentes, car elles oscillent en permanence entre la rivalité stratégique et la recherche d'un partenariat.
L'administration Obama privilégie délibérément l'approche partenariale, tout en rejetant le concept de « G2 », comme les autorités chinoises du reste. La Chine reste réticente à s'impliquer dans la gestion des crises et des grandes questions mondiales. Elle est d'abord préoccupée par ses problèmes internes, notamment au plan économique, et elle est hostile à tout ce qui pourrait limiter la souveraineté des Etats.
Tout ceci montre les limites d'un futur partenariat avec la Chine, même si celle-ci devient un facteur de plus en plus déterminant pour la politique étrangère américaine.
Pour conclure, je retiendrai trois enseignements de notre mission à Washington.
Tout d'abord, nous avons pu vérifier ce que l'on appelle la « méthode Obama », privilégiant la durée, le compromis et l'aplanissement préalable des difficultés, au détriment de résultats rapides ou spectaculaires.
En matière de politique étrangère, l'« Obamania » s'accompagnait d'attentes excessives à l'égard du nouveau président et celui-ci ne les a sans doute pas découragées par la série de grands discours ayant inauguré son mandat. Les Etats-Unis n'ont pas pu faire bouger le gouvernement israélien. Leur politique de la main tendue à l'Iran n'a pas produit les effets escomptés. Les résultats de la nouvelle stratégie en Afghanistan restent incertains. Néanmoins, la Maison Blanche n'a pas renoncé à ses objectifs et les poursuit avec ténacité.
Un récent article d'Hubert Védrine évoque « Obama : stratège patient dans un monde d'impatience ». Cette formule qualifie bien cette politique étrangère et nous dissuade de porter sur elle des jugements prématurés.
Le deuxième enseignement de notre mission est que nous avons trouvé à Washington une administration incomparablement plus ouverte que la précédente. Cette administration pratique l'écoute et le dialogue. Elle a clairement conscience des limites de la puissance américaine et des actions unilatérales.
Elle paraît sincèrement soucieuse d'établir des partenariats pour faire face aux grands enjeux internationaux, mais elle semble aussi quelque peu en peine de trouver des partenaires en phase avec ses attentes.
J'ai évoqué la Chine, mais on voit également que les relations avec les grands pays émergents ne sont pas simples. Enfin, il y a véritablement une interrogation à Washington sur l'Europe. L'entrée en vigueur du traité de Lisbonne n'a pas apporté la clarification et la simplification attendues et la faiblesse de l'engagement européen en matière de défense inquiète.
Enfin, nous avons pu constater une très grande convergence de vues avec la France sur la plupart des dossiers. Notre diagnostic sur la priorité à accorder au conflit israélo-palestinien est identique. Nous opérons très étroitement sur l'Iran. Des discussions approfondies ont eu lieu sur les questions de désarmement et la nouvelle doctrine américaine fait écho à certaines préoccupations françaises. Nous avons également d'importantes convergences de vues sur l'OTAN et sur l'avenir de la relation avec la Russie.
M. Jean-Louis Carrère - Vous avez évoqué la proximité de vues entre la France et les Etats-Unis. Sur l'Iran, le Président de la République est même parfois apparu plus en pointe que les Américains. Cela dit, je partage pleinement la présentation qui vient d'être faite et qui reflète fidèlement les impressions recueillies au terme d'entretiens toujours très ouverts, francs et cordiaux.
M. Jean-Pierre Chevènement - Comme vous l'avez indiqué, Monsieur le Président, nous avons constaté l'approche très réaliste de l'administration sur la question du désarmement nucléaire, renvoyant à un terme très lointain le monde sans armes nucléaires évoqué dans le discours de Prague. M. Gary Samore, assistant du Président au Conseil de sécurité, a estimé qu'il faudrait près de 20 ans pour éliminer les armes nucléaires en attente de démantèlement. Celles-ci sont au nombre de 4 200, alors que les Etats-Unis ont annoncé disposer d'environ 5 100 armes nucléaires actives ou en réserve. L'arsenal russe reste dimensionnant et la possibilité d'aller au-delà des réductions prévues par le traité New Start suscitent un grand scepticisme. L'administration reste également très vigilante sur le renforcement des investissements destinés à maintenir l'infrastructure nucléaire.
Sur le Proche-Orient, l'entretien avec le sénateur Cardin a montré que la fermeté du Président Obama vis-à-vis du gouvernement israélien n'était pas partagée par tous les responsables démocrates.
Sur l'Iran, on peut se demander si des sanctions additionnelles américano-américaines qui viseraient à cesser l'enlèvement du pétrole iranien ne seraient pas contre-productives, car elles inciteraient l'Iran à se tourner vers la Chine, l'Inde ou la Russie. Il y a lieu de mener une gestion fine de ce dossier.
M. Jacques Gautier - Je suis surpris de ce que vous avez dit, Monsieur le Président, sur l'impact de la politique israélienne de l'administration vis-à-vis de l'électorat juif. Une grande manifestation de soutien au gouvernement israélien s'est déroulée ces jours ci à New-York à l'initiative d'organisations juives et elle a montré une forte mobilisation.
M. Josselin de Rohan, président - Je rapporte ce qui nous a été dit par plusieurs interlocuteurs, notamment un sénateur démocrate disposant d'une forte communauté juive dans son Etat. Il évoquait la grande variété d'opinion, dans cette communauté, par rapport à la politique du gouvernement israélien, et ne pensait pas qu'il s'agissait d'un facteur déterminant du comportement électoral.
La commission autorise la publication du compte-rendu de la mission sous la forme d'un rapport d'information.
Nomination de rapporteurs
M. Jean Milhau a été nommé rapporteur sur le projet de loi n° 444 (2009-2010) autorisant la ratification du deuxième protocole additionnel à la convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale.
M. Christian Cambon a été nommé rapporteur sur le projet de loi n° 445 (2009-2010) autorisant l'approbation de l'avenant à la convention entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume du Maroc sur l'assistance aux personnes détenues et sur le transfèrement des condamnés.
Mercredi 26 mai 2010
- Présidence de M. Josselin de Rohan, président -Audition de M. Dov Zerah, candidat à la direction générale de l'Agence française de développement
M. Josselin de Rohan, président - Le Premier ministre a informé le Président du Sénat par une lettre en date du 11 mai 2010 de l'intention du Président de la République de nommer M. Dov Zerah directeur général de l'Agence française pour le développement (AFD), en remplacement de M. Jean-Michel Sévérino dont le mandat a expiré. Suite à la révision constitutionnelle du 23 juillet 2007, notre commission est appelée à émettre un avis sur cette candidature. Aux termes de l'article 13 de la Constitution, « une loi organique détermine les emplois ou fonctions pour lesquels, en raison de leur importance pour la garantie des droits et libertés ou la vie économique et sociale de la Nation, le pouvoir de nomination du Président de la République s'exerce après avis public de la commission permanente compétente de chaque assemblée. Le Président de la République ne peut procéder à une nomination lorsque l'addition des votes négatifs dans chaque commission représente au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions. » Nous ne procéderons aujourd'hui à aucun vote, car la loi organique n'a pas encore été promulguée, mais nous avons convenu avec le Gouvernement d'anticiper son application comme pour de récentes nominations au Conseil constitutionnel ou à la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité.
Je vous propose, Monsieur Dov Zerah, de nous présenter votre parcours professionnel et de nous dire comment il vous a préparé à exercer les fonctions de directeur général de l'AFD. Je donnerai ensuite la parole aux co-rapporteurs du budget de l'aide au développement, nos collègues Christian Cambon et André Vantomme, et aux autres membres de la commission afin qu'un débat s'engage. Pour ma part, je n'ai qu'une question d'ordre général. Vous avez été directeur délégué de la caisse française de développement en 1993, il y a dix-sept ans. Depuis, la caisse est devenue l'AFD. Au-delà du changement de nom, cette institution, aux dires de tous, a profondément évolué : elle a quadruplé le montant de ses interventions, considérablement diversifié ses instruments financiers et étendu son domaine géographique : autrefois très concentrée en l'Afrique où est née la caisse française de développement, l'AFD est aujourd'hui présente sur tous les continents du Sud, l'Afrique bien sûr, mais également l'Asie et l'Amérique du Sud. L'agence a élargi ses secteurs d'intervention en s'imposant notamment comme un opérateur central dans le domaine de la lutte contre le réchauffement climatique. Elle s'est ouverte à de nouveaux partenaires français et étrangers. Quelles évolutions vous paraissent les plus fondamentales ? Et comment imaginez-vous l'AFD dans dix ans ?
M. Dov Zerah - Je commencerai par vous exposer mon parcours professionnel, en insistant sur les aspects qui justifient ma candidature à la direction générale de l'AFD. Je suis né à Tunis il y a cinquante-cinq ans, mais il m'a fallu attendra ma scolarité à l'ENA pour voyager en Afrique hors de la Tunisie. En 1979 et 1980, un séminaire sur l'urbanisation des pays en voie de développement, portant plus spécialement sur Alger, Abidjan et Dakar, fut pour moi l'occasion de publier un premier article sur ce sujet.
Avant d'être nommé conseiller maître à la Cour des comptes en 2007, j'ai exercé diverses activités. Entre 1981 et 1993, j'ai suivi une carrière classique à la direction du Trésor, jusqu'à en être nommé sous-directeur. Entre 1984 et 1986 je fus attaché financier à la représentation permanente de la France auprès des Communautés européennes, où je m'occupais surtout des questions agricoles et de l'aide au développement : je découvris alors le fonctionnement du Fonds européen de développement et des instances auxquelles participent les pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP).
Entre 1987 et 1991, j'exerçai les fonctions de chef du bureau chargé de la zone franc au ministère de l'Economie et des Finances : je dus alors défendre la parité du franc CFA - c'était avant la dévaluation de janvier 1994. Je procédai aussi à des restructurations bancaires et oeuvrai en faveur de l'intégration régionale. Entre 1991 et 1993, sous-directeur des affaires bilatérales à la direction du Trésor, je fus chargé de la coopération hors champ et des protocoles financiers avec les pays du Maghreb, de la péninsule indochinoise, d'Afrique subsaharienne, d'Amérique latine, ainsi qu'avec le Yemen. Je fus la cheville ouvrière du règlement de nos différends nucléaires avec l'Iran et le Pakistan.
De 1993 à 1999, je fus successivement à la tête du cabinet du ministre de la coopération M. Michel Roussin, de la ministre de l'environnement Mme Lepage et de la commissaire européenne chargée de la recherche Mme Cresson. Entre 1993 et 1995, en tant que directeur délégué de la Caisse française de développement, je négociai l'installation de l'agence Promotion et participation pour la coopération économique (Proparco) au Maroc et au Vietnam. Je siégeais en même temps au conseil d'administration de deux banques de développement en Tunisie.
De 1999 à 2007, j'exerçai des fonctions entreprenariales au service de l'Etat, d'abord, jusqu'en 2002, à la présidence de la Compagnie cotonnière et du groupe Développement des agro-industries du Sud (Dagris), holding d'une trentaine de sociétés implantées en Afrique subsaharienne. Je m'attachai d'abord au rétablissement financier du groupe, dont la valorisation passa en quelques années de 150 à 270 millions d'euros. Je donnai également une nouvelle orientation à l'ancienne Compagnie française des fibres textiles, rebaptisée Dagris : je suis en effet convaincu que le coton joue un rôle de premier plan dans le développement agricole et industriel des pays africains. Je modernisai aussi les modes d'intervention de celle que l'on nommait alors la vieille dame de la rue Monceau... Je développai des actions de coopérations avec l'Algérie, le Maroc, l'Ouzbékistan et la Syrie, et bataillai pour protéger le coton africain contre les subventions accordées par les pays riches à leurs agriculteurs : ce fut l'objet d'un article publié dans Le Monde en juin 2002, sous le titre : « Bono, le Farm Bill et le coton africain ».
Entre 2002 et 2007, à la direction des monnaies et médailles, j'oeuvrai à la restructuration industrielle et économique de ses activités et au développement de ses marchés étrangers : nous fûmes ainsi chargés de frapper les monnaies yéménite et afghane. Je regrette en revanche d'avoir laissé échapper des marchés en Afrique occidentale, au bénéfice des Britanniques.
Enfin, au cours de ces années, j'enseignai à Sciences Po, à HEC et à l'Institut supérieur de commerce où j'animai notamment des séminaires sur l'Afrique et sur les risques économiques et financiers internationaux.
J'en viens aux raisons de ma candidature. En une dizaine d'années, l'AFD a beaucoup changé : ses interventions ont triplé, voire quadruplé, et se sont étendues à de nombreux pays émergents. Des modes de financements innovants ont été inventés, parfois en collaboration avec d'autres bailleurs. L'AFD s'est ainsi imposée comme l'un des principaux acteurs mondiaux du développement : ces progrès doivent être consolidés. J'entends parler d'une distanciation de l'agence vis-à-vis de son autorité de tutelle, mais je crois au contraire qu'elle doit rester son bras séculier. Il faut veiller à ne pas trop étendre le champ géographique de ses interventions, et prendre garde à ne pas nous exposer au rééchelonnement ou à l'annulation de dettes, comme à la fin des années 1990. Je préfère parler de soutien au développement que d'aide : nous devons encourager les projets créateurs de valeur, en particulier dans le domaine agricole et agro-industriel. Prenons l'exemple des trois pays du Sahel, qui compteront 120 ou 130 millions d'habitants en 2050 contre 44 aujourd'hui : l'autosuffisance alimentaire conditionne leur réussite dans les domaines de l'éducation et de la santé. C'est également la seule manière d'endiguer l'exode rural, la désertification des campagnes et, à terme, l'émigration.
J'annonce enfin que si je suis nommé directeur général de l'AFD, je démissionnerai de la présidence du Consistoire de Paris-Ile-de-France.
M. Christian Cambon, co-rapporteur du budget de l'aide au développement - M. le ministre des affaires étrangères doit nous présenter tout à l'heure un document définissant les grandes orientations de la politique française de coopération pour les années à venir, qui doit être adopté par le Comité interministériel de la coopération internationale et du développement (Cicid) au cours de l'été. Qu'en pensez-vous, Monsieur Zerah ?
En quelques années, l'AFD s'est profondément transformée. Son budget est passé d'environ 1,5 à 6 milliards d'euros, et son domaine géographique d'intervention s'est beaucoup étendu, ce qu'a confirmé une décision du comité de l'AFD du 13 novembre 2009. La commission s'interroge sur la pertinence de cette politique : l'argent dépensé en Colombie, aux Philippines, en Chine, dans des pays dont l'économie est plus dynamique que la nôtre, est-il bien employé ? Que pensez-vous d'ailleurs de l'équilibre entre les prêts et les dons ? Accorder des prêts à des pays capables de rembourser, c'est se priver de fonds pour donner à d'autres.
La commission partage votre tropisme pour l'Afrique ; nous sommes inquiets en particulier de la situation du Burkina et du Tchad. On déplore parfois que les institutions françaises n'aident pas suffisamment ces pays. Malgré les apparences et en raison de désengagements successifs, notre rôle diminue en Afrique au bénéfice des Canadiens ou des Néerlandais : c'est regrettable, car la France a des attaches historiques avec ce continent. Les avis sur l'état de l'Afrique divergent : Stephen Smith a publié un livre intitulé Négrologie : pourquoi l'Afrique meurt, tandis que M. Sévérino, le précédent directeur général de l'AFD, annonçait dans Le temps de l'Afrique son émergence prochaine et inespérée. Peut-on connaître votre point de vue ?
Vous avez présidé Dagris. Le coton est essentiel au développement d'un pays comme le Mali, où André Vantomme et moi-même nous rendrons bientôt. N'est-il pas paradoxal de prétendre aider la production cotonnière des pays du Sud et de subventionner en même temps les producteurs européens, espagnols ou grecs ? La coopération doit désormais prendre la forme d'actions concrètes pour soutenir le prix des matières premières, comme ce fut annoncé à la conférence de Doha.
L'AFD a développé des modes de financement innovants. Poursuivrez-vous dans cette voie ? Entre le prêt et le don, n'existe-t-il pas une voie moyenne ? N'est-il pas judicieux de faire appel au secteur privé, comme l'a fait avec succès le gouvernement laotien, que l'on n'attendait pas sur ce terrain ?
M. André Vantomme, co-rapporteur du budget de l'aide au développement - Je m'associe aux interrogations de Christian Cambon, et je soulèverai pour ma part des problèmes plus techniques. Un document cadre doit nous être présenté sur la politique de coopération, sans aucune précision chiffrée sur son financement. Qu'en pensez-vous ?
Croyez-vous opportun de maintenir dans les pays où nous sommes implantés, en plus des antennes locales de l'AFD, les services de coopération et d'action culturelle (Scac) ? Comment envisagez-vous leur cohabitation ?
L'AFD est une banque, qui fait crédit. Mais un prêt consenti à un pays qui n'a pas les moyens de le rembourser est un don différé. Quel est selon vous le juste équilibre entre les prêts et les dons ? Et s'agissant des dons, privilégiez-vous les aides budgétaires ou les subventions destinées à des projets particuliers ?
Comment articuler l'aide bilatérale et l'aide multilatérale, à laquelle la France contribue grandement sans que sa participation soit toujours bien perceptible ?
Comment soutenir la production de coton en Afrique, et notamment au Mali, à l'heure de la mondialisation des échanges ?
M. Dov Zerah - Je n'ai pas participé à l'élaboration du document cadre sur la politique de coopération. N'étant actuellement que pressenti pour occuper les fonctions de directeur général de l'AFD, il m'est difficile de me prononcer sur ce texte ; je crois d'ailleurs que les discussions budgétaires sont en cours.
Si je suis nommé, je demanderai à mes autorités de tutelle de formuler des orientations précises sur plusieurs sujets, et d'abord sur les priorités géographiques de notre action. L'AFD intervient aujourd'hui en Tanzanie, au Mali, en Argentine, en Inde, en Chine, et bientôt aux Philippines et au Mexique. Mais il faut éviter le saupoudrage. Il me paraît souhaitable de nous concentrer sur les pays francophones d'Afrique subsaharienne, des pourtours de la Méditerranée et de la péninsule indochinoise, ainsi que là où nos troupes sont présentes, pour compléter leur action militaire - par exemple en Afghanistan - et au Proche-Orient, où nous avons des engagements historiques et oeuvrons pour la paix. La question des choix géographiques rejoint celles de la combinaison de l'aide bilatérale et multilatérale et de la répartition entre prêts et dons.
Il faut ensuite définir des priorités sectorielles. L'AFD ne s'interdit aucun domaine d'intervention : lutte contre la pauvreté, aide au rattrapage économique, préservation de la biodiversité. Mais il faut privilégier la création de valeur, et préférer l'aide-projet à l'aide budgétaire, notamment dans le domaine agricole.
L'AFD utilise aussi une multitude d'instruments financiers, grâce à la dextérité de ses agents. Il faut poursuivre cette diversification.
Il est nécessaire d'augmenter la part de l'aide bilatérale, qui ne représente aujourd'hui que 40 % de l'aide publique au développement, ce qui pose un problème de lisibilité. Mais ne perdons pas de vue que si l'AFD dispose aujourd'hui de 6,5 milliards d'euros alors que sa dotation budgétaire ne dépasse pas 1 milliard, c'est parce qu'elle a réussi à récolter des fonds auprès de la Banque européenne d'investissement ou des Nations unies.
La Chine est aujourd'hui le sixième bénéficiaire de l'aide publique française. Si ces aides sont accordées sans concessionnalité, je n'y vois pas d'inconvénient. Nous avons intérêt à être présents dans ce pays influent, dont le rôle dans les négociations sur le climat est éminent, mais cela ne doit pas amputer les ressources dont nous disposons pour aider les pays moins favorisés.
Enfin, je crois nécessaire de renforcer les liens de l'AFD avec son pouvoir de tutelle, afin de rendre notre action plus lisible.
Vous m'avez interrogé sur la production cotonnière en Afrique, notamment au Mali. Alors que les pays du Sahel connaissent une progression démographique vertigineuse, leurs agriculteurs ne sont pas en mesure de nourrir leur population. Pourtant, l'expérience m'a appris qu'il est possible de doubler, voire de tripler leur production agricole. Le coton africain est aujourd'hui le plus compétitif au monde ; il fait vivre des millions de personnes et encourage le développement d'industries locales - production d'huile, de savon, d'aliments pour le bétail ...-, freinant ainsi la désertification des campagnes. Jusqu'au début des années 2000, l'Afrique assurait 16 % des exportations mondiales de coton, et ce succès est en partie dû à la coopération de la France. Mais elle subit aujourd'hui la concurrence des producteurs du Nord, subventionnés par les Etats. Le prix du coton a été divisé par trois en valeur réelle depuis une trentaine d'année. Aujourd'hui le cours remonte, et le taux de change est devenu plus favorable puisque le cours est libellé en dollars, mais les problèmes structurels subsistent. Plus que de charity business, l'Afrique a besoin que les promoteurs de la doctrine du Trade, not aid respectent les règles du commerce international. Ceux qui empêchent les agriculteurs africains de vivre de leur production ne doivent pas s'étonner de les voir peupler les bidonvilles des capitales, puis émigrer dans les pays du Nord !
Mme Monique Cerisier-ben Guiga - Je constate avec intérêt que vous êtes très attentif aux problèmes agricoles, ignorés depuis quinze ans par les instances internationales. Je note aussi que vous vous interrogez sur le juste équilibre entre prêts et dons, et entre aide nationale et internationale.
Mais vous m'excuserez de poser les questions qui fâchent. Vous avez annoncé que si vous étiez nommé, vous démissionneriez de la présidence du Consistoire de Paris-Ile-de-France, par égard au principe de laïcité de la République. Mais votre engagement dans les affaires politiques nationales et internationales est bien connu : vous êtes conseiller municipal de Neuilly-sur-Seine et secrétaire général adjoint de la fondation France-Israël. Or les fonctions de directeur général de l'AFD supposent une parfaite neutralité, surtout en matière diplomatique. Si votre nomination est confirmée, vous serez appelé à exercer de hautes responsabilités : on dit souvent que la politique de coopération est définie rue Roland Barthes plutôt qu'au ministère... Comptez-vous prendre du recul vis-à-vis de vos autres fonctions ?
A en croire certaines ONG qui critiquent votre nomination, vous seriez lié aux milieux de la Françafrique et M. Robert Bourgi aurait encouragé le Président de la République à vous choisir. Que répondez-vous à ces allégations ?
M. Josselin de Rohan, président - Je rappelle que M. Zerah dirigea le cabinet de Mme Lepage comme celui de Mme Cresson, ce qui manifeste un certain oecuménisme.
M. Dov Zerah - Si j'ai annoncé ma démission de la présidence du Consistoire, ce n'est pas par application du principe de laïcité mais pour me consacrer pleinement à mes nouvelles fonctions. Le Consistoire, créé il y a deux siècles pour intégrer la communauté juive dans la Nation, est un organe séculier ; les membres, non religieux, de son conseil d'administration sont chargés d'organiser le culte et d'éviter toute confusion des rôles entre les religieux et les laïcs. Son président exerce des tâches de gestion.
N'exagérons pas mon implication dans la vie municipale de Neuilly : je ne suis que conseiller municipal.
Je rappelle que la fondation France-Israël est un établissement étatique. Quoi qu'il en soit, je démissionnerai évidemment du secrétariat général adjoint si je suis nommé à la tête de l'AFD. Le directeur général de l'AFD est un fonctionnaire soumis à l'autorité du Président de la République et du Gouvernement, et n'a pas à prendre position dans les choix de politique étrangère de la France.
Enfin, madame, vous avez fait état de soutiens dont j'aurais bénéficié, mais j'en ignore tout.
M. Didier Boulaud - Pourquoi n'êtes-vous resté qu'un mois et demi directeur du cabinet de M. Roussin ?
M. Dov Zerah - C'est que je fus alors nommé à la Caisse française de développement. Il est de notoriété publique que, depuis quinze ans, le poste de directeur général de l'AFD est celui qui m'intéresse le plus.
Mme Josette Durrieu - Vous dites avoir joué un rôle dans les négociations nucléaires avec l'Iran. Que pensez-vous de l'accord que ce pays vient de conclure avec la Turquie et le Brésil, et qui reprend la substance d'un ancien projet d'échange d'uranium avec la Russie et la France ? Dans ces conditions, de nouvelles sanctions sont-elles justifiées ?
M. Dov Zera - L'épisode que vous mentionnez remonte au temps où j'étais sous-directeur des affaires bilatérales à la direction du Trésor. J'étais chargé de rédiger le protocole financier de l'accord, car l'ensemble du dispositif adopté en 1978 et 1979 devait être revu. Je ne puis vous en dire plus : je n'ai eu vent que par la presse de l'accord conclu entre l'Iran, le Brésil et la Turquie. D'ailleurs je ne crois pas que l'AFD intervienne en Iran.
M. Joseph Kergueris - Quelles doivent être selon vous les relations entre les responsables locaux de l'AFD et les ambassadeurs ? Lorsque la France conclut un accord avec un pays tiers, l'autorité directrice doit être clairement identifiée, car c'est elle qui sera chargée de son exécution et responsable en cas de contentieux. Il est vrai que l'AFD est une banque, soumise à la loi bancaire. Mais la commission a souvent émis le souhait que la diplomatie française parle d'une seule voix ! J'ai proposé que les responsables de l'AFD travaillent sous l'autorité de l'ambassadeur, mais l'expression a fait frémir, et je ne voudrais pas relancer des débats scolastiques... Ne pourrait-on imaginer une organisation similaire à celle des départements et des régions, où les préfets coordonnent l'action des services de l'Etat, qu'ils soient ou non sous leur autorité ?
M. Dov Zerah - J'espère que le document cadre du ministère clarifiera les relations entre les antennes de l'AFD et les Scac, afin d'éviter les zones de recouvrement et les effectifs redondants, à l'heure où le Gouvernement demande aux administrations et aux établissements publics de limiter leurs effectifs. Je rechercherai pour ma part cette clarification. L'AFD, vous l'avez rappelé, est soumise à la loi bancaire ainsi qu'aux règles de gestion des établissements publics. Mais le problème de coordination entre l'ambassade et l'AFD ne doit pas être réglé de manière scolastique ou juridique. Comme je l'ai dit, l'AFD doit rester le bras séculier de son autorité de tutelle, y compris au niveau local.
M. André Vantomme, co-rapporteur - Mais que deviendront les Scac ?
M. Dov Zerah - C'est au ministre des affaires étrangères de le décider. D'ailleurs, n'étant encore que pressenti, je n'ai pas eu l'occasion de rencontrer toutes les équipes de l'AFD. Je crois néanmoins que le moment est venu de clarifier les relations entre le ministère et l'agence.
M. André Vantomme, co-rapporteur - Votre conviction et la force de vos analyses au sujet de l'AFD contrastent vivement avec vos remarques évasives sur les Scac.
M. Joseph Kergueris - Votre réponse ne m'a pas entièrement satisfait. Nos partenaires doivent avoir un interlocuteur bien identifié, qui parle au nom de notre pays. Pensez-vous oui ou non que l'ambassadeur doive coordonner les actions des institutions françaises, y compris l'AFD ?
Mme Monique Cerisier-ben Guiga - Je le sais par expérience : l'AFD, qui a l'argent, donc le pouvoir, supporte de plus en plus mal l'ingérence des ambassades, et c'est vers elle que nos partenaires se tournent pour trouver un appui. Ce n'est plus le ministre des affaires étrangères, par l'intermédiaire de son ambassadeur, qui décide de l'aide publique au développement !
M. Dov Zerah - Je le répète : les compétences respectives de l'AFD et des Scac doivent être clairement définies. Il faut également se soucier de la lisibilité de notre action. Mais lorsque j'étais à la direction du Trésor, c'est moi qui signais les protocoles financiers et non l'ambassadeur qui s'occupait du « service après-vente », sans que cela pose problème ! L'AFD coordonne déjà ses actions avec le ministère, et comme je l'ai dit, je suis hostile à toute prise de distance vis-à-vis des autorités de tutelle.
M. Jean-Louis Carrère - Monsieur le président, serons-nous appelés à voter sur la candidature de M. Zerah ?
M. Josselin de Rohan, président - Vous pouvez vous prononcer à titre individuel, mais la commission ne peut émettre un avis.
M. Jean-Louis Carrère - Soit. Je suis surpris que nous n'auditionnions qu'un candidat. Je ne pense pas que le profil de M. Zerah corresponde à ce poste.
M. Jacques Berthou - La présence économique et culturelle française en Afrique décline, tandis que la Chine affirme son influence. Comment y remédier ? L'AFD a un rôle à jouer, de même que les agents de la coopération décentralisée, mais ne faudrait-il pas cibler les aides et mettre fin au saupoudrage ?
M. Dov Zerah - La présence française en Afrique ne décline que relativement, sous l'effet notamment de l'arrivée de la Chine. La Chine investissant en Afrique, on peut se demander si les deniers de l'AFD sont bien employés en Chine. Mais si les aides accordées à ce pays ne sont pas concessionnelles, elles peuvent nous aider à développer des partenariats avec les Chinois, y compris en Afrique.
Comme je l'ai dit, il faut concentrer géographiquement l'octroi d'aides concessionnelles et privilégier les pays francophones et les projets créateurs de valeur, en particulier dans le domaine agricole.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam - Plus qu'une question, ceci est une exhortation. L'AFD raisonne trop souvent comme une banque et ne soutient que les gros projets. Dans les pays en voie de développement, il faut aussi subventionner les projets moyens, émanant souvent de Français expatriés et tout aussi créateurs de valeur : en un mot, à défaut de microcrédit, il faut faire du minicrédit.
Madame Cerisier-ben Guiga, on ne peut pas dire que les organisations internationales se désintéressent de l'agriculture : la Banque mondiale intervient par exemple au Cambodge, et organisera au mois de juin un séminaire sur l'agriculture malienne.
M. Dov Zerah - Il est en effet essentiel de soutenir les petits projets, en collaborant éventuellement avec des ONG. Nous aurions également besoin d'un vivier de coopérants, non pas à l'image de ceux qui restaient autrefois dix ou quinze ans sur place, mais prêts à être envoyés pour six ou dix-huit mois. Le microcrédit a joué un rôle de première importance en Inde et au Sahel : je pense notamment à l'organisme Kafo Jiginew au Mali.
M. Didier Boulaud - Monsieur le président, vous avez annoncé que nous ne voterions pas sur la candidature de M. Zerah : c'est curieux, mais c'est clair. Au nom de mon groupe, je formule les mêmes réserves que Jean-Louis Carrère, et je suppose que le groupe CRC fera de même.
M. Jean-Pierre Chevènement - L'enseignement du français recule en Afrique, dans des pays francophones mais aussi anglophones comme l'Afrique du Sud, le Nigéria et le Ghana. Or l'avenir de notre langue est en Afrique : ce continent comptera 2 milliards d'habitants en 2050. Quelle peut être dans ce domaine l'action de la France ?
M. Dov Zerah - Je partage vos préoccupations, et c'est pourquoi je propose de concentrer nos interventions sur les pays francophones.
Situation au Pakistan - Audition du Dr Frédéric Grare, chargé de projet Prospective zone Asie à la sous-direction Prospective de la défense de la délégation aux affaires stratégiques du ministère de la défense
M. Josselin de Rohan, président - Notre audition porte aujourd'hui sur l'évolution de la situation au Pakistan, pays que la commission a visité à la fin du mois de septembre 2009. Nous nous étions penchés en particulier sur l'environnement régional et la façon dont le Pakistan pouvait contribuer à la résolution de la question afghane. Nous avions porté une appréciation plutôt positive sur le rôle du Pakistan et sur la volonté de son gouvernement et de ses forces militaires de contribuer à une solution régionale de la crise. Notre conclusion était qu'il fallait supporter le Pakistan dont la déstabilisation serait extrêmement dangereuse.
Deux ans après la fin du régime militaire du Président Musharaf, le Parlement pakistanais vient de voter sa quatrième réforme constitutionnelle. Ce vote met fin à une crise institutionnelle qui a mis entre parenthèses pendant deux ans la résolution des grands dossiers économiques et sociaux dont seules les avancées permettraient aux pays d'aller de l'avant et de sortir du sous-développement qui est l'une des causes principales du terrorisme. Comme l'indiquait de manière très significative le Président Zardari à l'issue du vote constitutionnel, il faut s'attaquer à présent aux problèmes des gens : coupures d'électricité, chômage, inflation, sécurité publique, à l'alphabétisme et à la pauvreté. L'aide internationale, et notamment américaine, peut et doit y contribuer.
Si de nouveaux droits sont créés dans la Constitution amendée, et notamment un droit à l'éducation obligatoire jusqu'à 16 ans, nous avons pu constater sur place que la ponction budgétaire opérée par la défense depuis la création de l'Etat pakistanais s'était faite au détriment des deux piliers fondamentaux du développement que sont l'éducation et la santé. C'est en particulier la faillite de l'éducation nationale qui a permis le développement des écoles coraniques, les madrasas, où l'islamisme radical prospère. Les modifications apportées à la Constitution ne risquent-t-elles pas de demeurer un voeu pieu sans rééquilibrage budgétaire, c'est-à-dire vraisemblablement sans une diminution du poids global de l'armée dans l'économie ?
Mais celui-ci pose la question de la contribution du Pakistan à sa propre sécurité et à la sécurité régionale. Certes, l'amélioration des relations avec l'Inde avec la reprise du dialogue « sur tous les sujets » qui faisaient l'objet du dialogue composite avant l'interruption consécutive aux attentats de Bombay, pourrait permettre le desserrement de la contrainte militaire mais cette perspective semble se situer à moyen ou long terme. La prégnance de l'armée sur le budget, l'économie et la société pakistanaise ne paraît pas prête de disparaître.
Avec la réforme de la Constitution, qui devrait permettre un retour à la démocratie parlementaire, et la reprise du dialogue avec l'Inde, l'autre point positif de la situation au Pakistan est, semble-t-il, le consensus politique et dans l'opinion vis-à-vis des opérations militaires contre le terrorisme. C'est du reste l'un des fondements du lien stratégique avec les Etats-Unis.
Nos interlocuteurs, au mois de septembre comme aujourd'hui, ont insisté sur la singularité du terrorisme au Pakistan, lui aussi victime de ce fléau. La volonté du gouvernement et de l'armée pakistanaise de lutter contre le terrorisme est un élément fondamental de sa crédibilité internationale et de sa contribution à la résolution de la crise afghane.
Les opérations militaires dans les FATA (Régions tribales fédéralement administrées) et au Waziristân sont-elles de nature à aboutir à cet objectif alors que la réforme n'a rien changé au statut archaïque des territoires tribaux alors même que ce statut est l'une des raisons de leur sous développement social et économique et du développement de la violence ? Quelle est la réalité de l'implication de l'armée pakistanaise et de ses services de renseignement dans la lutte contre les taliban pakistanais, ou seulement une partie d'entre eux, dont l'action est effectivement de nature à menacer les institutions ?
S'agissant des relations avec l'Afghanistan, le ministre des affaires étrangères pakistanais définit les relations entre les deux pays en appliquant les règles de neutralité et de non-ingérence. Il en veut pour preuve la grande retenue observée par le Pakistan au moment des élections présidentielles afghanes et dans la préparation des réunions à venir comme celle de la grande Jirga, puis des élections législatives de l'automne prochain.
De même, le Pakistan, tout en encourageant le processus de réconciliation nationale en Afghanistan ne prétend pas en être acteur.
Quelle est la part d'imposture dans cette position officielle ?
Ces groupes ont de longue date un agenda international qui couvre évidemment l'Afghanistan et l'Inde mais aussi -de manière plus ancienne- la Bosnie ou la Tchétchénie. Il n'est donc pas étonnant que nos troupes en Kapisa soient confrontées à ces groupes. C'est également le problème pour le Royaume-Uni et son importante communauté pakistanaise dont certains des membres sont entraînés dans les FATA.
Pour le Pakistan, l'Afghanistan demeure un territoire dont le contrôle lui assurerait une profondeur stratégique dans son conflit avec l'Inde. L'armée craint une alliance de revers entre l'Inde et l'Afghanistan. Avec le Cachemire, les causes de la rivalité entre les deux pays sont là et expliquent qu'il y a peu de chances que la reprise du dialogue avec l'Inde aboutisse à quoi que ce soit.
L'argument selon lequel une baisse de la tension entre les deux pays serait de nature, à terme, à alléger son dispositif militaire sur sa frontière Est, n'est pas sérieux. Le niveau de concession consenti par l'Inde pour instaurer cette confiance reste soigneusement non défini. La situation d'équilibre instable entre les deux pays est donc destinée à perdurer.
Nous souhaiterions recueillir votre analyse sur l'évolution récente de la société pakistanaise, sur les moyens à mettre en oeuvre pour concrétiser la stabilisation du pays et surtout connaître votre opinion sur la crédibilité de la politique officiellement affichée.
M. Frédéric Grare - La déstabilisation du Pakistan serait effectivement un désastre pour la région est vraisemblablement au-delà. Le problème majeur est la difficulté d'identifier les causes de cette fragilité. Je voudrais aborder trois questions. Celle de la réforme constitutionnelle et de la situation politique, celle du terrorisme dont le Pakistan est également victime et celle de la relation avec ses voisins notamment l'Afghanistan et l'Inde.
La réforme constitutionnelle qui vient d'être adoptée ressemble à un retour à la normalité étant entendu qu'au Pakistan la crise a toujours été un moyen de gestion du politique. Il faut rappeler que le 17e amendement avait permis la concentration des pouvoirs militaires et politiques dans les mains du général Musharaf qui correspondait à une sorte de présidentialisation du régime mettant face à face une opposition civile et à un régime militaire. Depuis 2008, est réapparu un phénomène récurrent de la vie politique au Pakistan chaque fois que les civils sont au pouvoir, la reprise des responsabilités de gestion au jour le jour par les autorités civiles tandis que l'armée conservait la réalité du pouvoir sur les points clés de la décision politique. L'adoption récente du 18e amendement rétablit le pouvoir parlementaire mais ne change en rien le rapport de force avec les militaires.
Le poids du premier ministre reste d'autant limité que le chef de l'exécutif, le Président Zardari, conserve la direction du parti, ce qui n'avait jamais été le cas de ses prédécesseurs civils à la présidence. Il pourra donc continuer à peser sur les décisions par l'intermédiaire du parti du peuple pakistanais (PPP). Dans ce contexte, il est très peu probable que les arbitrages budgétaires évolueront favorablement puisque ce sont les militaires qui continuent à fixer les contraintes de l'établissement du budget.
Vous avez évoqué dans votre propos liminaire l'éducation et le rôle des madrasas qui ont connu une spectaculaire montée en puissance au Pakistan qui s'explique plus par une demande d'éducation phénoménale que par le radicalisme religieux. Il n'y a pas d'opposition entre des écoles privées qui seraient réservées aux riches et des madrasas auxquelles les pauvres recourraient. La demande d'éducation se rencontre à tous les niveaux de la société et il convient de relativiser l'impact des madrasas dans le phénomène de radicalisation. En fait, la multiplication des écoles coraniques trouve sa source dans la politique d'islamisation suivie depuis les années 70, en particulier au Baloutchistan et dans les territoires du Nord-Ouest, pour lutter contre le séparatisme ethnique.
Le système public d'éducation n'a rien à envier en matière de propagande aux madrasas, notamment en ce qui concerne la réécriture de l'histoire et des conflits avec l'Inde. Dans les années 2000, les autorités pakistanaises ont attribué un certain nombre des problèmes à l'existence des madrasas de manière à faire financer le système par l'aide internationale, non à en changer.
S'agissant du terrorisme, le Pakistan est effectivement également une victime de ce fléau. Cela étant, la gestion du système politique au quotidien explique largement le phénomène de radicalisation. La politique pakistanaise ressemble souvent à une partie de billard à trois bandes. On crée souvent un groupe pour s'opposer au niveau local ou national à un autre. À cela s'ajoutent des alliances fluctuantes qui permettent notamment à l'armée d'être toujours en situation d'arbitrage. Cette situation a un avantage puisqu'elle rend impossible un vide politique. Ainsi, l'hypothèse d'une prise de pouvoir par les islamistes est très peu probable. L'inconvénient majeur de ce système est qu'il détruit toute légitimité de l'Etat et développe une culture de la violence permanente surtout quand le pays est confronté à des choix. Le fléau du terrorisme existe mais l'Etat est souvent à l'origine des groupes auxquels il fait face.
Le véritable tournant du terrorisme se situe en 2007 avec la prise d'otages puis l'attaque de la mosquée rouge à Islamabad. Cette mosquée, géographiquement située dans un quartier résidentiel proche du quartier général de l'ISI (Inter-Services Intelligence), était connue depuis très longtemps pour son radicalisme. Il est donc impossible que les autorités n'aient pas été au courant de ce qui se préparait. Depuis l'assaut donné à la mosquée rouge, qui avait fait une centaine de morts, les unités et institutions qui ont participé font l'objet d'attaques fréquentes.
De même, en 2009, il y a eu une prise de conscience soudaine de la montée du terrorisme dans la vallée de Swat. Or cette vallée, proche de la capitale, donne accès au Cachemire et en Afghanistan. Les groupes qui s'installaient dans cette vallée, depuis 2007, l'ont fait avec le consentement des autorités pakistanaises qui négociaient d'ailleurs un accord avec eux. Ce sont ces groupes, aidés et entraînés par les autorités, comme le Jamaat-e-Islami qui était l'émissaire des militaires, qui se sont retournés contre le gouvernement et ont pris le contrôle du district de Buner, à une centaine de kilomètres d'Islamabad, déclenchant la réaction de l'armée pakistanaise soutenue par la Parlement.
Vous avez parlé, Monsieur le président, de l'archaïsme du statut des FATA (Federally administered tribal areas). Le problème est d'abord une question démographique et d'opposition entre les tribus des Wazir et celles des Mehsud. De plus, sont arrivés devant les FATA de véritables « entrepreneurs religieux » soutenus par d'importants moyens financiers d'origine illicites qui ont fait procéder à l'assassinat systématique des leaders tribaux de la zone. Le système féodal a été profondément déstructuré et les populations se voient proposer une autre légitimité sur fond de redistribution de ces nouvelles ressources par les islamistes.
Entre les taliban qui interviennent dans ces zones frontières avec le Pakistan, les groupes intermédiaires de type Al-Qaïda, à l'influence aujourd'hui limitée, et l'ISI, la situation des zones tribales est complexe et voit se recouper deux types d'insurrection. On peut dire que c'est la structure archaïque des territoires tribaux qui s'oppose à un début de règlement. Leur réintégration dans le système fédéral, avec son système de financement, pourrait contribuer à une solution en concentrant des moyens pour développer la zone.
Pour conclure sur la question du terrorisme, on peut dire qu'il n'y a pas réellement de consensus mais plutôt le soutien de certaines entités et la lutte contre d'autres.
S'agissant des interactions avec l'Afghanistan, rien n'avait été fait jusqu'à présent contre les taliban afghans installés au Baloutchistan. Selon le même schéma que celui connu au Cachemire, des groupes, partant des camps de réfugiés, instrumentalisés par l'ISI, armés au-delà des frontières, se battent en Afghanistan. Des groupes comme le Lashkar-e-Taiba, proche de Al-Qaïda mais d'origine Pendjabi, opèrent à partir des FATA, avec le soutien des services, et a intensifié ses actions depuis le tremblement de terre de 2005.
De plus, le soutien au groupe Haqqani ou au Gulbuddin Hekmatyar continue.
M. Josselin de Rohan, président - Je vous remercie de cet exposé qui n'est pas particulièrement encourageant. Supposons que vous soyez notre ambassadeur au Pakistan. Quelles recommandations feriez-vous au Gouvernement français ? Je constate que, selon les experts, les points de vue varient. Certains d'entre nous ont rencontré, il y a quelques jours, M. Gilles Dorronsoro, actuellement en poste à la fondation Carnegie à Washington. Il n'a pas les mêmes réserves que vous sur le Pakistan et plaide au contraire pour le faire entrer au plus vite dans le jeu, afin ne nous aider à sortir de l'ornière en Afghanistan. Si nous ne devons pas compter sur le Pakistan, quelles solutions nous reste-t-il ?
M. Frédéric Grare - Il faut bien comprendre que le Pakistan ne doit pas être uniquement considéré comme une partie de la solution pour l'Afghanistan. C'est surtout une partie du problème.
Je connais bien la thèse de Gilles Dorronsoro. Il considère que la partie est perdue en Afghanistan et qu'il n'y a donc rien à perdre à miser sur le Pakistan, puisqu'en tout état de cause il sera appelé à jouer un rôle en tant qu'Etat voisin. Cette démarche pourrait avoir un sens s'il s'agissait avant tout de sauver le régime en place à Kaboul. Tel était l'objectif des Soviétiques il y a trente ans. Mais notre intervention en Afghanistan n'a pas pour but ultime de soutenir un régime. Il s'agit d'éviter que ne se recrée dans ce pays un sanctuaire pour des organisations terroristes qui nous menacent. La survie du régime actuel ne nous intéresse que dans la mesure où elle est un moyen d'empêcher la reconstitution de ce sanctuaire. Je pense pour ma part qu'en cherchant à donner un rôle au Pakistan en Afghanistan, nous prendrions le risque d'y réinstaller les groupes terroristes que nous combattons.
Certes, Islamabad nous dit que les taliban ont changé, qu'ils sont prêts à garantir qu'aucun groupe participant au terrorisme international ne pourra se réinstaller. Mais les autorités pakistanaises ont déjà tenu à la fin des années 1990 ce langage qui a été démenti par les faits. A mon sens, la perspective tracée par Gilles Dorronsoro ne répond pas à notre problème.
Vous m'avez demandé ce que je ferais si j'étais ambassadeur au Pakistan. Tout d'abord, je ferais comprendre à nos partenaires pakistanais que nous ne saurions leur délivrer un blanc-seing, quelle que soit leur politique. Je conditionnerais notre assistance à des engagements vérifiables sur le terrain. Je recommanderais que l'Union européenne, qui délivre une aide substantielle, effectue des pressions sur le Pakistan, et qu'elle conditionne ses engagements à des résultats visibles.
M. Josselin de Rohan, président - Que préconiseriez-vous s'agissant du rôle du Pakistan dans la mise en oeuvre d'une solution politique en Afghanistan ? Par exemple, faudrait-il que le Pakistan soit associé à une « Loya jirgah » ? Tenez-vous pour acquis que l'ISI continuera éternellement son jeu ambigu ?
M. Frédéric Grare - Il n'y a aucune raison de penser que l'ISI ne continuera pas son jeu habituel, tant qu'il n'obtiendra pas satisfaction sur ses objectifs. Avec la loi Kerry-Lugar, le Congrès américain a instauré des conditionnalités mais, en pratique, elles ne sont pas appliquées. Je pense qu'il est nécessaire de mettre en oeuvre une approche graduée, par exemple en freinant les décaissements, pour exercer des pressions sur le Pakistan. Il existe toute une gamme d'actions sur lesquelles nous pourrions jouer. On présente beaucoup de carottes au Pakistan, mais il n'y a pas de bâtons. L'attitude des autorités pakistanaises est immuable : solliciter une aide en mettant en avant le risque d'effondrement et de chaos.
M. André Dulait - Pouvez-vous nous donner quelques précisions sur les relations entre le Pakistan et l'Iran ? L'assistance pakistanaise a été précieuse pour le programme nucléaire iranien. Est-ce que tout cela a réellement été stoppé ?
M. Frédéric Grare - Ces choses-là ne s'étalent pas sur la place publique, mais, après ce qui a été révélé sur le rôle du réseau Abdul Qader Khan, l'Iran comme le Pakistan font l'objet d'une surveillance étroite sur les questions nucléaires. Je doute que dans ce domaine les relations continuent. De manière plus générale, la relation pakistano-iranienne est complexe. Elle est empreinte de méfiance réciproque, surtout depuis la révolution islamiste en Iran. L'Iran est hostile aux taliban et craint que les Etats-Unis ne se servent du Pakistan comme base arrière pour le menacer militairement.
M. Josselin de Rohan, président - Quel bilan peut-on tirer de la politique américaine vis-à-vis du Pakistan ?
M. Frédéric Grare - Un bilan évidemment mitigé. Depuis la constitution de l'Etat pakistanais, les Etats-Unis ont toujours soutenu son Gouvernement, quels qu'en soient les dirigeants. Le Pakistan s'est toujours positionné comme un Etat de la ligne de front, contre le communisme tout d'abord, puis contre le terrorisme. Le paradoxe vient de ce que le Pakistan est le meilleur allié des deux protagonistes du conflit actuel : les Etats-Unis et les taliban. Globalement, on peut considérer que les périodes de gouvernement civil au Pakistan ont permis des politiques plus pacifiques et plus favorables aux Occidentaux que les périodes de gouvernement militaire. J'évoquais il y a un instant la loi Kerry-Lugar. Elle pose de nombreuses conditions à l'aide au Pakistan : en termes de respect de la Constitution et de la démocratie ou de lutte contre la prolifération et le terrorisme. Ces conditions sont si précises qu'elles ne peuvent être appliquées. Les Etats-Unis soutiennent aujourd'hui l'armée pakistanaise sans pour autant entretenir d'illusions.
M. Jean-Louis Carrère - Comment le Pakistan évolue-t-il au plan économique ?
M. Frédéric Grare - Très mal. Il n'y a pas de développement. Hormis l'industrie textile, la croissance est basée sur une agriculture qui reste archaïque. On estime que de l'ordre de 50 % des récoltes est perdu, faute d'organisation du stockage et des circuits de distribution. Le Pakistan ne décolle pas. Sa situation économique, combinée à sa croissance démographique, est une bombe à retardement.
M. Josselin de Rohan, président - Pour conclure, faut-il considérer que les Occidentaux font preuve de cécité, de complaisance et de laxisme ?
M. Frédéric Grare - De moins en moins de personnes restent dupes du jeu pakistanais. Si des doutes pouvaient subsister sur les intentions pakistanaises, les déclarations du général Kayani les a levés au cours des derniers mois. Il est clair que l'objectif poursuivi par le Pakistan est de s'imposer comme seul intermédiaire entre les Etats-Unis et les taliban. Cette situation ne dérange pas une grande partie des Européens qui, fondamentalement, préfèrent laisser aux Américains la gestion du problème et voient dans l'appel au Pakistan un moyen de s'en décharger.
- Présidence conjointe de M. Josselin de Rohan, président, de M. François Trucy, secrétaire de la commission des finances, puis de M. Jean Arthuis, président de la commission des finances -
Contrôle budgétaire de la politique immobilière du ministère de la défense - Communication
La commission entend, conjointement avec la commission des finances, une communication de M. Didier Boulaud, rapporteur pour avis, et M. François Trucy, rapporteur spécial, sur la politique immobilière du ministère de la défense.
M. Didier Boulaud, rapporteur pour avis de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Il a paru utile que nos deux commissions se penchent sur la politique immobilière du ministère de la défense. Celui-ci est le premier détenteur du patrimoine immobilier de l'Etat. La gestion de ce patrimoine représente donc un enjeu très important. D'autre part, la politique immobilière était appelée à jouer un rôle inédit dans le financement de notre politique de défense, grâce à une amplification et une accélération des ventes immobilières.
Quelques chiffres donnent l'importance du patrimoine immobilier de la défense. Il occupe 330 000 hectares et sa valeur est estimée à 16 milliards d'euros pour la défense au sens strict, et à 21 milliards si l'on ajoute la gendarmerie. Cela représente 33 % de la valeur du patrimoine immobilier de l'Etat et 43 % si l'on inclut la gendarmerie.
Ce patrimoine est très hétérogène. Il comprend des logements individuels ou collectifs, des bases aériennes et navales et des camps d'exercice, des casernes, des immeubles de bureaux.
La politique immobilière représente en moyenne 1,2 milliard d'euros par an, soit plus de 4 % du budget de la défense hors pensions. Il y a, dans cet ensemble, des programmes d'infrastructure très liés à la capacité opérationnelle, par exemple pour l'accueil de nouveaux matériels (Rafale, Tigre, missile M51), des dépenses de construction et d'entretien plus classiques, 140 millions d'euros de loyers budgétaires et 80 millions d'euros pour le logement familial, avec 12 000 logements domaniaux et 43 000 logements réservés auprès d'opérateurs.
Enfin, ce patrimoine est appelé à évoluer du fait des restructurations dans lesquelles le ministère de la défense est engagé depuis vingt ans, avec le plan « Armée 2000 » dès 1989, puis la professionnalisation et enfin le nouveau plan de stationnement arrêté en 2008. Plus de 1 000 mesures de fermeture, transfert, réorganisation sont intervenues depuis 1997. Plus d'une centaine sont prévues dans les années à venir. Des emprises et des immeubles sont devenus inutiles. D'autres ont du faire l'objet d'adaptations ou de remaniements.
La restructuration des armées a permis de vendre des terrains et immeubles libérés, mais pas dans une proportion équivalente à celle de la libération de nouveaux biens devenus ainsi disponibles. Le montant des ventes est assez modeste : de l'ordre de 50 millions d'euros par an au début des années 2000 et entre 60 et 80 millions d'euros annuels pour la période 2007-2009.
Pourquoi ce montant relativement faible ? Beaucoup de biens immobiliers de la défense présentent une forte spécificité. Le marché est relativement étroit et ils sont difficiles à négocier. L'obligation de dépollution préalable - notamment la dépollution pyrotechnique - constitue un frein important à la cession.
Depuis 2003, plusieurs mesures ont été prises pour assouplir cette obligation de dépollution. Les exigences ont été adaptées en fonction de la destination future du bien. L'Etat a été autorisé à confier les opérations à des entreprises privées. Récemment, la possibilité a été prévue que l'acquéreur prenne en charge les opérations de dépollution, moyennant une imputation sur le prix de vente. Il est également envisagé de modifier la réglementation pour la limiter aux cas dans lesquels une présomption de pollution est sérieusement établie, à la suite de recherches historiques.
Aujourd'hui, plus de 600 emprises sont immédiatement disponibles à la vente. Près de 500 autres pourraient l'être soit après relogement, soit après dépollution. Leur valeur globale est estimée par France Domaine à 1,3 milliard d'euros. Si l'on y ajoute les emprises actuellement occupées par le ministère à Paris et qui seront libérées lors du déménagement à Balard, le montant potentiel des cessions dépasse 2 milliards d'euros.
Toutefois, dans le même temps, le remaniement de la carte militaire génère des coûts d'infrastructure. Ils avaient été estimés à 1,2 milliard d'euros lors de l'élaboration de la loi de programmation militaire 2009-2014 et sont maintenant réévalués à 1,5 milliard d'euros. En effet, certains coûts n'ont pu être réellement étudiés qu'une fois le nouveau plan de stationnement connu avec certitude, c'est-à-dire après les arbitrages sur la loi de programmation. Par ailleurs, les dépenses sont concentrées sur les trois années 2009-2011, l'armée de terre ayant notamment plaidé pour ne pas étaler excessivement sa reconfiguration.
Au cours des dernières années, la conduite de la politique immobilière du ministère a été rationalisée. Elle relève du secrétaire général pour l'administration et de la direction de la mémoire, du patrimoine et des archives (DMPA). Une avancée importante a été réalisée avec la création en 2005 du service d'infrastructure de la défense (SID) qui s'est substitué aux trois services d'armée.
On doit porter une appréciation positive sur la création du SID. Chargé de mettre en oeuvre la politique immobilière, il a permis d'optimiser les ressources humaines et les financements et de mieux coordonner l'avancement des opérations.
S'agissant des cessions immobilières, trois entités peuvent intervenir. Le ministère dispose d'une structure spécialisée : la mission pour la réalisation des actifs immobiliers (MRAI). La MRAI est l'interlocuteur privilégié des collectivités locales. Elle effectue un travail d'étude préalable sur des projets de reconversion de sites. Pour les sites particulièrement difficiles à reconvertir, il est prévu que le ministère fasse appel à la Société de valorisation foncière et immobilière (SOVAFIM), société d'Etat qui avait été créée pour écouler le patrimoine immobilier de Réseau ferré de France (RFF). La SOVAFIM vient de racheter une partie des terrains du 2ème régiment de hussards à Sourdun (Seine-et-Marne) pour y développer un projet de ferme photovoltaïque. Enfin, les immeubles courants sont remis par le ministère à France Domaine qui procède à la vente par appel d'offres.
La LOLF a également profondément transformé le pilotage financier de la fonction « immobilier », jusqu'alors éclatée entre chaque « gouverneur de crédits », c'est-à-dire les trois armées, la direction générale de l'armement (DGA) et l'administration centrale.
La quasi-totalité des crédits sont désormais regroupés au sein du programme 212, piloté par le secrétariat général pour l'administration (SGA). Les armées ne gèrent plus que quelques crédits pour les travaux courants au sein des unités. Les crédits d'infrastructure de la gendarmerie sont cependant rattachés à la mission « sécurité ».
Sur 2009 et 2010, le suivi budgétaire de la politique immobilière a toutefois perdu en lisibilité. Certaines dépenses ont été basculées sur le compte d'affectation spéciale « Gestion du patrimoine immobilier de l'Etat » qui, finalement, n'a pas été alimenté au niveau voulu.
Le ministère de la défense s'est également efforcé de mettre en place une stratégie pour l'évolution de son patrimoine immobilier avec deux instruments : des schémas pluriannuels de stratégie immobilière, dont le premier, concernant l'Île de France, a été adopté en 2006 ; des schémas directeurs immobiliers dans les principales agglomérations.
Ce travail a toutefois été bouleversé par la révision de la carte militaire décidée en 2008, ainsi que par le projet de regroupement de l'administration centrale à Balard. Le schéma pluriannuel de stratégie immobilière (SPSI) d'Île-de-France a été révisé en 2008. Pour la province, le ministère élabore désormais un schéma directeur par base de défense.
La mise en place d'une stratégie de réorganisation immobilière trouve donc ses limites dans les décisions exogènes telles que celles qui viennent d'être prises en matière de réorganisation des forces armées.
Avec la nouvelle loi de programmation militaire, la politique immobilière du ministère de la défense s'est vu assigner une mission nouvelle.
Il ne s'agit plus seulement de rationaliser les implantations, pour réduire les coûts de fonctionnement. A travers les cessions, la politique immobilière doit également apporter rapidement à la défense un complément de financement très significatif pour faire face aux besoins de paiement à court terme.
L'élément central de cette stratégie réside dans une vente anticipée des immeubles occupés par le ministère à Paris, plusieurs années avant le déménagement à Balard. Il s'agit également de réaliser un volume important de ventes sur les emprises libérées en province.
Un an et demi après le démarrage de la loi de programmation, ce schéma initial doit être complètement révisé. Les montages envisagés n'ont pu se concrétiser.
Comme vous le savez, la loi de programmation militaire 2009-2014 a intégré 3,6 milliards d'euros de recettes exceptionnelles, dont près de 3,4 milliards d'euros sur les trois années 2009, 2010 et 2011, pour faire face à la « bosse » des dépenses d'équipement. La vente de fréquences hertziennes était attendue pour environ 1,5 milliard d'euros. L'immobilier représente quant à lui 2 milliards d'euros concentrés sur ces trois premières années. Cet objectif peut être considéré comme extrêmement ambitieux. Il s'agissait de multiplier par cinq le rendement des cessions immobilières, par rapport à la loi de programmation militaire 2003-2008.
Le montant des cessions doit être crédité au compte d'affectation spéciale « Gestion du patrimoine immobilier de l'Etat ». Au sein de celui-ci, un budget opérationnel de programme (BOP) spécifique est géré par la direction de la mémoire, du patrimoine et des archives (DMPA) qui pilote ainsi l'ensemble des crédits de politique immobilière, qu'ils soient en zone budgétaire ou sur le compte d'affectation spéciale.
Sur la gestion de ce compte d'affectation spéciale, deux particularités sont à signaler. D'une part, le ministère de la défense bénéficie de 100 % des produits de cessions, au lieu de 85 % pour les autres ministères, 15 % allant au désendettement de l'Etat ; d'autre part, les règles habituelles ont été assouplies. Ont ainsi été transférés sur ce compte 224 millions d'euros constituant la soulte versée par la Société nationale immobilière (SNI). Il ne s'agit pas de produit de cessions, mais d'un paiement d'avance de dix années de loyers que la SNI perçoit, pour le compte du ministère de la défense, sur les logements domaniaux dont il lui confie la gestion.
L'objectif fixé en matière de cessions repose à 60 % sur la vente de l'immobilier parisien. Le restant représente les ventes en province, ainsi que l'avance sur loyers versée par la SNI.
Le principe retenu pour Paris est qu'à l'échéance 2014, le ministère de la défense aura quitté toutes ses implantations actuelles à l'exception de l'hôtel de Brienne, des Invalides et de l'Ecole militaire, qu'il n'occupe que très partiellement, du Val-de-Grâce et du boulevard Mortier. Les entités correspondantes ont vocation à rejoindre Balard, la proche banlieue ou la province.
La particularité du dispositif imaginé était de tabler sur des recettes immédiates, grâce à la vente des immeubles occupés à une société de portage censée les revendre ultérieurement, mais également sur des dépenses différées, la réalisation des nouvelles installations de Balard étant confiée à un opérateur privé, avec paiement d'un loyer de l'ordre de 100 millions d'euros par an à compter de 2014 et durant trente ans.
Pour être précis, sur les treize emprises parisiennes que le ministère de la défense doit quitter d'ici 2014, trois cas de figure étaient envisagés :
- quatre « petits » immeubles devaient être vendus selon la procédure de droit commun, c'est-à-dire un appel d'offres lancé par France Domaine ;
- l'hôtel de la Marine devait faire l'objet d'une opération particulière ; l'Etat conserverait la nue-propriété mais cèderait l'usufruit, sous réserve du respect par le preneur du caractère des lieux ;
- enfin, huit immeubles devaient être achetés « en bloc », en site occupé, par une société de portage qui devait être créée pour la circonstance entre la Caisse des dépôts et consignations et la SOVAFIM ; cette société se serait chargée de la valorisation ultérieure de ces immeubles ; l'îlot Saint-Germain, siège principal de l'administration centrale, représentait à peu près la moitié de ce portefeuille immobilier.
Depuis l'automne 2008, la constitution de la société de portage et la conclusion de la vente en bloc des huit emprises principales nous ont régulièrement été présentées comme « imminentes » ; ce fut le cas lors du vote du budget 2009, qui prévoyait cette recette, puis en novembre dernier, lors de l'examen du budget 2010, sur laquelle ladite recette avait été reportée.
Après plusieurs mois de discussions, le projet a finalement été abandonné en mars dernier. Cela nous a été officiellement confirmé le 7 avril, lors de la réunion sur le contrôle trimestriel du budget de la défense à laquelle les rapporteurs de nos deux commissions participent.
Se fondant sur la dernière évaluation de France Domaine, le ministère de la défense réclamait 744 millions d'euros pour les huit immeubles. La SOVAFIM et la Caisse des dépôts ont proposé 520 millions d'euros seulement, soit 30 % de moins qu'espéré par l'Etat.
On doit donc revenir à un processus de cession classique, par appel d'offres, avec un calendrier lié à celui de libération des emprises : deux doivent être libérées en 2012 et les quatre autres en 2014, lors de l'installation à Balard.
En fin de compte, il faut renoncer à des recettes immédiates sur l'immobilier parisien et l'on voit qu'en tout état de cause, il existe un risque de sous-réalisation par rapport au produit escompté.
A cette première difficulté s'en ajoutent deux autres.
L'hôtel de la Marine va lui aussi être libéré en 2014, mais sa valorisation anticipée était escomptée sur la période de programmation. Officiellement, le projet de location de longue durée reste d'actualité. Un cahier des charges précisant les obligations du preneur en matière de protection du patrimoine doit être rédigé ; le ministère de la Culture est associé à ce processus. La commission nationale des monuments historiques a rendu un avis assez contraignant.
Pour l'instant, seul un projet combinant hôtellerie de luxe et dimension culturelle a été évoqué dans la presse. Mais on constate une contradiction fondamentale entre les exigences indispensables en matière de protection du patrimoine et la valorisation économique du bien auprès d'un opérateur privé. L'intérêt même de cette opération pour l'Etat peut être mis en doute.
Seconde difficulté : le volume des recettes liées aux ventes en province avait été établi avant l'adoption du dispositif des cessions à l'euro symbolique. A supposer que la totalité des emprises libérées à l'occasion des restructurations soient cédées, près de la moitié ne donneront lieu à aucune recette pour l'Etat.
Au bilan, on peut dire que les recettes immobilières n'arriveront ni au moment voulu, ni au niveau attendu. J'ajoute - même si ce n'est pas le sujet du rapport - que la concrétisation des ventes de fréquences est, elle aussi, repoussée à 2011, voire 2012.
A court terme, le déficit en ressources a été compensé par des mesures de trésorerie : l'autorisation de consommer des crédits de report disponibles. La moindre inflation aurait également diminué les besoins de paiements de la défense. Au chapitre immobilier, il semble néanmoins qu'une centaine de millions d'euros ait fait défaut en 2009, imposant le report d'opérations d'entretien courant des immeubles.
On constate que les valeurs sur lesquelles ont été établies les prévisions de la loi de programmation sont assez éloignées des perspectives concrètes de valorisation pour ces biens très particuliers et atypiques sur le marché immobilier.
Globalement, le ministère de la défense espère qu'en repoussant de quelques années la vente de l'immobilier parisien, il limitera la moins-value, par rapport à ses estimations initiales, à une centaine de millions d'euros. Cela suppose toutefois de négocier dans de bonnes conditions un immeuble aussi particulier que celui de l'îlot Saint-Germain.
Pour les ventes en province, le déficit sur la loi de programmation militaire pourrait être de 250 millions d'euros.
Nous sommes donc face à un déficit minimal de 350 millions d'euros, que l'on peut ramener à 200 millions d'euros si l'on intègre le solde positif du compte d'affectation spéciale « Gestion du patrimoine immobilier de l'Etat » début 2009, soit 140 millions d'euros.
Enfin, la plus grande incertitude règne sur l'hôtel de la Marine. S'il fallait renoncer à ce projet, les recettes s'en trouveraient un peu plus diminuées.
Au-delà de la nécessité de compenser le manque à gagner, la question du devenir de l'îlot Saint-Germain et de la rue Royale se pose avec beaucoup d'acuité. En effet, le projet Balard est lancé. Le ministère de la défense quittera ces deux grands immeubles en 2014. Il faudra alors trouver une solution qui préserve les intérêts financiers de l'Etat et elle n'est pas acquise aujourd'hui.
M. François Trucy, rapporteur spécial de la commission des finances. - La nécessité du regroupement de 10 000 personnes sur le site de Balard ne va pas de soi. Ce projet est apparu brutalement, en contradiction avec les orientations antérieures du ministère. Jusqu'en 2007, le ministère de la défense considérait qu'il n'avait pas besoin de regrouper ses services parisiens sur un site unique. Il poursuivait le projet dit de « pôle stratégique de Paris », qui consistait à réorganiser le dispositif autour de l'îlot Saint-Germain, qui aurait comme aujourd'hui réuni environ 3 200 personnes. Ce projet impliquait de réaliser deux transferts : celui de la direction générale pour l'armement (DGA) de Balard vers Bagneux, et celui de l'état-major de l'armée de terre (EMAT) de l'îlot Saint-Germain vers l'Ecole militaire. Ce dernier projet n'a pas eu le temps d'être réalisé. En revanche, le déménagement de la DGA - par ailleurs indispensable, ne serait-ce qu'à titre temporaire, puisqu'il fallait rénover la « tour A » dans laquelle elle était installée - a eu lieu en 2007. Ainsi, la DGA occupe actuellement à Bagneux d'anciens locaux de la société Thalès, dont elle est locataire par bail arrivant à échéance en 2016. La DGA reviendrait donc sur le site de Balard sept ans après l'avoir quitté.
Le site de Balard regroupe trois entités distinctes. La « parcelle est », actuellement la plus utilisée par le ministère de la défense, réunit 4 500 personnes. Elle comprend notamment la « tour A » anciennement occupée par la DGA, et actuellement en cours de rénovation. Cette parcelle resterait à peu près en son état actuel. C'est sur la « parcelle ouest » que doit être construit le nouveau siège du ministère de la défense. Les effectifs regroupés sur cette parcelle passeraient de 1 500 à 5 000 personnes. Elle comprend les bassins d'essais de la Marine, construits par Auguste Perret, qui ne sont pas inscrits à l'inventaire des monuments historiques et doivent être détruits. Cette parcelle comporte également un bâtiment, dit bâtiment « en L » ou « bâtiment Perret » (lui aussi construit par Auguste Perret), inscrit à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques, et qui sera conservé. Enfin, la « corne ouest » devrait être utilisée par le futur prestataire pour construire des bureaux (pour lesquels il paierait un loyer au ministère de la défense).
Il convient de distinguer trois points :
- Premièrement, est-il justifié de réunir 5 000 personnes - les 5 000 de la future parcelle ouest, les seules devant véritablement travailler avec le ministre - sur un site unique ?
- Deuxièmement, parmi tous les sites possibles, celui de Balard est-il le meilleur ?
- Troisièmement, faut-il recourir à un partenariat public-privé ?
- Quatrièmement, que se passera-t-il si l'on n'arrive pas à vendre les biens parisiens, et en particulier l'îlot Saint Germain ?
En ce qui concerne la première question, mon collègue Didier Boulaud et moi-même nous sommes efforcés de faire un peu de « parangonnage », pour voir ce qui se fait à l'étranger. On a souvent recours à l'expression de « Pentagone à la Française », mais le Pentagone n'est pas le seul exemple possible. Si l'on voulait faire comme les Américains, ce n'est pas deux fois 5 000 personnes qu'il faudrait réunir, mais 23 000. On est loin du compte. Cependant, il n'y a pas que les Américains. Il y a aussi, par exemple, les Britanniques. Ceux-ci ont considéré en 2000 que la meilleure solution pour eux était non d'essayer de faire comme les Américains, mais de moderniser leur « Main Building », équivalent de notre îlot Saint Germain, qui a une capacité analogue. Les travaux se sont achevés en 2004, et apparemment ils sont très satisfaits du résultat. Leur « Main Building » réunit pourtant seulement 3 300 personnes.
Dans ces conditions, l'exemple américain et la nécessité de réunir tous les états-majors autour du ministre ne suffisent pas à justifier le regroupement de 5 000 personnes. Le projet Balard est certes compatible avec la réduction des effectifs centraux actuellement prévue par la RGPP, mais la RGPP va-t-elle assez loin ? Et ne pourrait-on pas délocaliser davantage d'emplois en banlieue ?
En revanche, dès lors que l'on admet la nécessité de regrouper 5 000 agents sur un site unique, le choix du site de Balard paraît raisonnable. La parcelle est de Balard est déjà occupée par la Cité de l'Air, qu'il n'est évidemment pas question de raser, et qui ne présente peut-être pas le « standing » requis pour abriter le siège du ministère de la défense. Arcueil et Vincennes sont intéressants, mais il n'y existe pas de droit à construire. Il aurait donc fallu, en tout état de cause, modifier le plan local d'urbanisme, ce qui aurait pris du temps, sans compter les éventuels recours. Les autres sites sont inappropriés ou trop éloignés du centre de Paris.
J'en viens à la troisième question : faut-il recourir à un partenariat public-privé ?
Le ministère de la défense prévoit de recourir à un contrat de partenariat intégrant la conception, la construction, la rénovation, le financement, l'entretien, la maintenance et les services pendant 30 ans pour la construction (27,5 ans à partir de la livraison en 2014). Il n'est pas certain que le recours à un partenariat public-privé coûte moins cher que l'acquisition « classique » du nouveau bâtiment. Selon les estimations du Gouvernement, le projet devrait coûter sur 30 ans environ 3,5 milliards d'euros, dont 600 milliards d'euros pour le bâtiment et 100 milliards d'euros par an pour le loyer payé au prestataire. Ces ordres de grandeur sont vraisemblables, en particulier si l'on se réfère au précédent du « Main Building » britannique. Cependant, la marge d'incertitude est telle qu'il n'est pas possible d'affirmer que le recours à un partenariat public-privé permettra de faire des économies. Il faut en outre rappeler qu'aucun contrat n'est encore conclu.
Dans ces conditions, quel jugement porter sur le projet Balard ? Celui-ci présente probablement plus d'avantages que d'inconvénients, même si ces avantages sont moindres que ce qu'indique le ministère de la défense.
Ce dont dépendra a posteriori le bien-fondé de la décision, c'est probablement les modalités de cession des autres biens parisiens, et en particulier de l'îlot Saint Germain. Celui-ci n'est pas facile à vendre parce qu'il représente une superficie énorme, égale à la moitié de celle de tous les biens parisiens. Avant la crise financière, sa cession ne semblait pas poser de problème particulier, mais la situation a changé. Il ne faudrait pas que le « projet Balard » conduise à conserver pendant des années un immeuble inoccupé, de très grande superficie, que l'on ne parviendrait pas à céder. Faute de quoi, nécessairement, on se demandera à quoi aura servi ce projet.
M. André Dulait. - Le fait que le site de Balard soit situé en zone inondable pose-t-il un problème ?
M. François Trucy. - Certes, le site de Balard, comme l'îlot Saint-Germain, se trouve en zone inondable. Cependant, on parle d'une crue analogue à celle de 1910, par définition exceptionnelle. Ensuite, comme dans le cas de l'îlot Saint-Germain, également situé en zone inondable, une certaine protection du site est possible. Enfin, le ministère de la défense dispose d'autres centres de commandement, comme celui du Mont Valérien.
Mme Nicole Bricq. - En tant que rapporteure spéciale de la mission « Gestion du patrimoine immobilier de l'Etat » et du compte d'affectation spéciale du même nom, il me semble que ce contrôle relevait au moins en partie de mes compétences. La règle dérogatoire selon laquelle la totalité des ressources immobilières du ministère de la défense revient à celui-ci, alors que selon le droit commun les ventes d'actifs immobiliers contribuent, à hauteur de 15 % de leur montant, au désendettement de l'Etat, ne me semble pas justifiée. Les prévisions de produit de cessions immobilières ont été de toute évidence surestimées par le ministère de la défense, qui doit fournir des estimations réalistes. La cession de l'îlot Saint-Germain ne va pas de soi, mais tel est également le cas de celle d'autres biens, comme la caserne de Reuilly, au sujet de laquelle le ministère de la défense mène de difficiles négociations avec la ville de Paris. Le produit de cession des immeubles parisiens ne permettra probablement pas de financer le projet Balard. Le ministre de la défense doit faire preuve de davantage de réalisme.
M. François Trucy. - Le produit des ressources immobilières bénéficiera en tout état de cause à l'Etat. S'il se révélait impossible de céder l'îlot Saint-Germain dans de bonnes conditions et dans un délai raisonnable, il serait toujours possible de « geler » le projet. A ce stade, aucune décision irréversible n'a été prise.
M. Didier Boulaud. - Des travaux devront être effectués sur l'îlot Saint-Germain d'ici 2014, que celui-ci soit cédé ou non.
M. Jean-Pierre Chevènement. - Le projet Balard semble être apparu soudainement. La nécessité de réunir 10 000 personnes sur un site unique ne me paraît pas démontrée. Rénover l'îlot Saint-Germain pourrait coûter moins cher, et permettrait de disposer d'un site plus prestigieux. Qui a décidé de lancer ce projet ?
M. François Trucy. - Le ministère de la défense a obtenu l'accord du Président de la République en décembre 2007 ; celui-ci l'a annoncé le 17 juin 2008 et le ministre de la défense l'a confirmé le 26 mars 2009.
M. Jean Arthuis, président de la commission des finances. - Le projet peut se justifier par la nécessité de réaliser des économies de fonctionnement, et donc de regrouper les états-majors.
M. Jean-Pierre Chevènement. - Si l'on réduisait suffisamment les états-majors, il ne serait pas utile de construire un nouveau bâtiment pour les regrouper.
M. Jean Arthuis, président de la commission des finances. - Ces questions devront être débattues lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2011.
M. Josselin de Rohan, président la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Les contraintes sur les crédits de la mission « Défense » vont être très fortes ces prochaines années.
La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et la commission des finances donnent acte à MM. François Trucy et Didier Boulaud de leur communication et en autorisent la publication sous la forme d'un rapport d'information.
Contrôle budgétaire des implantations communes du réseau diplomatique gérées avec d'autres pays de l'Union européenne - Communication
Puis la commission entend une communication de M. Jean-Louis Carrère, rapporteur pour avis, et de M. Adrien Gouteyron, rapporteur spécial, sur les implantations communes du réseau diplomatique gérées avec d'autres pays de l'Union européenne.
M. Jean-Louis Carrère, rapporteur pour avis la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Depuis la fin des années 1990, la France « partage » une partie de son réseau diplomatique, consulaire ou culturel avec certains partenaires, en particulier l'Allemagne. Ce « partage » prend des formes diverses, parfois modestes, quand il s'agit d'accueillir un diplomate du pays partenaire dans les locaux d'une ambassade, parfois plus ambitieuses quand deux pays ouvrent ensemble leur ambassade dans un même bâtiment.
Un peu plus de dix ans après les premiers essais, il nous a paru opportun, à Adrien Gouteyron et à moi-même, de faire le point sur cette politique, sous un angle intéressant chacune de nos deux commissions. Nous nous sommes posé les questions suivantes : Où en sommes-nous en termes de nombre d'implantations communes ? Y a-t-il une stratégie guidant les ouvertures de telles implantations ? Quel bilan peut-on en tirer d'un point de vue diplomatique ? Y a-t-il là un gisement d'économies potentielles à l'heure où le réseau est en cours de redéfinition dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP) ?
Pour répondre à ces questions, nous avons mené des entretiens à divers niveaux de l'administration du ministère des affaires étrangères et européennes (MAEE), ainsi qu'avec des membres du cabinet du ministre. Nous avons également effectué une visite au Grand-duché de Luxembourg afin d'étudier sur place le fonctionnement d'un centre culturel commun à la France, à l'Allemagne et au Luxembourg.
La question des implantations communes d'une partie de notre réseau diplomatique au sens large, c'est-à-dire englobant les ambassades, consulats et centres culturels, avec certains de nos partenaires européens, en particulier l'Allemagne, revient régulièrement dans le débat public. Ainsi plusieurs rapports portant sur l'organisation du réseau français ont recommandé de développer de telles implantations. Je citerai, par exemple, les conclusions du rapport confié au préfet Raymond Le Bris par le Premier ministre de l'époque, M. Jean-Pierre Raffarin, sur « l'organisation et le fonctionnement des services de l'Etat à l'étranger », rendu public en juillet 2005. Celui-ci estimait que la fermeture de certaines de nos petites ambassades induirait des coûts en matière d'image largement supérieurs aux économies escomptées, et recommandait plutôt de réduire les financements affectés à ces implantations en favorisant le regroupement des services français à l'étranger, à la fois entre eux et avec des partenaires européens. Par la suite, le comité interministériel des moyens de l'Etat à l'étranger (CIMEE), réuni en juillet 2006, a repris cette partie des recommandations du rapport Le Bris. Enfin le « livre blanc sur la politique étrangère et européenne de la France », remis en juillet 2008 au ministre par MM. Alain Juppé et Louis Schweitzer, préconisait de « Développer la co-localisation ou au moins la juxtaposition de nos implantations diplomatiques avec nos partenaires européens ». Ce rapport relevait certes, des obstacles de nature juridique à la mise en place d'ambassadeurs communs, mais soulignait que la proximité au quotidien contribuerait déjà à un rapprochement des perceptions et des réflexes. Le cadre franco-allemand constitue un terrain de mise en oeuvre naturel - mais non exclusif - de cette démarche. A côté des ambassades proprement dites, la fonction consulaire représente un domaine où la France doit inciter ses partenaires de l'Union européenne (UE) à une coopération beaucoup plus volontariste.
Où en sommes-nous ? A ce jour, les réalisations demeurent modestes dans les domaines diplomatique et culturel. Ainsi, s'agissant de la diplomatie (domaine le plus sensible car très lié à la souveraineté des Etats), seuls existent un bureau d'ambassade franco-allemand à Banja Luka, en république serbe de Bosnie-Herzégovine, et l'hébergement d'un chargé d'affaires français dans les locaux de l'ambassade d'Allemagne à Lilongwe au Malawi.
Des projets plus ambitieux existent cependant, à Dacca (Bangladesh) et Koweït-City. En revanche, le projet d'ambassade commune à Maputo (Mozambique) est pour l'instant suspendu. Dans le domaine culturel, les véritables co-localisations de centres culturels français et de locaux de l'Institut Goethe se trouvent à Palerme, Luxembourg et Ramallah. D'autres implantations communes, treize en tout, existent entre Alliances françaises et Instituts Goethe ou d'autres associations allemandes.
La politique est plus avancée dans le domaine consulaire puisque on relève vingt-six collaborations, neuf centres communs de réception de visas, trois centres administratifs communs et que trois projets sont en cours.
On constate que l'Allemagne est le partenaire quasi exclusif de la France en matière de co-localisations diplomatiques et culturelles. Elle est aussi souvent présente dans le domaine consulaire, même si d'autres partenaires peuvent coopérer car l'espace Schengen crée une solidarité de fait, en particulier pour ce qui concerne les visas.
La France et l'Allemagne ont formalisé leurs relations dans un accord cadre relatif aux implantations communes de missions diplomatiques et de postes consulaires, signé à Paris le 12 octobre 2006 et approuvé par le Parlement en 2007 (M. del Picchia étant rapporteur pour le Sénat). Cet accord, très concert, vise à régler aussi bien le partage des frais des locaux communs (comme dans une copropriété) que l'affichage symbolique (plaques, drapeaux, etc.). Il est bien clair que chaque pays conserve sa souveraineté et sa propre représentation.
M. Adrien Gouteyron, rapporteur spécial de la commission des finances. - Les constats principaux que vos rapporteurs tirent de leurs travaux sont les suivants : tout d'abord, les implantations communes peuvent présenter des avantages à la fois symboliques et pratiques : symboliques car les lieux uniques sur lesquels flottent les drapeaux français et allemands, et le drapeau de l'Union, incarnent l'étroitesse des liens entre nos deux pays. De ce point de vue, le bureau d'ambassade commun de Banja Luka est un signe politique fort. De plus, au-delà du symbole, la présence en un même immeuble des personnels diplomatiques leur permet de se rapprocher, de mieux se connaître et d'échanger sur leurs méthodes de travail. Enfin, dans une perspective de maintien, autant que faire se peut, d'une universalité de la présence française à moindre coût, la solution retenue à Lilongwe - hébergement du chargé d'affaires français dans les locaux de l'ambassade allemande - est optimale. En effet, il est difficile de maintenir une ambassade au sens strict du mot, à moins de sept ou huit équivalents temps pleins travaillés (ETPT) ; c'est d'ailleurs le format des plus petites ambassades dans le nouveau schéma diplomatique.
Toutefois, le rapporteur de la commission des finances ne peut que constater la grande faiblesse des enjeux budgétaires liés aux co-localisations, contrairement à une croyance répandue. Par exemple, les frais de fonctionnement des postes de Banja Luka et de Lilongwe ne s'élèvent qu'à 65 000 euros. Et l'ensemble des projets dans le domaine diplomatique ne représentent qu'un peu moins de 1,2 million d'euros de dépenses de fonctionnement, soit à peine plus de 1 % de ce type de dépenses. Il s'agit donc d'un mouvement à encourager, sans économie significative à attendre.
Hormis des cas comme celui du Malawi que je viens d'évoquer avec la présence d'un Français dans une ambassade allemande, la partie mutualisable est très faible, la souveraineté des États demeurant une réalité. Chacun travaille de son côté, avec simplement la possibilité de disposer de contrats communs pour des prestations comme le nettoyage ou la surveillance.
Même en consulaire, la seule fonction justifiant un rapprochement est le traitement des visas. Mais là encore, si nous avons des règles communes avec les pays de la « zone Schengen », chaque État reste responsable de la délivrance des titres. Le seul avantage de la mutualisation est, dans certains cas, l'atteinte de la « masse critique » de dossiers (environ 15 000) permettant de négocier des prix intéressants dans l'externalisation de la réception des demandes de visas. Les agents peuvent alors se concentrer sur leur coeur de métier (le traitement des dossiers), ce qui améliore le service aux demandeurs. Ainsi, à Moscou, le délai de réponse serait passé de trois semaines à trois jours depuis la mise en place d'un centre commun externalisé de réception des visas.
Cependant, d'une manière générale, non seulement la souveraineté ne se partage pas, mais, dans de nombreux pays, nos partenaires européens peuvent aussi être nos concurrents. Cela est particulièrement vrai sur les sujets économiques et culturels. C'est ce qui explique que les implantations communes existantes se situent souvent dans des pays à « faible enjeu ». Il sera intéressant d'analyser, le moment venu, le succès ou l'échec du projet de centre culturel commun avec l'Allemagne à Moscou, dont l'ouverture était prévue en 2011, mais semble prendre du retard.
Pour l'heure, le seul exemple de centre culturel véritablement commun, allant au-delà d'un simple partage de locaux, est assez éclairant. Il s'agit de l'Institut culturel franco-germano-luxembourgeois Pierre Werner (IPW), situé dans les locaux de l'ancienne abbaye de Neumünster, à Luxembourg.
L'institut a été inauguré en 2003 par Dominique de Villepin, alors au Quai d'Orsay, Joschka Fischer, son homologue allemand, et par Mme Erna Hennicot-Schoepges, ministre luxembourgeoise de la culture. Il devait alors promouvoir simultanément l'intégration européenne, la diversité culturelle et la culture des trois pays, ce qui constituait un noble et ambitieux objectif.
Mais, deux ans plus tard, devant un relatif échec, les trois parties ont revu l'organisation de l'institut doté d'un directeur unique et les statuts du centre. L'institut Pierre Werner doit désormais promouvoir la réflexion et la coopération culturelle européenne ; il peut d'ailleurs s'ouvrir à d'autres partenaires. A titre d'exemple, l'IPW a accueilli, en mars 2009, une exposition sur « l'évolution du paysage urbain et de l'espace public en Europe centrale et orientale » qui n'est directement relié à aucun des trois partenaires, ce qui montre bien que son objet dépasse la promotion culturelle des Etats fondateurs.
Cela explique d'ailleurs qu'à côté de sa participation à l'IPW, la France a conservé son centre culturel à Luxembourg, qui poursuit ses propres missions. S'il ne s'agit donc pas de remettre en cause l'intérêt d'un tel centre, il ne faut pas l'aborder sous l'angle des économies qui pourraient être envisagées.
En conclusion, le rapporteur de la commission des finances que je suis a pu conforter le pressentiment qu'il avait exprimé dans son rapport budgétaire relatif au projet de loi de finances pour 2008 : « Il convient de ne pas surestimer l'intérêt, sinon sur le plan politique, du moins sur le plan budgétaire, d'implantations communes, franco-allemandes, ou européennes, qui peuvent conduire à une complexification de la gestion des postes à l'étranger, les différents réseaux européens ayant souvent des cultures de fonctionnement très différentes, y compris dans les consulats. »
Le véritable enjeu se situe sur d'autres plans, intéressant davantage la commission des affaires étrangères : le symbole politique que constitue le rapprochement de deux drapeaux ; le rapprochement des personnels et des « cultures » des réseaux ; et, dans le domaine des visas, la qualité du service rendu aux usagers.
Dans tous les cas, pour que l'initiative soit un succès, elle doit venir du terrain et ne pas être imposée « d'en haut », même si cela limite le nombre de projets. En effet, les affinités entre chefs de missions diplomatiques comptent. De même, la perception de tels projets par les autorités du pays hôte est essentielle. Le regroupement de locaux ne doit pas être perçu comme un abandon larvé.
On espérait plus de ce rapport que ce qu'il nous a donné. La réalité conduit à une approche modeste et progressive. L'impulsion ne peut jamais venir d'en haut pour que de tels projets aboutissent, mais uniquement des partenaires sur le terrain.
M. Josselin de Rohan, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Votre présentation souligne combien les États sont soucieux de leur souveraineté et ne veulent donc pas la partager. J'ai par ailleurs été surpris du rôle prééminent que vous accordez aux initiatives de terrain en matière de co-localisation.
M. Adrien Gouteyron. - On constate en effet que seules des circonstances exceptionnelles, alliant des affinités entre chefs de mission, consuls ou conseillers culturels, et une disponibilité en matière de locaux, peuvent conduire à la réussite de tels projets, dont l'exemple le plus éloquent se situe à Lilongwe.
M. Josselin de Rohan, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - L'émergence du service européen d'action extérieur (SEAE) sera-t-il de nature à faciliter ces rapprochements ?
M. Jean-Louis Carrère. - Ce sera sans doute plutôt la contrainte budgétaire qui conduira les pays européens à regrouper leurs services présents à l'étranger. Le SEAE représentera l'Union européenne, mais n'aura pas vocation à se substituer aux États membres.
M. François Trucy, secrétaire de la commission des finances. - Il serait souhaitable de connaître les aspirations des publics des pays d'accueil, pour savoir si un centre culturel européen dans lequel les spécificités nationales apparaîtraient diluées serait de nature à répondre à leurs attentes. Je n'en suis pas certain.
M. Adrien Gouteyron. - L'expérience de l'Institut Pierre Werner doit nous conduire à réfléchir aux rôles respectifs que nous souhaitons attribuer, d'une part à l'Europe et, d'autre part, à ses États membres. La mission de l'IPW est de diffuser une culture européenne et non la culture de chacun des pays à l'origine de l'initiative.
Mme Bernadette Dupont. - J'ai l'occasion de me rendre fréquemment au Luxembourg, pays marqué par une forte immigration, ce qui conduit ses habitants à promouvoir l'enseignement du luxembourgeois comme élément de cohésion, au détriment de l'allemand ou du français. Il faut relever la réussite du Lycée français de Luxembourg dans ce contexte.
M. Jean Besson. - J'ai effectué, il y a une dizaine d'années, sous la conduite de notre collègue François Trucy, un déplacement dans plusieurs pays d'Asie centrale, qui nous a permis de constater plusieurs succès en matière de co-localisation, notamment entre la France et l'Allemagne. J'ai d'ailleurs cité cet exemple lors de la discussion du budget pour 2010 du ministère des affaires étrangères et européennes, et M. Bernard Kouchner a semblé intéressé. Je suis donc surpris de la réserve manifestée par les rapporteurs devant cette perspective.
M. Adrien Gouteyron. - Une telle solution peut être positive seulement dans des situations très particulières, comme en témoigne l'exemple déjà cité, de Lilongwe. Nous sommes parvenus à deux conclusions très claires. Il n'y a pas d'économies substantielles à attendre de ces co-localisations, et ces projets sont souvent entravés par la concurrence existante dans les domaines diplomatique, économique et culturel entre les pays européens.
M. Jean-Louis Carrère. - Déjà, le Livre Blanc rédigé par MM. Juppé et Schweitzer soulignait que l'Allemagne était le seul partenaire désireux de rapprocher son réseau extérieur du réseau français. Nos travaux ont montré que des pistes, si elles existent, se situeraient plutôt au niveau européen que bilatéral. Je pense que ce rapprochement se fera sous la contrainte budgétaire, car je crains que notre pays ne puisse continuer à financer les cent soixante ambassades qu'il possède aujourd'hui dans le monde.
M. André Dulait. - Les réalisations constatées en matière d'externalisation des visas « Schengen » constituent un élément solide de mutualisation.
M. Adrien Gouteyron. - C'est, en effet, un rapprochement profitable entre États qui ne met pas en jeu, pour autant, leur souveraineté respective.
M. Jean-Pierre Chevènement. - Ces implantations communes sont concevables pour résoudre des problèmes pratiques, mais elles ne doivent pas conduire à ignorer l'importance de la souveraineté nationale, qui s'enracine dans l'histoire longue. Je vous rappelle que la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe a estimé, le 30 juin 2009, qu'en l'absence d'existence d'un peuple européen, le Parlement européen ne peut se prévaloir de la même légitimité que celle des parlements nationaux. J'estime, plus largement, qu'il existe en France une ignorance de la réalité allemande, marquée par le désir de se rapprocher des pays d'Europe orientale, et surtout de la Pologne, et, dans le domaine économique, par une culture de la stabilité dont nous mesurons mal l'importance. J'observe, cependant, que cette culture conduira l'Allemagne à un affaiblissement économique durable si elle lui fait oublier que 60 % de son commerce extérieur se réalise avec la zone euro, et qu'elle a donc intérêt à ce que cette zone soit la plus dynamique possible. Seul un dialogue fondé sur la reconnaissance des différences entre les conceptions françaises et allemandes pourra produire des effets concrets. J'ignore en quoi consiste cette « culture européenne » que l'institut Pierre Werner est chargé de promouvoir. Je sais, en revanche, que pour aller de l'avant, vers une « Europe européenne » suivant les termes du Général de Gaulle, il faut une meilleure connaissance mutuelle entre des États partenaires comme la France et l'Allemagne.
M. Jean-Louis Carrère. - Adrien Gouteyron et moi-même sommes très soucieux de ne pas laisser croire qu'un rapprochement à marche forcée des réseaux extérieurs des États européens serait aisément réalisable et conduirait à des économies stables.
La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et la commission des finances donnent acte à MM. Adrien Gouteyron et Jean-Louis Carrère de leur communication et en autorisent la publication sous la forme d'un rapport d'information.
- Présidence conjointe de MM. Josselin de Rohan, président, et Jean Arthuis, président de la commission des finances -
Orientations de la politique française de coopération et de développement - Audition de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes
Puis la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et la commission des finances auditionnent, conjointement, M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, sur les orientations de la politique française de coopération et de développement.
M. Jean Arthuis, président de la commission des finances. - Cette audition devant nos deux commissions prolonge le débat qu'elles ont organisé, le 12 mai dernier, sur les orientations de la politique française de coopération et de développement, auquel avaient participé quatre spécialistes du sujet. Comment atteindre l'objectif d'une aide publique au développement à hauteur de 0,7 % du PIB, dans un contexte budgétaire aussi tendu ? Pouvons-nous emprunter un peu plus pour financer la politique de développement ?
M. Josselin de Rohan, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Monsieur le Ministre, vos services ont entamé depuis plusieurs mois la rédaction d'un document cadre définissant la stratégie de la France en matière d'aide au développement. Les repères traditionnels ont été remis en cause ; la catégorie même de pays en développement est de plus en plus hétérogène. Autrefois centrées sur la lutte contre les inégalités, ces politiques prennent désormais en compte de nouveaux défis, comme la lutte contre le réchauffement climatique. Enfin, l'environnement institutionnel se complexifie, avec la montée en puissance des acteurs multinationaux et européens, des fonds verticaux et des fondations privés. Dans cet environnement changeant, il est heureux que votre ministère définisse et hiérarchise ses objectifs.
Ce document cadre doit fédérer l'action des administrations concernées. Notre dispositif institutionnel est complexe. Les différents acteurs doivent coordonner leurs actions autours d'objectifs clairs, suffisamment précis pour faire l'objet d'une évaluation.
La politique d'aide au développement est une contribution essentielle de la France à un monde plus sûr : il était important d'associer le Parlement à la définition de ses priorités.
Après la table ronde que nous avons organisée le 12 mai dernier, il s'agit aujourd'hui de vous entendre sur le document cadre. Dans deux semaines, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, dont les rapporteurs sont MM. Cambon et Vantomme, vous remettra sa contribution, avant, je l'espère, un débat en séance publique à l'automne.
Je voudrais vous poser deux séries de questions.
Avant de définir une stratégie, il faut évaluer ce qui a été fait. Quel diagnostic faites-vous de notre politique d'aide au développement en Afrique ?
La France consacre 34 % de son effort d'aide au développement à la politique européenne d'aide au développement, soit 1,8 milliard d'euros. Selon plusieurs experts, notre pays a du mal à peser sur la programmation du FED, et la politique européenne n'est pas toujours aussi efficace qu'on pourrait l'espérer. Partagez-vous ce diagnostic ? Quelle conséquence en tirez-vous ? Comptez-vous nous associer à la rédaction du document de stratégie à l'égard de politique européenne de développement ? Comment comptez-vous faire partager nos priorités et mieux évaluer la politique européenne ?
M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes. - Notre politique de coopération et de développement mérite d'être évaluée ; ce n'est pas facile. Comme vous, nous sommes convaincus qu'est venu le temps de refonder cette politique ; c'est pourquoi j'ai souhaité associer la représentation nationale en amont de la rédaction de ce document cadre. Merci de vous être autant impliqués. Le document final, d'une quarantaine de pages, sera soumis au Comité interministériel pour la coopération internationale et le développement (CICID), qui se prononcera début juillet.
Nous en sommes aujourd'hui à un premier point d'étape.
L'engagement de la France en faveur du développement est ancien, mais avec le temps vient l'habitude, et le sens finit par s'éroder... Il faut lui redonner du sens. En valeur absolue, la France est le deuxième bailleur mondial, mais au service de quels objectifs ? La coopération n'est pas seulement un acte de solidarité généreuse ; elle touche à nos intérêts premiers. Sécurité, approvisionnement énergétique, croissance, emploi, lutte contre les pandémies, gestion des équilibres écologiques et climatiques dépendent de ce qui se passe dans les pays en développement. Dans le long terme, nos intérêts coïncident. Les aider, c'est nous aider, c'est parier sur l'avenir !
Les enjeux sont multiples : restaurer la stabilité et la sécurité dans des pays où l'état de droit est faible, voire absent ; lutter contre la pauvreté et les inégalités, source d'instabilité ; changer un modèle de croissance qui n'est plus soutenable, avant qu'il ne soit trop tard ; gérer au mieux les biens publics mondiaux, environnement, climat et santé. Si les défis sont globaux, les réponses sont locales. Le monde en développement est varié : nous devons diversifier notre aide, différencier nos méthodes et nos partenariats.
Quelles sont nos priorités géographiques ? L'Afrique a changé : la croissance économique y dépasse aujourd'hui la croissance démographique. C'est une formidable vitalité pour un continent dont la partie subsaharienne comptera 1,8 milliard d'hommes en 2050. Le Président de la République a fixé les grandes lignes de notre politique dans son discours du Cap. L'Agence française de développement (AFD) s'efforce de mettre en oeuvre cette vision, en étendant la géographie traditionnelle de la coopération française - voyez le sommet France-Afrique qui se tiendra lundi à Nice.
Il ne faut pas oublier pour autant la lutte contre la pauvreté, facteur d'instabilité politique et sociale. La croissance africaine est largement assise sur l'exportation des produits de rente, ce qui fragilise l'économie. Les prêts ne suffiront pas : il faut une marge de manoeuvre en termes de subventions, qu'il s'agisse de coopération en matière de gouvernance ou des interventions de l'AFD dans les pays prioritaires.
L'Afrique subsaharienne n'est pas la seule priorité. Le bassin méditerranéen est une région traversée par toutes les fractures du monde contemporain : il nous faut tirer le meilleur profit de notre proximité géographique et culturelle pour en faire un espace économique attractif. La perspective a été tracée avec l'Union pour la Méditerranée ; nous travaillons avec les pays riverains pour gérer cet espace écologique unique.
En Asie et en Amérique Latine, la coopération doit répondre aux défis posés par les pays en crise et les pays émergents. C'est un outil pour prévenir ou reconstruire. Nous manquons de moyens pour répondre à certaines crises, et les redéploiements déstabilisent notre action... D'où l'idée d'un fonds post-crise dédié.
Les pays émergents ont joué un rôle moteur dans la croissance mondiale et la sortie de crise. Peut-on les laisser de côté ? Ils contribuent aux déséquilibres mondiaux, notamment des balances commerciales et des paiements, et influent sur l'accès aux matières premières, les conditions d'emploi, la sécurité internationale, l'environnement... Notre coopération vise à les inciter à changer de modèle de croissance et à s'impliquer dans l'aide aux pays les plus pauvres. Aujourd'hui, notre aide prend essentiellement la forme de prêts faiblement bonifiés, point d'entrée pour l'expertise et le transfert de technologies.
Quels sont les moyens et les outils de la politique de coopération ? Il faut prendre en compte l'ensemble des leviers : les ressources fiscales des pays destinataires de l'aide, les investissements directs étrangers, dont le rôle moteur peut être démultiplié, les flux privés, qui s'élèvent chaque année à 40 milliards de dollars, les transferts de fonds des migrants, qui représentent annuellement 300 milliards de dollars. L'aide publique au développement est irremplaçable pour financer des investissements de long terme et soulager les populations les plus vulnérables, mais ne peut reposer uniquement sur les contribuables de l'OCDE.
Il faut élargir l'assiette. La France a été pionnière avec la taxe sur le transport aérien. La nouvelle piste est celle d'une taxe sur les transactions financières internationales, au taux de 0,005 %, soit 5 centimes sur 1 000 euros ! Les financements innovants ne sont plus une niche, mais un véritable objectif.
Il nous faut coordonner les politiques économiques, monétaires et budgétaires et mesurer l'impact de nos stratégies de sortie de crise sur les pays en développement. Le développement est indissociable de la gouvernance économique. La prochaine présidence française des G8 et G20 sera l'occasion d'en finir avec le clivage entre pays bailleurs et pays en développement, source de blocages. Nous invitons à une coalition autour d'intérêts coopératifs. Avant de chercher des fonds, il faut un pilotage plus lisible.
Le maintien de l'effort budgétaire pour 2009-2010 a été une victoire relative ; les arbitrages pour 2011-2013 seront déterminants. La trajectoire de l'APD est fragile. Nous étions à 0,46 % du PIB en 2009, au deuxième rang mondial en valeur absolue, avec 8,92 milliards de dollars. L'objectif européen est de 0,51 % en 2010, ce qui porterait notre contribution à 10 milliards de dollars. À l'heure actuelle, il n'est pas garanti que nous y arrivions...
L'aide publique au développement est rigidifiée : un tiers n'est pas programmable. La part programmable transite à 51 % par le canal multilatéral mais atteint 65 % pour les subventions. Le canal bilatéral est fragilisé, car négocié sur une base annuelle et non pluriannuelle. La répartition actuelle n'est pas efficace face aux situations de crise. Il faut renforcer la coopération bilatérale : c'est l'un des traits de la politique française dont il faut renouveler le sens et l'image sociale.
Nous prônons une gouvernance démocratique qui aille au-delà de la « bonne gouvernance », centrée sur la gestion des affaires publiques et la lutte contre la corruption. Le travail ne s'arrêtera pas avec ce document cadre. Notre ambition est celle d'une politique plus transparente, débattue, refondée dans ses principes et sa légitimité démocratique. La route est longue...
M. Jean Arthuis, président de la commission des finances. - Merci d'avoir tracé les grandes lignes de ce document, qui reste provisoire.
M. Philippe Marini, rapporteur général de la commission des finances. - Depuis le départ de Michel Charasse, la commission des finances est veuve de celui qui fut son rapporteur spécial pour l'aide publique au développement pendant de très nombreuses années !
M. Jean Arthuis, président de la commission des finances. - M. Yvon Collin, qui a relevé le défi de lui succéder, est retenu dans son département. Veuillez l'excuser.
M. Philippe Marini, rapporteur général de la commission des finances. - Michel Charasse soulignait fréquemment que le montant de l'aide européenne dépassait celui de l'aide bilatérale, et dénonçait l'absence de coordination entre pays, notamment en Afrique. Cette situation évolue-t-elle ? Comment envisagez-vous l'avenir à moyen terme ?
M. Charasse s'interrogeait également sur l'engagement de l'AFD dans les pays émergents. L'élargissement de la zone d'action de l'AFD n'entraîne-t-il pas une dilution de l'aide publique ? La logique de syndication de financements divers l'emporte parfois sur la celle d'une politique nationale. Nous l'avions observé lors d'une mission au Brésil...
M. Jean Arthuis, président de la commission des finances. - Alors que le Brésil a les moyens de constituer un fonds souverain, l'AFD lui consent des prêts pour d'obscures opérations au fond de l'Amazonie... On est à la limite de la gesticulation !
M. Philippe Marini, rapporteur général de la commission des finances. - Le Premier Ministre a annoncé que les crédits d'intervention seraient réduits de 10 % dans le budget 2011. Cette règle s'applique-t-elle à l'aide publique au développement ?
M. Josselin de Rohan, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Dans le projet de loi relatif à l'action culturelle extérieure de la France, actuellement en discussion devant l'Assemblée nationale, le Sénat avait souhaité que les actions de l'AFD soient conduites « sous l'autorité de l'ambassadeur ». Cette proposition, apparemment, aurait fait trembler la République ! Reste qu'il est impensable que l'ambassadeur soit tenu à l'écart de l'action de l'AFD sur son territoire.
Par ailleurs, comment se fait-il que l'aide française au développement en Afghanistan soit dix fois inférieure à celle des Pays-Bas ?
M. Bernard Kouchner. - Notre participation au FED est passée de 24 % à 19 % ; en 2008, nous apportions 1,8 milliard d'euros à l'Europe sur 7,6 d'APD totale. L'objectif est que l'Europe joue un rôle central en matière d'aide au développement, mais cela prend du temps, et l'impact à long terme est difficile à évaluer, d'autant que les effets ne sont guère visibles sur le terrain... Le nouveau commissaire au développement donne la priorité aux objectifs du millénaire, qui feront l'objet d'une réunion en septembre. Si les résultats sont tangibles en matière de santé publique, par exemple, il est plus difficile d'évaluer l'action du FED. C'est pourquoi il faut encore réduire notre part.
J'espère que l'aide publique au développement ne sera pas amputée de 10 % en 2011 ; les arbitrages budgétaires ne sont pas encore rendus...
M. Jean Arthuis, président de la commission des finances. - C'est très préoccupant... pour l'équilibre du budget !
M. Bernard Kouchner. - Surtout pour l'aide publique au développement !
Monsieur de Rohan, l'AFD fonctionnant comme une banque, elle ne peut être mise sous l'autorité de l'ambassadeur. Toutefois, je reconnais qu'il y a eu un quiproquo : nous souhaitons redonner toute sa place à l'ambassadeur.
L'aide civile au développement pour l'Afghanistan représente 50 millions d'euros - à comparer aux 450 millions qu'apporte l'Allemagne ! Elle est administrée de la meilleure façon, avec des ONG afghanes, notamment pour un projet d'électrification, mais, manifestement, cette somme est insuffisante...
M. André Vantomme, rapporteur pour avis de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées pour la mission « aide publique au développement ». - Veuillez excuser M. Cambon, qui est auprès du Président de la République pour l'hommage rendu à la policière tuée à Villiers-sur-Marne dans l'exercice de ses fonctions.
Nous avons demandé que le document cadre pour la politique de coopération au développement fasse l'objet d'un débat. Longtemps, l'aide au développement et la politique africaine ont été le monopole de l'exécutif. Il est temps que le Parlement s'en saisisse. Ce type de document pourrait à terme être adopté par les assemblées au même titre que d'autres lois d'orientation.
Avec M. Cambon, nous avons procédé depuis le début de l'année à une vingtaine d'auditions sur l'évaluation de notre politique de développement. Le contexte impose une refondation de notre stratégie et de nos objectifs. Ce document cadre arrive à point.
La politique de coopération française ne s'interdit aucune zone géographique, aucun instrument, aucun objectif. Vu l'état des finances publiques, ne gagnerait-on pas à fixer des priorités plus adaptées, et à accompagner ce document d'une programmation budgétaire ou d'éléments de cadrage budgétaire ? Une stratégie d'aide au développement peut-elle être crédible sans stratégie budgétaire ?
Une part croissante du budget de l'aide au développement passe par des institutions multilatérales. À l'inverse, les marges de manoeuvre de l'aide bilatérale sont trop restreintes, réduisant nos interventions dans les pays les plus en difficulté, notamment en Afrique subsaharienne. Le rééquilibrage entre multilatéral et bilatéral fera-t-il partie des objectifs du document cadre ? L'aide multilatérale représente 60 % de l'APD française sans que les actions soient évaluées...
Notre influence sur la programmation des organismes multilatéraux et européens n'est pas à la hauteur de nos financements. L'un des intervenants de la table ronde du 12 mai dernier a suggéré que le document cadre définisse une stratégie plus volontariste. Que préconisez-vous ? Votre administration rédige un document sur la stratégie française à l'égard de la politique européenne de développement. Comment comptez-vous nous associer à sa rédaction ? Comment s'articulent ces deux documents ?
La cohérence entre la politique de coopération et les autres politiques, par exemple la politique commerciale, est une clef du développement des pays du Sud. Le document cadre annonce un dispositif institutionnel pour la cohérence des politiques nationales et européennes avec les objectifs de développement. Ce dispositif existe-t-il aujourd'hui ? Allez-vous déclarer qu'il faut mettre la PAC en cohérence avec nos objectifs d'aide au développement ?
Si nous nous félicitons du document-cadre, nous en mesurons les limites.
M. Bernard Kouchner. - Souligner nos capacités pourrait être dommageable. Certes, l'on doit fixer un cadre, car on ne peut pas tout promettre et ne rien tenir. Il sera difficile de maintenir nos efforts dans les prochaines années.
Je suis partisan d'un débat au Parlement. Il ne me revient pas de dire s'il faut un vote.
M. Jean Arthuis, président de la commission des finances. - Alors, une résolution ?
M. Bernard Kouchner. - Oui, la contrainte existe, et nous concentrons la moitié de l'effort sur quatorze pays. Bien sûr, aider le Mali ne nous empêche pas d'aider la Tanzanie. Nous avons déjà des engagements précis. Une stratégie budgétaire est souhaitable, mais avec quel encadrement ?
L'évaluation est difficile, qu'elle émane de l'AFD, de la Coopération ou de Bercy. L'étalonnage est extrêmement délicat. Il y a des évaluations pour la santé publique : trois millions de patients aujourd'hui traités contre le vih/sida. Nous enregistrons des progrès, qui ne sont toutefois pas constants.
Les contributions internationales vont d'abord à des organismes bancaires. Notre contribution au Haut commissariat aux réfugiés nous classe au dix-septième rang. Au dix-huitième rang pour l'Unicef. Evoluer entre le dix-septième et le vingt-cinquième rang pour les contributions aux agences des Nations Unies est source d'embarras pour un membre permanent. On ne peut accepter que notre contribution ne soit pas corrigée, et je m'y emploie. Quand 51 % de l'aide va à l'Afrique, cela représente 4 milliards, dont 42 % pour les infrastructures et les services sociaux.
S'agissant du suivi, il ne faut pas comparer le Brésil ou les pays d'Asie d'une part et les quatorze pays ou l'Afrique d'autre part. Le Sénégal, par exemple, n'est pas un bon exemple !
Mme Monique Cerisier-ben Guiga. - Je me réjouis de cette audition, dont je remercie les présidents de nos deux commissions. Le ministre, qui a également souhaité un débat, en défendra sans doute le principe. Faut-il rappeler la frustration que nous éprouvons au moment du vote du budget ? Je souhaite donc un débat, ainsi qu'une loi de programmation qui ne fixe pas des objectifs mirifiques, rien n'étant pire que de présenter des projets qu'on ne peut assurer. Aurons-nous de façon certaine des crédits sur trois ou quatre ans ?
M. Jean Arthuis, président de la commission des finances. - Nous avons des lois pluriannuelles de finances publiques. On pourrait en outre alléger les débats budgétaires en mettant à profit les semaines de contrôle parlementaire pour organiser des débats tels que celui d'aujourd'hui.
Mme Monique Cerisier-ben Guiga. - Notre deuxième rang pour l'aide publique au développement est assez fictif. C'est l'aide programmable qui importe. Le document cadre indique des objectifs et des moyens. Aura-t-on des indicateurs pour mener une évaluation ? On en manque aujourd'hui pour l'AFD. Or, et je reviens ici à la question de M. de Rohan, il est dommageable que cette agence joue un rôle pilote sans que votre ministère ait barre sur son action. Le pouvoir financier est là-bas et c'est là que la réflexion se mène. Le directeur pressenti de l'Agence, ce matin, n'avait pas de réponse sur la question des rapports avec les ambassadeurs. Ceux-ci auront-ils la primauté sur les directeurs de l'AFD ou resteront-ils ridiculisés ?
M. Adrien Gouteyron. - Le ministre a donné son point de vue sur l'évaluation. Il faut accentuer l'effort en la matière, même si ce n'est pas facile. L'évaluation doit être financière, fonctionnelle et porter sur les effets de l'investissement.
L'aide bilatérale reste indispensable. J'ai compris que c'était l'un de vos soucis. Qu'en est-il de la coordination des actions entre les collectivités locales, dont le rôle est important ?
M. Jean-Louis Carrère. - Plus pour longtemps...
M. Jean Arthuis, président de la commission des finances. - La DGF va baisser.
M. Adrien Gouteyron. - Les collectivités portent des projets intéressants quoique modestes. Comment se coordonnent-ils avec les interventions de l'Etat et comment les valorise-t-on ?
Je relève enfin que dans certains cas, nous sommes plutôt bons : nous sommes le deuxième contributeur au Fonds mondial de lutte contre le sida. Il n'est pas mauvais de le dire.
M. Robert Hue. - Je me réjouis de cette réunion car elle tombe bien, au moment des arbitrages. Les questions des commissaires des finances, quoique légitimes, me préoccupent. Au nom de la crise financière, va-t-on oublier le retard pris par rapport aux objectifs du millénaire ? Une dramatique crise humanitaire s'ajouterait alors à la crise financière qui nous écrase. L'orthodoxie financière, à laquelle les pays pauvres paieraient un lourd tribut, écraserait des centaines de millions d'hommes. Nous vous appuierons pour que la baisse dont on parle ne coûte pas plus cher demain qu'elle ne nous aura fait économiser. Il faudrait panser ses effets et j'entrevois le cortège des flux migratoires, les dommages sur la santé, qu'aurait un échec des objectifs du millénaire. Alors qu'on n'avait pas chargé la barque, on est à 0,51 % quand on devrait atteindre 0,7 %.
La taxe sur les transports a constitué une bonne initiative. Où en est-on de celle sur les transactions financières ? Les transferts des migrants, qui représentent 300 milliards de dollars par an, ne doivent pas rester le privilège financier des banquiers : la financiarisation de l'aide publique appelle une vraie réponse.
Qu'en est-il, enfin, de l'exploitation des ressources des pays en développement ?
M. Jean-Pierre Fourcade. - Je comprends la contrainte qu'évoque le ministre car on emprunte pour financer le déficit et la dette. Les presque 9 milliards d'aide publique française comptabilisés pour 2009 comprennent-ils l'effort en ce domaine des collectivités territoriales ?
On n'a pas encore évoqué le facteur temps. Le délai entre la conception d'une opération et sa réalisation s'accroît, et je doute que le canal bilatéral soit plus rapide. Quelqu'un mesure-t-il ces délais au sein de votre ministère ?
Mme Fabienne Keller. - Je me réjouis de ce débat et rejoins le président Arthuis pour souhaiter des échanges en dehors du seul débat budgétaire ; ils seront indispensables pour sauver les crédits de l'aide au développement.
Comment avancera-t-on vers une taxe sur les transactions financières alors que les îles Caïmans pourraient concentrer toutes ces opérations si elles décidaient d'être les seules à ne pas les taxer ?
En 2050, il y aura 1,8 milliard d'habitants en Afrique subsaharienne. Faites un rêve : si on vous laissait le choix, quelle serait votre priorité pour venir en aide à cette région du monde ?
M. Jean Arthuis, président de la commission des finances. - On a tort d'afficher un objectif de 0,7 % du PIB quand on n'est pas capable de les atteindre ; c'est se condamner à entendre des lamentations. On gagnerait à mener une politique correspondant à ce que nous pouvons faire et l'on ne donnerait plus l'image d'un pays velléitaire, schizophrène.
J'étais sorti rassuré de la conférence sur les déficits publics de la semaine dernière, à l'occasion de laquelle le président de la République a évoqué une baisse de 10 % des dépenses d'intervention de l'Etat. Nos échanges m'inquiètent plutôt.
Nous n'avons aucune chance de parvenir à une taxation sur les opérations financières si l'Europe ne pèse pas de tout son poids. De même, ne pourrait-on pas imaginer une fiscalisation des exportations, comme le Kazakhstan la pratique pour le pétrole ? Là encore, la France n'a aucune chance d'y parvenir seule.
M. Bernard Kouchner. - Un plancher de financement ? Bien sûr, mais il y a loin de mes rêves à la réalité. Soyons réalistes, demandons l'impossible... Il n'est pas aisé, en cette période, de parler en Espagne ou au Portugal de ceux qui ont besoin d'être aidés. Cela va être dur et personne n'a la recette. Alors, un minimum pour les quatorze pays apparaît réaliste.
Voilà vingt ans que je demande en vain une contribution assise sur les transactions financières pour financer le développement, qu'on me refuse au nom de l'orthodoxie financière. J'appelle cela une contribution et non une taxation en raison de la gravité des conséquences. Et voilà que pour la première fois, nous avons été d'accord pour la proposer. Techniquement, il est plus simple de passer par les banques qui paieront. A qui ? Je serais tenté d'invoquer l'exemple du Fonds mondial de lutte contre le sida... Il s'agit d'autre chose que de la taxe Tobin, qui vise à réduire les mouvements spéculatifs de capitaux à court terme pour stabiliser le système financier. Nous avons réuni cinquante-neuf pays dans un groupe pilote mobilisé sur les financements innovants. Par ailleurs, onze pays nous accompagnent et ont lancé un groupe d'experts chargé de faire des propositions sur la mise en place d'une contribution sur les transactions financières. M. Gordon Brown soutenait cette initiative, mais je n'ai pas eu de réponse du nouveau gouvernement britannique à mes sollicitations. J'attends le premier rapport d'experts, qui ouvrira le choix entre taxe sur les monnaies et taxe sur les mouvements de capitaux. On ne peut faire cela sans les Nations Unies. Les Européens pèseront. J'en parlerai dimanche aux Africains, qui ne sont pas d'accord a priori. Je ne sais quand l'Assemblée générale pourra se prononcer sur ces financements innovants.
Il y a des endroits où il n'y pas de conflit entre ambassadeur et représentant de l'AFD. On a déjà vu cela dans le domaine de la culture. Un ambassadeur n'est pas un Pic de la Mirandole ; il doit en revanche se montrer dynamique. Si nous ne sommes pas porteurs de propositions, tout un pan de notre diplomatie tombera.
Il y a des indicateurs de performances, monsieur Gouteyron. L'AFD, c'est 1 600 techniciens. Nous nous étions inspirés du modèle suédois quand nous avons mis cela en oeuvre, imparfaitement. Un contrat d'objectifs et de moyens est en préparation ; vous avez auditionné M. Bourguignon qui sera le président du comité des évaluations de l'AFD ; nous préparons une grille de dix-neuf indicateurs dont un indicateur budgétaire. Personne ne fait mieux que nous : on a pour le secteur de la santé, qui fut notre grand succès, des indicateurs tels que le nombre de vaccinations.
Même si l'ambassadeur dispose de peu de moyens, l'aide bilatérale marche quand elle est bien faite car une petite somme fait parfois une grande différence. Cela ne coûte pas cher de creuser un puits. Cependant, l'impact de ce type d'opération n'est pas aisé à évaluer. Je me rappelle d'observations de la Cour des comptes sur l'aide au Mali... Comment pouvait-elle savoir ce qu'il en était, faute de s'être rendue sur le terrain ?
La coopération décentralisée est décomptée dans l'effort national d'aide publique au développement. Nous travaillons en cofinancement ou par appel à projets. Les représentants des collectivités territoriales rencontrent leurs homologues.
M. Jean-Louis Carrère. - Cela ne va pas durer.
M. Bernard Kouchner. - La crise financière n'est pas un leurre. Le budget sera contraint, malgré tous mes efforts pour pérenniser notre action en faveur du développement. Je souhaite que les financements innovants marchent.
Je sais que les accords de Lomé, c'est M. Fourcade. L'ancien président de la commission du développement et de la coopération du Parlement européen que je suis doit pourtant avouer ne jamais les avoir compris : c'était très opaque. Il y avait de l'argent bien sûr, cependant la réalité du pouvoir appartenait au Conseil européen.
Madame Keller m'a invité à rêver : je donnerais le pouvoir à des ONG que je contrôlerais le plus possible et je confierais les projets aux Africains en jugeant sur la façon dont ils les mettraient en oeuvre, comme on veut le faire en Afghanistan. Je ne ferais pas confiance aux ministères mais à des groupes locaux. Il n'y a toujours pas de système médical à Haïti, où j'avais accompli ma première mission : la charité permanente devient perverse.
Je comprends ce que vous dites sur l'affichage des 0,7 %. Ne doit-on pas offrir un but, un rêve ?
M. Jean Arthuis, président de la commission des finances. - Alors on peut afficher plus...
M. Bernard Kouchner. - S'approcher du but pour certains objectifs ne serait pas si mal que cela. Les Nations Unies donnent un objectif. Quant à la schizophrénie sur les objectifs du millénaire, il faut tenir compte de la crise, mais aussi du dialogue avec les Français : sans leur présenter des objectifs hors de portée, on doit recueillir leur soutien pour une aide déterminée.
M. Jean Arthuis, président de la commission des finances. - Etre en état de jouer un rôle permanent dans le domaine de la coopération et de l'aide au développement passe sans doute par une période de consolidation du niveau existant de cette aide. Chacun doit être prêt à considérer que la réduction des déficits est impérative : la crise marque la fin des illusions.